Roman, essai, récit initiatique ou conte fantastique ? L’écrivain français signe tout cela à la fois dans ce phénomène littéraire édité chez Antoine à un prix spécial Liban.
Paradis perdus (563 pages, éd. Antoine), le nouveau roman au titre miltonien d’Éric-Emmanuel Schmitt, est le premier opus d’un cycle de huit tomes groupés sous la désignation de La Traversée des temps qui s’étendra sur les années à venir. Et, grâce aux éditions Antoine, il est disponible avec « un prix spécial Liban » (à l’instar du nouveau Amin Maalouf, Nos frères inattendus). Ainsi les lecteurs libanais, placés sous la dictature de la paupérisation et de la chute vertigineuse de la monnaie nationale, ne resteront pas les exclus de la culture. Pour le dire aussi autrement, l’hyperinflation n’aura pas le dernier mot quand le mot est ici roi ! Gros pavé inclassable, cet ambitieux chantier littéraire embrasse à la fois la littérature, la philosophie, l’histoire et les intermittences du cœur. À soixante et un ans, le prolifique auteur, dramaturge, réalisateur et comédien franco-belge aurait porté ce projet titanesque plus de trente ans dans son cœur et son esprit : raconter l’histoire de l’humanité sous une forme purement romanesque, entrer dans l’histoire par des histoires.
Et pour lui, l’humanité telle qu’elle est aujourd’hui s’est constituée il y a 8 000 ans, à 18 km de Beyrouth – aujourd’hui ville agonisante et décomposée –, dans la grotte de Jeïta. Mais l’auteur d’Oscar et la dame rose ne la voit pas de cet œil, bien qu’il lance plusieurs piques sur son électricité plus que boiteuse et les forêts de groupes électrogènes dangereusement polluants, en supplément à son alimentation défaillante.
C’est dans une cité lacustre où fleurissent stalactites et stalagmites que naît à la vie, à 25 ans, après un long sommeil, Noam l’immortel. Comme dans le cillement de deux paupières, se dessine la grotte de Jeïta entre ombres et lumières.
Noam le narrateur, personnage fictif et témoin du passé et du présent, après le premier frisson au contact de la terre (il se heurte la tête aux parois de la grotte), dans un paysage d’Éden entre végétation, mer, rivières, montagnes et vallons, s’élance vers l’univers. Pour retrouver celle qui habite son cœur et ses sens. Tourne alors cet étourdissant carrousel d’une prodigieuse quête qui a toutes les allures de la frénésie, de la sagesse, du savoir, de la sensualité, de l’altérité, de la découverte. Un événement va venir bouleverser sa vie, il se mesure à une calamité naturelle : le Déluge ; il devient immortel. Et Noam-Noé entre dans l’histoire de l’humanité. Il nous conte la traversée des temps. Sera-t-il le seul à parcourir les époques ?
EES a tout d’un indomptable magicien et ses Paradis perdus sont un peu comme la trame insaisissable des Mille et Une Nuits qui ne peut être enfermée dans une fiole et se laisser raconter en une seule fois… Alors le lecteur plonge dans cette narration échevelée, dans cette histoire universelle qui prête beaucoup aux riches et aux chefs qui dirigent (curieuse constatation dans ce premier volume) et où la belle Noura, héroïne et élue de cœur du protagoniste (qui parle plus de vingt langues !), est décrite à outrance dans ses atours somptueux, robes et chaussures inclus.
La part belle aux filles d’Ève
Par ailleurs, les bons sentiments débordent avec une brochette de personnages, surtout féminins, admirablement décrits. Et il semble que dans cet ouvrage palpitant de vie, la part belle revient surtout aux filles d’Ève, procréatrices et inspiratrices. D’abord cette intrigante et envoûtante Noura. Ensuite une savoureuse brochette de portraits féminins mais aussi masculins, personnages touchants, vifs, drôles, avec des noms aux musiques étranges : Tibor, Ponnoam, Mina, Barak, Derek, Tita… Ainsi que la présence d’Elena, une mère rayonnante. Comment en serait-il autrement quand EES avait une dévotion particulière pour sa propre mère et l’a magnifiée avec plus d’un livre et à plusieurs occasions !
Les tribulations en cette ère du néolithique sont sans frein sans être totalement à l’état de nature… Car la civilisation contemporaine avec ses téléphones portables, ses buildings, son rythme trépidant s’incorporent dans ce récit ahurissant de virtuosité de zooms, de télescopages d’époques et surtout de connaissances.
De l’amour à la jalousie en passant par la paternité, la vie dans sa complexité et ses paradoxes, se déroule au sein d’une nature certes somptueuse et vierge, mais aux allures de fausse jungle exubérante. Car l’auteur y insère des réflexions sur les éoliennes, les origines de l’aspirine, de l’hygiène buccale… avec tant d’acuité, de (im)pertinence et d’à-propos !
Autant de sujets déroutants, voire surprenants, pour mêler culture, connaissance, savoir et même érudition à la poésie d’une nature nue, majestueuse, souveraine, consolatrice et amie des hommes quand on sait l’écouter et la respecter. Une nature aussi dispensatrice de nourriture et de sagesse immémoriale…
La navette entre le plus lointain des passés et la modernité, combinée en une savante et subtile interaction, n’est jamais rompue. Et c’est cette originalité qui caractérise cet ouvrage qui sort du rang. Inutile de souligner la beauté, la fluidité, la précision et la maîtrise d’une langue incomparable qui ne faiblit et ne fléchit à aucun instant.
De bout en bout, ce chantier magistral et ambitieux, entamé en toute allégresse, est à accueillir avec déférence, volupté et plaisir. Surtout pour réapprendre à renouer avec les cycles romanesques intemporels inédits qui donnent des informations tous azimuts, des leçons de vie et surtout l’ébouriffante exaltation d’une traversée humaine…
Happant et propulsant le lecteur hors du ronron romanesque familier, voici une histoire universelle qui casse les codes de la narration conventionnelle, cravache l’imaginaire et nourrit l’esprit à travers de multiples voix et la superposition de diverses strates de civilisations. Entre réflexions, passions et une insondable somme de connaissances, Paradis perdus est une aventure humaine admirablement architecturée et contée avec talent.
Dire qu’on attend la suite est sans nul doute un pâle euphémisme !
« Paradis perdus », tome 1 de « La Traversée des temps » d’Éric-Emmanuel Schmitt (564 pages, éd. Antoine).