Près de trois décennies après la fin de la guerre civile libanaise, le centre-ville rénové de Beyrouth n’est guère à la hauteur de son rôle tant vanté de forum de la réconciliation d’après-guerre
Ce mois-ci, la compagnie turque Pegasus Airlines est devenue la dernière entité internationale à se démener pour adresser des éloges euphoriques à Beyrouth, une métropole qui a déjà été célébrée en grande pompe par le New York Times, Vogue ou encore le célèbre chef Anthony Bourdain.
La plupart du temps, les célébrations tournent autour des possibilités de consommation éhontée et haut de gamme qu’offre Beyrouth et/ou du panorama pseudo-exotique qui attend le voyageur orientaliste dans une ville multi-sectaire où hijabs et minijupes coexistent comme par magie. (N’oublions pas non plus le reportage super cool de VICE sur les bars beyrouthins « qui proposent des beuveries approvisionnées en coke à quelques pas du quartier général du Hezbollah ».)
Le phénix renaît de ses cendres !
Présentant la capitale libanaise comme sa destination du mois, le magazine de la compagnie aérienne turque a opté pour un autre trope éculé : celui qui présente Beyrouth comme une « ville qui a su renaître de ses cendres tel un phénix » après la guerre civile libanaise (1975–1990) pour retrouver son ancien titre glorieux de « Paris du Moyen-Orient ».
Au sujet des efforts de reconstruction d’après-guerre dans le centre-ville, le magazine s’épanche : « Grâce au vif intérêt des touristes et aux nombreuses marques internationales qu’il a attirées, le principal quartier commerçant de la ville a joué un rôle important dans le maintien en vie du centre-ville de Beyrouth, tant sur le plan financier que culturel. »
En entrant dans le centre-ville ces jours-ci, on a la sensation d’être dans un décor de film hollywoodien déprimant
Peu importe que « vie » ne soit pas le premier mot qui nous vienne à l’esprit pour désigner un lieu économiquement et socialement inaccessible à la grande majorité des habitants d’un pays. C’est un espace aseptisé, généralement purgé de tout signe communautaire ou culturel au-delà de ses monuments dressés en l’honneur de la richesse obscène : complexes d’appartements incroyablement chers, hôtels cinq étoiles, boutiques de luxe et ainsi de suite.
Une saveur culturelle s’ajoute sous la forme de forces de sécurité lourdement armées et d’un aménagement fluctuant de barricades et de barbelés.
En d’autres termes, le centre-ville rénové de Beyrouth n’est guère à la hauteur de son rôle de forum de la réconciliation d’après-guerre et de la réunification de la nation libanaise – à moins que la « nation libanaise » ne désigne les investisseurs du Golfe et les autres représentants de l’élite mondiale.
Des espaces exclusifs
Le centre-ville sous sa forme actuelle est en grande partie le fruit de la vision d’un milliardaire, l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, assassiné en 2005. Après avoir amassé une grande fortune en Arabie saoudite pendant la guerre civile au Liban, il est rentré au pays pour diriger la reconstruction du quartier central de Beyrouth avec Solidere, un promoteur privé dont Hariri était à la fois le principal facilitateur politique et le plus grand actionnaire.
Dans sa thèse de doctorat rédigée en 2014 pour la London School of Economics and Political Science, Hadi Makarem a écrit que le « programme néolibéral » d’Hariri et la création dans le centre-ville d’« espaces exclusifs de consommation » destinés aux riches ont impliqué en définitive « des dépenses provenant de ressources publiques consacrées à la corruption et à des échanges patron-client qui ont permis à Hariri et à son entourage de faire passer des lois et des décrets spéciaux grâce auxquels ils ont ensuite pu tirer un retour maximal de l’effort de reconstruction ».
Bien entendu, les nouvelles circonstances ont offert à l’ensemble du spectre sectaire de nombreuses et formidables occasions de gagner de l’argent grâce au système.
D’ailleurs, Makarem note que le « réagencement spatial néolibéral » du centre-ville de Beyrouth était en cours depuis longtemps, quelques essais ayant été réalisés pendant les accalmies de la guerre civile, lorsque des démolitions ont eu lieu sous le couvert d’opérations de nettoyage – en particulier suite à l’invasion israélienne brutale de 1982 qui a fait environ 20 000 victimes, principalement civiles.
Makarem cite l’architecte libanais Assem Salam, aujourd’hui décédé, selon qui il était « ironique que le renouveau des épisodes de combats ait été ce qui a sauvé la plupart des bâtiments du centre-ville de Beyrouth de la destruction ». À la fin de la guerre, suite à un travail de « nettoyage » exagéré, « plus de bâtiments ont été détruits par les équipes de démolition que par la guerre civile en elle-même », explique Salam.
En entrant dans le centre-ville ces jours-ci, on a la sensation d’être dans un décor de film hollywoodien déprimant ; plus on est amené à y rester longtemps, plus on remet en question la raison d’être même de l’humanité sur terre.
Une homogénéisation forcée
En juin dernier, j’ai participé à une visite consacrée à l’histoire politique urbaine dans le périmètre du centre-ville, organisée dans le cadre d’une conférence à l’Université américaine de Beyrouth. La visite était dirigée par Jana Yasmin Nakhal, urbaniste et designer basée à Beyrouth et membre du Parti communiste libanais, dont le grand-père tenait avant la guerre civile une modeste boutique de fleurs dans le centre-ville, un établissement aujourd’hui inimaginable en raison du nettoyage socio-économique et de l’homogénéisation forcée du centre-ville.
Bien entendu, les besoins prédateurs du capital ne se sont pas arrêtés au centre-ville. En nous guidant à travers le centre-ville, Nakhal nous a montré les processus de gentrification déjà en cours, qui finiront non seulement par effacer l’histoire architecturale de la ville – des bâtiments anciens et majestueux sont détruits pour laisser place à des monstruosités propices aux investissements –, mais qui chasseront également les éléments « inesthétiques » du paysage urbain, comme ses communautés à faible revenu.
La majorité des habitants pourraient voir la prolifération effrénée de projets immobiliers à plusieurs millions de dollars dans le centre-ville et au-delà comme autre chose qu’un phénix qui renaît de ses cendres
Yasmin Nakhal a mis l’accent sur l’engagement intersectaire envers ces processus ; dans un e-mail ultérieur, elle m’a écrit que tandis que les dirigeants politiques libanais et les seigneurs de la guerre civile « utilis[aient] et cultiv[aient] encore un discours sectaire » qui « parvient à monter les membres de la classe ouvrière les uns contre les autres sur la base de différences confessionnelles », les dirigeants eux-mêmes « jouissent de relations d’affaires optimales » dans la spéculation immobilière et le développement immobilier, entre autres domaines.
En effet, près de trois décennies après la fin de la guerre civile libanaise, les élites sectaires continuent de faire fortune – littéralement aux dépens de leurs électeurs – avec des politiques qui contrarient la cohésion sociale. Dans un pays où le taux de pauvreté dépasse les 60 % dans certaines régions et où les services de base se font rares, il va sans dire que la majorité des habitants pourraient voir la prolifération effrénée de projets immobiliers à plusieurs millions de dollars dans le centre-ville et au-delà comme autre chose qu’un phénix qui renaît de ses cendres.
Vers la fin de la visite organisée par Yasmin Nakhal, un passant originaire de la Syrie affligée par la guerre s’est arrêté pour donner son opinion au groupe : il a affirmé que Damas était une ville beaucoup plus agréable que Beyrouth. Et tandis que la foule qui cherche à faire renaître le phénix chante les louanges de la « branchitude » cosmopolite et de la joie de vivre de la capitale libanaise, la guerre semble loin d’être terminée à Beyrouth.
– Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.