Vous, les Occidentaux, ne pouvez pas imaginer le sens du mot martyr

A Téhéran, les tombes des miliciens tués en Syrie pour le régime de Bachar al-Assad côtoient le carré des combattants morts pendant la guerre Iran-Irak.

L’Iran est le pays du paradis. On ne compte pas moins de cinq mots pour le désigner, en particulier dans la poésie persane. Sur terre, il y en a de grands, comme Behecht-e Zahra («le paradis de Zahra», la fille du Prophète), le cimetière qui commence aux portes des quartiers sud de Téhéran et s’étend sur plus de 400 hectares en direction du désert. Des petits coins de paradis, aussi, comme ces cafés et cafétérias où se retrouve toute une jeunesse pour profiter d’une relative liberté et où l’on sirote des «persian mojitos», sans rhum bien sûr, mais de la même couleur verdâtre que leurs cousins cubains et accompagnés de l’inévitable rondelle de citron.

Le cœur du cimetière de Behecht-e Zahra est le carré des martyrs : au moins 30 000 tombes de combattants morts pendant la longue guerre Iran-Irak (1980-1988) ou de manifestants fauchés par les balles de l’armée du Shah, sans oublier ceux tombés dans les attentats perpétrés par les organisations hostiles au pouvoir. Tous les martyrs n’ont d’ailleurs pas droit à ce carré mythique : même s’ils ont payé de leur vie leur engagement contre le régime impérial, la République islamique n’a pas reconnu la qualité de chahid aux militants d’extrême gauche, qui n’ont donc pu y être enterrés.

Eau de rose
Plus de trente-cinq ans après la victoire de la révolution et l’avènement de la République islamique, on pourrait croire ce chapitre clos, qu’il s’agit de l’histoire ancienne. Effectivement, en semaine, à part quelques vieilles mères qui nettoient la tombe d’un fils, la parfument à l’eau de rose et récitent la sourate consacrée, le carré des martyrs est désert. Mais les jeudis après-midi, l’endroit est beaucoup moins silencieux. C’est le jour où l’on enterre les pasdaran (Gardiens de la révolution) et les bassidji (miliciens) qui ont été tués en Syrie. Les «martyrs» d’aujourd’hui rejoignent ainsi ceux d’hier. A la différence de leurs prédécesseurs, aucun endroit n’est réservé aux martyrs de Syrie. Leurs tombes de marbre noir sont disséminées dans le carré en fonction de la place disponible, si bien qu’il est très difficile de savoir quel est leur nombre. Entre les sépultures, on voit parfois des affiches montrant des groupes de jeunes combattants sur le front syrien.

Officiellement, Téhéran n’envoie que des conseillers militaires en Syrie et ne participe donc pas directement aux combats. Mais, d’après ce que l’on peut lire sur leurs tombes, Ahmad Atahi et Ali Annahi, âgés de 20 et 21 ans, étaient de simples bassidji. Ils ont été tués il y a quelques mois en défendant, selon l’expression consacrée, «le mausolée de Hazrat Zeinab», la sœur de l’imam Hossein, troisième chef religieux historique du chiisme. Un site de la banlieue de Damas qui recevait, avant la guerre, la visite de plus d’un million de pèlerins iraniens chaque année. En réalité, tous n’ont pas été tués à cet endroit, mais le nom du lieu donne de la sacralité à leur engagement et témoigne qu’ils sont morts en voulant protéger les Ahl al-Bayt, les membres de la famille du Prophète. «C’étaient des bassidji, pas des pasdaran», insiste un personnage à l’impressionnante barbe et chevelure roussies au henné qui se tient près des tombes. Est-ce si important ? «Oui, les pasdaran sont des combattants professionnels. Ils obéissent aux ordres du gouvernement. Les bassidji, eux, vont se battre avec tout leur cœur. Ils sont volontaires parce qu’ils aiment ce qu’ils font. Chaque fois que la société a besoin d’eux, ils sont prêts.» Il poursuit : «Vous, les Occidentaux, croyez que les bassidji appartiennent aux classes défavorisées, mais pas du tout ! Parmi eux, il y a des ingénieurs, des professeurs, des docteurs…» A ses côtés, un ami ajoute : «Vous [les Occidentaux, ndlr], vous ne pouvez même pas imaginer tout le sens du mot martyr.»

«Menace jihadiste»
Dans le carré des personnalités mortes pour la révolution, on trouve la tombe du général Hossein Hamedani, tué lui aussi en Syrie, le 8 octobre. Vétéran de la guerre Iran-Irak, il avait participé à la répression des grandes manifestations de 2009 qui avaient suivi la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad. Sa tombe est située non loin de celle du général Ali Sayyed Chirazi, un ancien chef d’état-major des forces armées iraniennes, assassiné en 1999 à Téhéran par les Moudjahidin du peuple iranien (opposition armée).

Passe un religieux d’une belle élégance avec un œillet à la main. Originaire de la ville d’Arak, il explique qu’«il n’y a pas de différence entre les martyrs d’hier et ceux d’aujourd’hui», entre ceux qui sont tombés sur le sol iranien en luttant contre l’envahisseur irakien et ceux qui sont allés mourir en Syrie pour défendre la dictature sanglante de Bachar al-Assad. «L’islam n’a pas de frontière. Notre destinée est de combattre pour Dieu où que ce soit. Il y a 82 pays musulmans dans le monde. Chacun d’eux doit être défendu s’il est attaqué.»

Dans le même cimetière, on trouve aussi, éparpillées dans le même carré des martyrs, les tombes des travailleurs immigrés afghans – ils sont quelque trois millions en Iran, en particulier des hazaras chiites – qui sont allés eux aussi mourir en Syrie. Le plus souvent, ils sont partis pour obtenir de l’argent ou un statut de résident qui leur a été promis s’ils allaient se battre contre «la menace jihadiste». En mars, la puissante Fondation des martyrs a fait savoir que les familles de ceux qui seraient tués ou blessés en Syrie bénéficieraient de son soutien, quelle que soit leur nationalité. Difficile de connaître leur nombre, d’autant plus que les nouveaux martyrs sont enterrés dans leur ville d’origine. A l’été 2015, selon un décompte du think tank The American Enterprise Institute, 113 Iraniens, 121 Afghans et 20 Pakistanais, évidemment tous chiites, avaient déjà été tués au combat depuis 2013, auxquels s’ajoutent des centaines de miliciens libanais du Hezbollah et des volontaires irakiens.

Le culte rendu au chahid est emblématique de la révolution islamique. Behecht-e Zahra fut même le premier lieu visité par l’imam Khomeiny en 1979, à son retour de Paris, et, maillant les rues de Téhéran, on peut voir le portrait du fondateur du régime souligné par des invitations à se sacrifier : «Nos jeunes gens sont ceux qui sont au service du martyre et de l’héroïsme.» Pour perpétuer ce culte, les courants conservateurs s’emploient à se servir des nouveaux martyrs de Syrie et d’Irak pour revenir sur le devant de la scène.

Relative permissivité
A l’inverse, cette martyrologie n’a aucun sens pour les jeunes gens qui fréquentent le rutilant centre commercial Sam, rue Fereshteh, dans le nord de Téhéran, et ils ne comprennent même pas que l’on puisse s’y intéresser. Leur petit coin d’éden est bien différent : c’est un coffee-shop où l’on imite le style garage de Los Angeles, avec tuyauterie apparente et où aucune chaise ne ressemble à sa voisine. A l’entrée, les gardes privés remplacent les miliciens. C’est aussi le paradis des nez refaits – au moins 60 % des filles sont passées chez un chirurgien esthétique qui leur a donné une forme d’appendice assez reconnaissable. C’est aussi celui des sacs Hermès, des vrais, pas des imitations. Chez les garçons, les boutons de manchette Montblanc sont portés ostensiblement.

Régulièrement, les foulards tombent sur les épaules pour quelques poignées de secondes, voire de minutes, des filles qui se glissent sur la petite terrasse pour fumer. Est-ce un jeu, un défi, une forme de résistance ? «L’obligation du foulard, c’est ce qui me pèse le plus. Ensuite, c’est la pollution de Téhéran. Et, en troisième, l’absence de libertés», répond Shoukoufe, une jolie fausse blonde de 27 ans, professeure d’anglais. La très relative permissivité dont elle et ses copines bénéficient est à mettre au crédit du Président, Hassan Rohani. «Ça va mieux avec lui. Les bassidji continuent de faire irruption dans les soirées, cela vient d’arriver à une de mes copines, mais moins fréquemment. Et la différence, aussi, c’est que, quand ils nous arrêtent, ils ne nous mettent plus les menottes.»