Au Jeu de paume, les films et installations de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, couple de plasticiens libanais, témoignent d’une démarche résistante, en quête de souvenirs.
Une fois les paupières closes, le noir n’est jamais complet. Il reste toujours des points de lumière qui dansent. Comme au fond de la mer, à l’endroit où les rayons du soleil ont du mal à pénétrer, les couleurs disparaissent doucement. En remontant à la surface, elles reprennent vie, comme par magie. C’est dans cette zone de flottaison entre noir et lumière, entre oubli et mémoire, que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, plasticiens et cinéastes libanais, travaillent. Ils ont d’ailleurs, pour leur exposition au Jeu de paume, réalisé une double vidéo sur la réduction du spectre lumineux en milieu marin. Accompagnés d’une équipe de 12 plongeurs – eux-mêmes sont plongeurs amateurs -, ils ont filmé un foulard coloré au fond de l’eau : le tissu translucide ondule comme un poulpe effectuant un menuet. Dans la seconde vidéo, cinq plongeurs habillés de couleurs différentes piquent vers le fond. Dans ces images qui donnent son nom à l’exposition «Se souvenir de la lumière», les couleurs tanguent, s’évanouissent et miroitent en fonction de la profondeur. Plus bas encore, dans le noir complet des abysses, le plancton est iridescent. Pour cet organisme, c’est un souvenir mais c’est surtout un mécanisme de défense. La lumière, énergie et outil de résistance à l’amnésie, pourrait être le fil conducteur des deux artistes qui se définissent comme des chercheurs.
Décrépitude
Né en 1969 à Beyrouth, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige n’ont étudié ni l’art ni le cinéma mais travaillent sur la mémoire. Elevés au Liban, contemporains de la guerre qui a bouleversé le pays de 1975 à 1990, ils vivent aujourd’hui entre leur pays natal et la France. Couple de cinéastes, plasticiens, photographes, ils manient avec une étonnante souplesse tous les médias. Et les discours critiques qui vont avec. Films, installations, photos, textes, tout paraît millimétré, réfléchi, mesuré, comme pour mieux contenir les sujets qui touchent à la mémoire collective. Dans leurs films et leurs installations, on retrouve les stigmates du conflit : machine à effacer documents et récits, aspirateur créant le vide. Parfois cœur du sujet, parfois réflexion connexe, les guerres civiles au Liban, sujet inépuisable et préoccupation de leur génération d’artistes, ne sont jamais loin.
A l’entrée de l’exposition, on trouve leurs premières pièces. Le Cercle de confusion (1997), une œuvre interactive, propose au visiteur d’éparpiller 3 000 Post-it pour recomposer une photographie aérienne de la capitale du Liban. L’image composite de Beyrouth, découpée en morceaux, se désagrège et se reforme, au gré de l’histoire et des individus. A côté, le visiteur peut repartir avec des cartes postales touristiques de Beyrouth rongées par la décrépitude. Les vues de la Riviera libanaise, hérissées d’hôtels de luxe, montrent un passé idéalisé dont la plupart des lieux ont aujourd’hui disparu. Dans cette première salle, ce sont surtout les photographies des Objets de Khiam (1999-2013) qui étonnent. Ces artefacts sans valeur ont été fabriqués par les prisonniers d’un camp de détention au Sud-Liban et les deux artistes les ont récupérés. Peignes en bois, colliers en noyaux d’olives tissés avec du fil de chaussettes, mini-jarre ou couffins tressés, ces souvenirs faits de peu émeuvent beaucoup. Pour les prisonniers de Khiam, l’aiguille fabriquée dans des tiges de fruits était l’objet le plus désirable, plus encore qu’un crayon. Face à ces souvenirs de détention, Joreige et Hadjithomas ont recueilli la parole des prisonniers à huit ans d’intervalle.
Entre le trop-plein d’images – dans la rue, notamment, pendant une campagne électorale (vidéo Toujours avec toi, 2001-2008) ou de martyrs morts au combat (Faces, 2009) – et les images manquantes, les deux artistes cherchent un équilibre sur le fil tendu de la mémoire individuelle et collective. Khalil Joreige, par exemple, a perdu un membre de sa famille. Enlevé en août 1985, son oncle compte parmi les 17 000 portés disparus de la guerre du Liban. L’artiste a retrouvé un film en Super-8 qu’avait tourné son oncle, et en a extrait des milliers de photogrammes (180 Secondes d’images rémanentes, 2006) qu’il placarde sur un mur. Atteint lui aussi de troubles de mémoire volontaires, le couple a fait des photos qu’il n’a pas développées (Images latentes, 2008). Elles reposent dans une boîte et sont présentées sous formes de textes descriptifs. Enquêteurs obstinés, ils ont retrouvé les traces de la conquête spatiale libanaise (elle a bien existé, avant-guerre). Après être tombés sur un timbre libanais avec une fusée, ils ont fait de longues recherches jusqu’aux Etats-Unis pour reconstituer son histoire. Leur enquête est un hommage aux rêveurs plus qu’une nostalgie de la gloire nationale. Appliqués, ils ont reconstitué aux murs la fusée de l’époque, découpée en morceaux et composée d’images pliées.
Corruption
Si les deux artistes explorent l’histoire de leur pays, ils savent en sortir. A l’écoute des rumeurs du monde, ils se sont penchés sur les scams, ces arnaques sur Internet. Patiemment, ils ont collectionné et analysé les mails d’appels au secours pour en analyser le procédé narratif («Je n’ai pas d’autres moyens pour vous contacter, alors je vous prie de m’excuser pour mon instruction peu ordinaire. En effet, je suis X, et actuellement à X pour mes soins car depuis quelques années que je suis des traitements contre une maladie mais mon docteur vient de me signaler la gravité de ma santé actuelle. Il s’agit d’un cancer qui actuellement est en phase terminale…») Dans des vidéos, des acteurs lisent ces petites histoires censées soutirer de l’argent au destinataire. A l’origine du détournement d’un milliard d’euros par an, les scams, convaincants, dessinent un imaginaire de la corruption et des croyances d’aujourd’hui. Pratiquant un art parfois glacial, sensible néanmoins, et souvent intellectualisé, Khalil Joreige et Joana Hadjithomas écrivent leur histoire parallèle. Images dans l’image, apparition et disparition, leur exposition est un labyrinthe aux murs en kaléidoscopes troués.