Le Liban constitue une véritable plaque tournante pour le trafic de voitures de luxe, qui arrivent sur le territoire, entières ou découpées et destinées à la vente de pièces détachées. Focus sur ce business plutôt lucratif pour le crime organisé, contre lequel les FSI luttent sans relâche.
C’est un secret de polichinelle, les Libanais aiment le luxe, la frime, le m’as-tu-vu. Ce que l’on sait moins, c’est que le pays du Cèdre est une destination privilégiée du trafic de voitures volées en Europe essentiellement, mais aussi aux Etats-Unis, au Canada, voire, parfois, en Australie ou au Japon. Pas de banals carrosses. Mais plutôt du très haut de gamme. Du luxe à l’état pur. Dans l’œil du viseur, des marques prestigieuses, telles que Porsche, Maserati, Bentley, Ferrari, Mercedes, BMW… C’est ce qu’a révélé à Magazine, le lieutenant-colonel Nicolas Saad, en charge de la cellule des Forces de sécurité intérieure (FSI) pour le vol international. Depuis la caserne de la galerie Semaan, ce sont pas moins de 78 agents qui travaillent sans relâche, malgré les risques, pour mettre au jour ce trafic, qui, l’on sans doute, rapporte aux mafias locales des millions de dollars.
«Le Liban constitue la destination finale de deux sortes de trafic», indique l’officier Saad. Le premier consiste à faire venir des automobiles de luxe entières, la plupart du temps tout juste volées, et bien évidemment, en très bon état. Le deuxième concerne les pièces détachées, de luxe également, via le découpage de voitures volées au départ, puis entreposées dans des conteneurs, qui seront ensuite transportées par bateau, à destination des ports de Beyrouth ou de Tripoli.
Les FSI ont d’ailleurs saisi, il y a quelques temps, deux conteneurs qui renfermaient pas moins de quatorze voitures de luxe en pièces détachées. L’un provenait de Londres, le second de Paris, via le port d’Anvers, en Belgique. A l’origine du trafic, des Libanais. C’est la police française, initialement, qui a reniflé l’affaire. Prévenus par un habitant de Torcy, en région parisienne, d’un étrange ballet de voitures haut de gamme sur un parking, qui sont garées là avant de disparaître, les policiers enquêtent et finissent par remonter la filière.
Un réseau bien organisé
D’écoutes téléphoniques en filatures, ils mettent au jour l’organisation de l’équipe. Entre le 11 mars et le 18 novembre 2014, au moins 36 voitures — essentiellement des BMW Série 6 et Range Rover Discovery, sont volées par un spécialiste en la matière, puis désossées, chargées dans des conteneurs, transportées en camion vers le port d’Anvers en Belgique. Direction Beyrouth, où les pièces détachées seront revendues à des acheteurs pas très regardants sur l’origine des pièces. Un préjudice estimé depuis par la justice française a environ 1,3 million d’euros en l’espace de huit mois.
Après plusieurs mois d’enquête, les policiers français interpellent une dizaine de personnes. Ils tiennent presque toute la filière. A l’exception du commanditaire, qui réside, lui, tranquillement au Liban. Au cours des auditions des prévenus, les policiers apprennent que deux conteneurs sont en mer, direction Beyrouth. Ils contactent alors l’unité spécialisée des FSI. Le lieutenant-colonel Saad et ses hommes interceptent les pièces détachées à leur arrivée et arrêtent, du même coup, cinq personnes. Il ne leur faudra pas longtemps pour mettre la main sur le chef du réseau, un certain A. A.J., propriétaire d’une entreprise de pièces détachées… Suscitant au passage l’admiration des policiers français, qui ne s’attendaient pas à une telle efficacité de la part des services libanais, se souvient Saad en souriant. «Quand on a ouvert les conteneurs, on a pu déchiffrer et contrôler les numéros de châssis, les VIN, et, en collaboration avec les services français, on a découvert que les 14 voitures en pièces détachées avaient été volées en France», indique-t-il. «C’était la même mafia, on a arrêté les Libanais qui commandaient les véhicules, vendaient les pièces. L’un d’eux possédait un business chargé de contrefaire les clés et codes des voitures, pour les envoyer en France et permettre aux malfaiteurs de voler les autos, sans casse», raconte-t-il. Un trafic très bien rôdé, qui durait depuis des années.
Si le trafic de pièces détachées est difficilement quantifiable, Nicolas Saad observe que, malheureusement, il se poursuit sans doute encore. Pour la simple raison qu’il est impossible de contrôler l’intégralité des conteneurs arrivant aux ports de Beyrouth et de Tripoli. Ce commerce s’avère très lucratif, puisque, selon l’officier, un seul conteneur de cinq voitures haut de gamme en pièces détachées rapporterait entre 200 000 et 300 000 euros.
Si les policiers libanais travaillent d’arrache-pied pour démanteler les réseaux, ils ont, face à eux, des mafieux inventifs, qui ne reculent devant rien pour faire vivre leur business.
Depuis six ans qu’il est à la tête de l’unité spécialisée dans le vol international, le lieutenant-colonel Saad estime que son service a pu intercepter jusqu’à 500 voitures. «Uniquement des automobiles venues d’Europe, toutes du très haut de gamme. La moins chère était une Porsche Cayenne. Le reste, c’était des Bentley, des Maserati, des Lamborghini, des Ferrari, etc.», confie-t-il. De petits bijoux mécaniques dont la valeur avoisine parfois les 400 000 dollars. Elles seront revendues sur le marché à 30% de moins que le prix officiel, à des acheteurs pas très regardants, dont on peut légitimement penser qu’ils connaissent l’origine du véhicule, même si c’est très difficile à prouver.
Pour les introduire sur le sol libanais, les combines diffèrent. Si certaines d’entre elles étaient «importées» par bateau, d’autres, en revanche transitaient par la route.
C’est via les douanes que les FSI ont eu la puce à l’oreille. «Les douaniers nous ont signalé une Range Rover qui avait été conduite au poste de Chtaura pour s’acquitter des taxes douanières. Mais quand ils ont voulu contrôler le numéro de châssis, le conducteur a refusé», se souvient Saad. Les FSI transportent le 4×4 chez le concessionnaire de la marque au Liban, où un simple examen du numéro de châssis et de l’ordinateur de bord permet de conclure que le véhicule est volé. «La voiture était entrée au Liban, conduite par un Bulgare depuis son pays, via la Turquie et la Syrie», explique-t-il. Le passeur, visiblement pressé de rentrer chez lui, repartait à Sofia via l’aéroport de Beyrouth, dès son deuxième jour au Liban. «En enquêtant, on a constaté qu’il avait fait reproduit le même scénario à plusieurs reprises et quitté le pays le lendemain de son arrivée».
Une «mule», à l’instar de ce qui se fait pour le trafic de drogue.
Une autre entourloupe a été mise au jour. Moins professionnelle, mais assez efficace. «Imaginez que vous veniez de France, avec votre voiture au Liban. Arrivé sur place, vous la vendez, et ensuite, vous la déclarez comme volée en France». Une escroquerie à l’assurance, en quelque sorte, qui bénéficie au vendeur comme à l’acheteur.
Par ailleurs, l’officier des FSI fait remarquer combien la tâche est quelquefois fastidieuse pour les enquêteurs. «Quand on contrôle les numéros de châssis des véhicules, ils ne sont pas enregistrés comme volées, car ils ont été modifiés. C’est très simple, on procède à un ‘double’ de la voiture, avec une autre d’une couleur similaire, un intérieur identique, mais qui se trouve dans un autre pays, en Ukraine, par exemple». Pour démontrer le vol, il faut accéder à l’ordinateur de bord. La collaboration des FSI avec Interpol est de ce fait cruciale, car elle permet d’avoir accès aux fichiers de voitures volées recensées dans le monde entier.
La coopération des agents officiels des marques automobiles au Liban est aussi essentielle, même si elle n’a pas toujours été évidente, certains concessionnaires craignant des représailles de la part des trafiquants. Cela permet aux FSI d’accéder aux bases de données de la maison-mère, qui répertorie les autos volées. Ils pourront aussi compter sur l’expertise des employés pour identifier les automobiles. Pour Michel Trad, Pdg de la société Saad&Trad, qui importe notamment la marque Bentley sur le marché libanais et coopère avec la police en cas de besoin, il est «évident que la présence des voitures volées sur notre marché a des répercussions négatives, tant sur nous que sur le pays». Par ailleurs, il souligne que dès que la maison-mère les notifie d’un vol de véhicule, ils ne «peuvent pas les réparer». L’acheteur potentiel ne pourra donc jamais conduire sa voiture dans un garage agréé de la marque, car elle risquerait d’être immédiatement identifiée.
Contrôles accrus
Avec le conflit en Syrie, on s’en doute, l’itinéraire routier est devenu plus risqué. Depuis la mise au jour de ces trafics, les FSI, ainsi que les douanes, ont procédé à des contrôles accrus pour les voitures arrivant de Syrie. Mais les trafiquants ne manquent pas de ressources et d’imagination… «Comme ils ne peuvent plus vraiment passer par la route, ils envoient la voiture par bateau depuis la Turquie, jusqu’à Tripoli, le port le plus proche», explique Saad. Le crime organisé exploite toutes les faiblesses, qu’il s’agisse de celles de l’Etat, de la police, des douanes, jusqu’aux «passeurs». Des toxicomanes, des soldats, ou même des jeunes filles de la haute société, ont parfois été utilisés pour passer les check-points en toute tranquillité, moyennant 300 à 400$.
Si comme dans tous les pays du monde, il est impossible de stopper complètement le crime international, le Liban peut toutefois s’enorgueillir d’avoir porté un coup à celui des voitures de luxe. «Avant 2012, nous comptions un très grand nombre de voitures, plus d’une centaine par an. 2011 reste, incontestablement, la plus grosse année», commente Nicolas Saad. «En 2015 et 2016, on en a saisi moins qu’une dizaine», ajoute-t-il, satisfait. «On a beaucoup travaillé, notamment avec le procureur de la République, et mis en place un système pour contrôler chaque véhicule entrant sur le territoire». Les douanes sont désormais obligées de signaler les véhicules aux FSI pour un contrôle, surtout si le propriétaire compte vendre son bien, avant de s’acquitter des taxes douanières. Idem pour les personnes qui invoqueraient une erreur de transcription dans les documents de l’automobile. «Si vous avez importé la voiture de l’étranger et qu’il y a une faute, même minuscule, dans les papiers du «shipping», les douaniers ont obligation de nous l’amener», précise Saad. Cette combine est très utilisée pour faire venir des autos du Canada ou des Etats-Unis. «Là-bas, vous avez un système de door-to-door. On vous envoie un conteneur à domicile, vous le remplissez, et vous l’envoyez le dernier jour. «Une fois le conteneur en mer, on invoque des erreurs de retranscription des numéros de la voiture, on s’acquitte d’une amende et on obtient de nouveaux papiers».
Un renforcement des contrôles aux douanes et de la liaison entre celles-ci et les FSI, a donc été instauré, pour pallier à un certain laisser aller. «En 2013, des voitures ont pénétré au Liban avec des papiers yougoslaves!» s’exclame-t-il. Alors que, pour mémoire, la Yougoslavie en tant qu’Etat n’existe plus depuis… 1991. Incompétence? Corruption? L’officier reste silencieux, se contentant de ce commentaire: «On prend trop les choses à la légère».
Toutes ces procédures, en plus du travail acharné des agents — parfois au risque de leur vie—, ont permis de minimiser le trafic. Certains parviennent toujours à se faufiler entre les mailles du filet. L’accalmie en la matière perdurera-t-elle? D’un ton presque badin, Nicolas Saad annonce que la plupart des personnes incarcérées ont purgé leur peine — de 3 à 5 ans maximum, parfois moins —, et devraient être remises en liberté… en 2017.
Brital pour capitale
Dans le bureau de Nicolas Saad, plusieurs cartes d’une ville de la Békaa: Brital. «C’est notre capitale pour le travail», plaisante-t-il. La plupart des voitures volées à Beyrouth sont envoyées dans la Békaa, où se trouvent les trafiquants. La région du Hermel est concernée elle aussi. Malgré les missions fréquentes et risquées des FSI et de l’armée dans le secteur, le commerce mafieux continue de battre son plein. Les réseaux sont généralement libanais, mais avec la guerre en Syrie, des gangs syriens commencent à se constituer. L’un d’eux a été démantelé par les FSI. Certaines voitures volées traverseront la frontière, poreuse, qu’il est impossible de contrôler à 100%.
Selon Saad, une voiture d’une valeur initiale de 20 000 $ pourra être écoulée en Syrie entre 7 000 et 10 000 $. «C’est de l’argent qui échappe à l’Etat», déplore-t-il. «Le chaos en Syrie facilite le travail des trafiquants. Certains véhicules volés au Liban sont envoyés en Turquie via la Syrie. Il suffit aux passeurs de payer quelques pots-de-vin, il y a des princes de guerre partout. Ils connaissent les routes à prendre», explique Saad. Les Kia Sportage, les Range Cruiser, les Toyota Tacoma, essentiellement des 4×4, seraient des cibles de choix, car faciles à dérober.
Brital pour capitale
Petits arrangements
Que se passe-t-il lorsque la police met la main sur un véhicule volé à l’étranger?
Dans la plupart des cas, indique le lieutenant-colonel Saad, ladite voiture restera au Liban… dans les mains de son nouveau propriétaire. A cette bizarrerie, plusieurs explications.
D’abord, le fait que le vol a été déclaré, la plupart du temps, par le propriétaire initial dans son pays de résidence, par exemple, la Belgique. Comme chacun sait, une déclaration de vol à sa compagnie d’assurance entraîne le reversement d’une prime à l’assuré. De fait, souligne Nicolas Saad, l’assureur devient alors légalement le propriétaire du véhicule volé, s’il est retrouvé. Quid du nouvel acheteur alors? Perd-il son véhicule? Est-il saisi par la police? Et bien non, selon l’officier des FSI, qui estime qu’il serait impossible de stocker toutes les voitures saisies. Par ailleurs, il relève la difficulté pour la police comme pour la justice, de prouver que l’acheteur de la voiture volée savait qu’il s’agissait d’un bien frauduleux. Jusqu’ici, le procureur de la République n’a jamais poursuivi les acquéreurs.
La logique voudrait aussi que le bien volé soit rapatrié dans le pays d’origine. Trop coûteux, car l’assureur a déjà versé une prime au propriétaire initial, et n’a pas forcément envie de payer encore des frais, comme le coût d’un transport par bateau, d’un avocat, ou encore, du stockage dans un dépôt, en attendant la revente. Le scénario le plus fréquent selon l’officier des FSI, est tout autre. Le nouveau propriétaire du bien volé se met en contact avec les représentants de la compagnie d’assurance au Liban. Ceux-ci lui proposeront alors, de «légaliser» le véhicule, en payant une certaine somme, estimée de 20 000 à 30 000$.
C’est un secret de polichinelle, les Libanais aiment le luxe, la frime, le m’as-tu-vu. Ce que l’on sait moins, c’est que le pays du Cèdre est une destination privilégiée du trafic de voitures volées en Europe essentiellement, mais aussi aux Etats-Unis, au Canada, voire, parfois, en Australie ou au Japon. Pas de banals carrosses. Mais plutôt du très haut de gamme. Du luxe à l’état pur. Dans l’œil du viseur, des marques prestigieuses, telles que Porsche, Maserati, Bentley, Ferrari, Mercedes, BMW… C’est ce qu’a révélé à Magazine, le lieutenant-colonel Nicolas Saad, en charge de la cellule des Forces de sécurité intérieure (FSI) pour le vol international. Depuis la caserne de la galerie Semaan, ce sont pas moins de 78 agents qui travaillent sans relâche, malgré les risques, pour mettre au jour ce trafic, qui, l’on sans doute, rapporte aux mafias locales des millions de dollars.
«Le Liban constitue la destination finale de deux sortes de trafic», indique l’officier Saad. Le premier consiste à faire venir des automobiles de luxe entières, la plupart du temps tout juste volées, et bien évidemment, en très bon état. Le deuxième concerne les pièces détachées, de luxe également, via le découpage de voitures volées au départ, puis entreposées dans des conteneurs, qui seront ensuite transportées par bateau, à destination des ports de Beyrouth ou de Tripoli.
Les FSI ont d’ailleurs saisi, il y a quelques temps, deux conteneurs qui renfermaient pas moins de quatorze voitures de luxe en pièces détachées. L’un provenait de Londres, le second de Paris, via le port d’Anvers, en Belgique. A l’origine du trafic, des Libanais. C’est la police française, initialement, qui a reniflé l’affaire. Prévenus par un habitant de Torcy, en région parisienne, d’un étrange ballet de voitures haut de gamme sur un parking, qui sont garées là avant de disparaître, les policiers enquêtent et finissent par remonter la filière.
Un réseau bien organisé
D’écoutes téléphoniques en filatures, ils mettent au jour l’organisation de l’équipe. Entre le 11 mars et le 18 novembre 2014, au moins 36 voitures — essentiellement des BMW Série 6 et Range Rover Discovery, sont volées par un spécialiste en la matière, puis désossées, chargées dans des conteneurs, transportées en camion vers le port d’Anvers en Belgique. Direction Beyrouth, où les pièces détachées seront revendues à des acheteurs pas très regardants sur l’origine des pièces. Un préjudice estimé depuis par la justice française a environ 1,3 million d’euros en l’espace de huit mois.
Après plusieurs mois d’enquête, les policiers français interpellent une dizaine de personnes. Ils tiennent presque toute la filière. A l’exception du commanditaire, qui réside, lui, tranquillement au Liban. Au cours des auditions des prévenus, les policiers apprennent que deux conteneurs sont en mer, direction Beyrouth. Ils contactent alors l’unité spécialisée des FSI. Le lieutenant-colonel Saad et ses hommes interceptent les pièces détachées à leur arrivée et arrêtent, du même coup, cinq personnes. Il ne leur faudra pas longtemps pour mettre la main sur le chef du réseau, un certain A. A.J., propriétaire d’une entreprise de pièces détachées… Suscitant au passage l’admiration des policiers français, qui ne s’attendaient pas à une telle efficacité de la part des services libanais, se souvient Saad en souriant. «Quand on a ouvert les conteneurs, on a pu déchiffrer et contrôler les numéros de châssis, les VIN, et, en collaboration avec les services français, on a découvert que les 14 voitures en pièces détachées avaient été volées en France», indique-t-il. «C’était la même mafia, on a arrêté les Libanais qui commandaient les véhicules, vendaient les pièces. L’un d’eux possédait un business chargé de contrefaire les clés et codes des voitures, pour les envoyer en France et permettre aux malfaiteurs de voler les autos, sans casse», raconte-t-il. Un trafic très bien rôdé, qui durait depuis des années.
Si le trafic de pièces détachées est difficilement quantifiable, Nicolas Saad observe que, malheureusement, il se poursuit sans doute encore. Pour la simple raison qu’il est impossible de contrôler l’intégralité des conteneurs arrivant aux ports de Beyrouth et de Tripoli. Ce commerce s’avère très lucratif, puisque, selon l’officier, un seul conteneur de cinq voitures haut de gamme en pièces détachées rapporterait entre 200 000 et 300 000 euros.
Si les policiers libanais travaillent d’arrache-pied pour démanteler les réseaux, ils ont, face à eux, des mafieux inventifs, qui ne reculent devant rien pour faire vivre leur business.
Depuis six ans qu’il est à la tête de l’unité spécialisée dans le vol international, le lieutenant-colonel Saad estime que son service a pu intercepter jusqu’à 500 voitures. «Uniquement des automobiles venues d’Europe, toutes du très haut de gamme. La moins chère était une Porsche Cayenne. Le reste, c’était des Bentley, des Maserati, des Lamborghini, des Ferrari, etc.», confie-t-il. De petits bijoux mécaniques dont la valeur avoisine parfois les 400 000 dollars. Elles seront revendues sur le marché à 30% de moins que le prix officiel, à des acheteurs pas très regardants, dont on peut légitimement penser qu’ils connaissent l’origine du véhicule, même si c’est très difficile à prouver.
Pour les introduire sur le sol libanais, les combines diffèrent. Si certaines d’entre elles étaient «importées» par bateau, d’autres, en revanche transitaient par la route.
C’est via les douanes que les FSI ont eu la puce à l’oreille. «Les douaniers nous ont signalé une Range Rover qui avait été conduite au poste de Chtaura pour s’acquitter des taxes douanières. Mais quand ils ont voulu contrôler le numéro de châssis, le conducteur a refusé», se souvient Saad. Les FSI transportent le 4×4 chez le concessionnaire de la marque au Liban, où un simple examen du numéro de châssis et de l’ordinateur de bord permet de conclure que le véhicule est volé. «La voiture était entrée au Liban, conduite par un Bulgare depuis son pays, via la Turquie et la Syrie», explique-t-il. Le passeur, visiblement pressé de rentrer chez lui, repartait à Sofia via l’aéroport de Beyrouth, dès son deuxième jour au Liban. «En enquêtant, on a constaté qu’il avait fait reproduit le même scénario à plusieurs reprises et quitté le pays le lendemain de son arrivée».
Une «mule», à l’instar de ce qui se fait pour le trafic de drogue.
Une autre entourloupe a été mise au jour. Moins professionnelle, mais assez efficace. «Imaginez que vous veniez de France, avec votre voiture au Liban. Arrivé sur place, vous la vendez, et ensuite, vous la déclarez comme volée en France». Une escroquerie à l’assurance, en quelque sorte, qui bénéficie au vendeur comme à l’acheteur.
Par ailleurs, l’officier des FSI fait remarquer combien la tâche est quelquefois fastidieuse pour les enquêteurs. «Quand on contrôle les numéros de châssis des véhicules, ils ne sont pas enregistrés comme volées, car ils ont été modifiés. C’est très simple, on procède à un ‘double’ de la voiture, avec une autre d’une couleur similaire, un intérieur identique, mais qui se trouve dans un autre pays, en Ukraine, par exemple». Pour démontrer le vol, il faut accéder à l’ordinateur de bord. La collaboration des FSI avec Interpol est de ce fait cruciale, car elle permet d’avoir accès aux fichiers de voitures volées recensées dans le monde entier.
La coopération des agents officiels des marques automobiles au Liban est aussi essentielle, même si elle n’a pas toujours été évidente, certains concessionnaires craignant des représailles de la part des trafiquants. Cela permet aux FSI d’accéder aux bases de données de la maison-mère, qui répertorie les autos volées. Ils pourront aussi compter sur l’expertise des employés pour identifier les automobiles. Pour Michel Trad, Pdg de la société Saad&Trad, qui importe notamment la marque Bentley sur le marché libanais et coopère avec la police en cas de besoin, il est «évident que la présence des voitures volées sur notre marché a des répercussions négatives, tant sur nous que sur le pays». Par ailleurs, il souligne que dès que la maison-mère les notifie d’un vol de véhicule, ils ne «peuvent pas les réparer». L’acheteur potentiel ne pourra donc jamais conduire sa voiture dans un garage agréé de la marque, car elle risquerait d’être immédiatement identifiée.
Contrôles accrus
Avec le conflit en Syrie, on s’en doute, l’itinéraire routier est devenu plus risqué. Depuis la mise au jour de ces trafics, les FSI, ainsi que les douanes, ont procédé à des contrôles accrus pour les voitures arrivant de Syrie. Mais les trafiquants ne manquent pas de ressources et d’imagination… «Comme ils ne peuvent plus vraiment passer par la route, ils envoient la voiture par bateau depuis la Turquie, jusqu’à Tripoli, le port le plus proche», explique Saad. Le crime organisé exploite toutes les faiblesses, qu’il s’agisse de celles de l’Etat, de la police, des douanes, jusqu’aux «passeurs». Des toxicomanes, des soldats, ou même des jeunes filles de la haute société, ont parfois été utilisés pour passer les check-points en toute tranquillité, moyennant 300 à 400$.
Si comme dans tous les pays du monde, il est impossible de stopper complètement le crime international, le Liban peut toutefois s’enorgueillir d’avoir porté un coup à celui des voitures de luxe. «Avant 2012, nous comptions un très grand nombre de voitures, plus d’une centaine par an. 2011 reste, incontestablement, la plus grosse année», commente Nicolas Saad. «En 2015 et 2016, on en a saisi moins qu’une dizaine», ajoute-t-il, satisfait. «On a beaucoup travaillé, notamment avec le procureur de la République, et mis en place un système pour contrôler chaque véhicule entrant sur le territoire». Les douanes sont désormais obligées de signaler les véhicules aux FSI pour un contrôle, surtout si le propriétaire compte vendre son bien, avant de s’acquitter des taxes douanières. Idem pour les personnes qui invoqueraient une erreur de transcription dans les documents de l’automobile. «Si vous avez importé la voiture de l’étranger et qu’il y a une faute, même minuscule, dans les papiers du «shipping», les douaniers ont obligation de nous l’amener», précise Saad. Cette combine est très utilisée pour faire venir des autos du Canada ou des Etats-Unis. «Là-bas, vous avez un système de door-to-door. On vous envoie un conteneur à domicile, vous le remplissez, et vous l’envoyez le dernier jour. «Une fois le conteneur en mer, on invoque des erreurs de retranscription des numéros de la voiture, on s’acquitte d’une amende et on obtient de nouveaux papiers».
Un renforcement des contrôles aux douanes et de la liaison entre celles-ci et les FSI, a donc été instauré, pour pallier à un certain laisser aller. «En 2013, des voitures ont pénétré au Liban avec des papiers yougoslaves!» s’exclame-t-il. Alors que, pour mémoire, la Yougoslavie en tant qu’Etat n’existe plus depuis… 1991. Incompétence? Corruption? L’officier reste silencieux, se contentant de ce commentaire: «On prend trop les choses à la légère».
Toutes ces procédures, en plus du travail acharné des agents — parfois au risque de leur vie—, ont permis de minimiser le trafic. Certains parviennent toujours à se faufiler entre les mailles du filet. L’accalmie en la matière perdurera-t-elle? D’un ton presque badin, Nicolas Saad annonce que la plupart des personnes incarcérées ont purgé leur peine — de 3 à 5 ans maximum, parfois moins —, et devraient être remises en liberté… en 2017.
Brital pour capitale
Dans le bureau de Nicolas Saad, plusieurs cartes d’une ville de la Békaa: Brital. «C’est notre capitale pour le travail», plaisante-t-il. La plupart des voitures volées à Beyrouth sont envoyées dans la Békaa, où se trouvent les trafiquants. La région du Hermel est concernée elle aussi. Malgré les missions fréquentes et risquées des FSI et de l’armée dans le secteur, le commerce mafieux continue de battre son plein. Les réseaux sont généralement libanais, mais avec la guerre en Syrie, des gangs syriens commencent à se constituer. L’un d’eux a été démantelé par les FSI. Certaines voitures volées traverseront la frontière, poreuse, qu’il est impossible de contrôler à 100%.
Selon Saad, une voiture d’une valeur initiale de 20 000 $ pourra être écoulée en Syrie entre 7 000 et 10 000 $. «C’est de l’argent qui échappe à l’Etat», déplore-t-il. «Le chaos en Syrie facilite le travail des trafiquants. Certains véhicules volés au Liban sont envoyés en Turquie via la Syrie. Il suffit aux passeurs de payer quelques pots-de-vin, il y a des princes de guerre partout. Ils connaissent les routes à prendre», explique Saad. Les Kia Sportage, les Range Cruiser, les Toyota Tacoma, essentiellement des 4×4, seraient des cibles de choix, car faciles à dérober.
Brital pour capitale
Petits arrangements
Que se passe-t-il lorsque la police met la main sur un véhicule volé à l’étranger?
Dans la plupart des cas, indique le lieutenant-colonel Saad, ladite voiture restera au Liban… dans les mains de son nouveau propriétaire. A cette bizarrerie, plusieurs explications.
D’abord, le fait que le vol a été déclaré, la plupart du temps, par le propriétaire initial dans son pays de résidence, par exemple, la Belgique. Comme chacun sait, une déclaration de vol à sa compagnie d’assurance entraîne le reversement d’une prime à l’assuré. De fait, souligne Nicolas Saad, l’assureur devient alors légalement le propriétaire du véhicule volé, s’il est retrouvé. Quid du nouvel acheteur alors? Perd-il son véhicule? Est-il saisi par la police? Et bien non, selon l’officier des FSI, qui estime qu’il serait impossible de stocker toutes les voitures saisies. Par ailleurs, il relève la difficulté pour la police comme pour la justice, de prouver que l’acheteur de la voiture volée savait qu’il s’agissait d’un bien frauduleux. Jusqu’ici, le procureur de la République n’a jamais poursuivi les acquéreurs.
La logique voudrait aussi que le bien volé soit rapatrié dans le pays d’origine. Trop coûteux, car l’assureur a déjà versé une prime au propriétaire initial, et n’a pas forcément envie de payer encore des frais, comme le coût d’un transport par bateau, d’un avocat, ou encore, du stockage dans un dépôt, en attendant la revente. Le scénario le plus fréquent selon l’officier des FSI, est tout autre. Le nouveau propriétaire du bien volé se met en contact avec les représentants de la compagnie d’assurance au Liban. Ceux-ci lui proposeront alors, de «légaliser» le véhicule, en payant une certaine somme, estimée de 20 000 à 30 000$.