Les relations Beyrouth-Riyad au plus mal : les dommages collatéraux d’une relation sulfureuse

OPINION. Les conséquences de la décision de l'Arabie saoudite et de ses alliés d'isoler le Liban vont être dévastatrices pour le pays déjà fragilisé par une grave crise économique, sociale et politique. Pour comprendre le choix de MBS, le prince héritier du royaume saoudien, il faut remonter dans le passé et analyser les relations entre Riyad et Beyrouth. Par Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques

Reuters
Beirut investigation

par Sébastien Boussois

Rien ne va plus entre l’Arabie Saoudite et le Liban depuis plusieurs jours. Le 29 octobre dernier, le Royaume d’Arabie Saoudite a décidé de rappeler son ambassadeur à Beyrouth et a donné 48 heures à l’ambassadeur libanais pour quitter à son tour son territoire. Très vite, dans un élan de solidarité classique, le Bahreïn, le Koweït et les Émirats arabes unis (EAU) ont décidé d’adopter la même position historique vis-à-vis du Liban. Cette attitude rappelle dans une certaine mesure la décision soudaine de boycotter le Qatar en 2017 et l’isolement que risque de vivre le Liban, déjà au plus mal, sera encore plus dommageable que ce qu’avait vécu à l’époque Doha, mieux armé pour résister politiquement, diplomatiquement et surtout économiquement.

La cause de la colère saoudienne est claire : les propos tenus par le ministre libanais de l’Information, Georges Cordahi, dans une émission diffusée récemment, mais enregistrée en août dernier alors qu’il n’était pas encore ministre. Durant l’émission, celui-ci aurait qualifié « d’absurde » la guerre menée au Yémen depuis 2015 par une coalition de pays arabes dirigée par Riyad. Tout a été dit sur ce conflit à l’issue incertaine pour tenter de venir à bout de la « rébellion houthie » soutenue par l’Iran, mais jamais jusque-là que c’était une guerre absurde. Et pourtant, outre le fait que l’ensemble de la communauté internationale pense à peu près la même chose de cette guerre débutée par Mohamed Ben Salmane (MBS), qui s’est transformée en un interminable bourbier faisant plus de 400.000 morts, il est étonnant de faire assumer à l’ensemble du gouvernement libanais l’opinion d’un de ses ministres avant que celui-ci ait même rejoint le gouvernement. Un peu comme si les Saoudiens avaient reproché aux Etats-Unis ce tweet de Donald Trump du 11 septembre 2014, avant même qu’il ne rejoigne la Maison Blanche, déclarant : “Les Saoudiens, ce n’est que de l’esbroufe, ce sont des tyrans, des lâches. Ils ont l’argent, mais pas le courage”. En parlant de courage, comme disait l’écrivain Céline : « Lapin ici, héros là-bas… »

MBS préfère la déstabilisation politique


S’exprimant dans une interview sur la chaîne CNBC, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faisal bin Farhan al Saud, a expliqué que le Royaume était arrivé à la conclusion qu’il n’était pas utile ou productif d’entretenir une relation avec ce gouvernement étant donné la domination du Hezbollah sur la scène politique libanaise. Une fois encore, avec l’Iran en sous-main. Il semble bien que depuis l’arrivée de MBS au pouvoir, l’Arabie a préféré la déstabilisation politique systématique du Liban plutôt que l’utilisation d’outils politiques et diplomatiques de conciliation. On rappellera d’ailleurs le kidnapping du Premier ministre Saad Hariri en 2017 et sa démission forcée prononcée à partir de Riyad. Depuis lors, il semble que les Hariri ne soient plus en odeur de sainteté dans le Royaume. La roue tourne même pour les plus grands soutiens libanais du régime saoudien.

Cependant, peu d’analystes sérieux oseraient aujourd’hui nier que l’origine du mal structurel dont souffre l’État libanais aujourd’hui, et dont la montée en puissance politique et militaire du Hezbollah est un des symptômes, est l’accord de Taëf négocié en 1989 par l’Arabie Saoudite (à coup de valises de cash) pour installer justement… Rafic Hariri aux commandes de l’État libanais. Il serait impossible d’analyser la situation actuelle, notamment concernant la question des armes du Hezbollah, en occultant la responsabilité de l’Arabie Saoudite dans la prise de pouvoir de Hariri et de ses associés miliciens. Il est donc proprement hallucinant d’entendre l’Arabie Saoudite blâmer les Libanais pour un problème qu’ils ont contribué à officialiser et à perpétuer au travers de l’accord signé sous leur parrainage et celui des États-Unis le 22 octobre 1989 à Taëf, ville d’Arabie Saoudite.

Alors que toutes les milices furent pour l’occasion désarmées, et l’occupation syrienne dans le même temps quasi-officialisée, seul le Hezbollah fut autorisé en vertu de l’alinéa (3) du titre III « Libération du Liban de l’occupation israélienne » de l’accord à garder ses armes. A l’époque, tout le monde y trouvait son compte et, pendant 15 longues années, Hariri fera le tour des chancelleries pour justifier et légitimer les armes du Hezbollah grâce notamment au soutien de son « grand ami » Jacques Chirac. Alors que le Hezbollah se chargeait de « la résistance » à Israël en agrandissant tranquillement son arsenal militaire, les autres, à savoir le trio Hariri-Joumblat-Berri s’occupait du business et de la finance (dont on voit aujourd’hui le résultat avec la crise historique que traverse le Liban). Ils s’étaient tout trois au passage assurés de voter une loi d’amnistie nationale pour tous les crimes de guerre commis durant la guerre civile. Même le chef de la milice chrétienne des Forces Libanaises, Samir Geagea, qui se présente aujourd’hui comme le parangon de la démocratie et de la lutte contre le Hezbollah, avait à l’époque appuyé l’accord de Taëf et de facto entériné le maintien des armes du Hezbollah après la guerre. Samir Geagea s’était même allié à l’occupant syrien contre le Général Michel Aoun (qui menait sa guerre de libération) dans l’espoir sans doute de devenir Président de la République avec la bénédiction du régime d’Assad. Celui-ci finira en prison en 1994, notamment pour l’assassinat d’un autre leader chrétien, Dany Chamoun, et d’une partie de sa famille.

Le tournant avec l’arrivée des néoconservateurs américains


Tout changea avec l’avènement des néoconservateurs à Washington dans les années 2000, la résolution 1559 adoptée le 2 septembre 2004 par le Conseil de Sécurité[1], l’assassinat de Rafic Hariri le 14 février 2005, le départ de l’occupant syrien en avril 2005 et la guerre de juillet 2006 dite des « 33 jours » d’Israël contre le Hezbollah avant tout. L’Iran et ses alliés du groupe chiite seront désormais durablement considérés comme faisant partie de l’Axe du mal. Dès lors, l’administration américaine appuyée par Israël et soutenue par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis commenceront à accroitre la pression sur l’Iran et le Hezbollah, que ce soit politiquement, financièrement et militairement. Avec le départ du régime d’Assad du Liban, les anciens miliciens revêtiront très vite les oripeaux de la « démocratie » et créeront le front de ce qui s’appellera plus tard le front du « 14 mars ». La corruption endémique continuera mais sans l’associé syrien.

Le Liban connaîtra 15 années d’instabilité politique où, malgré le départ de l’occupant, aucune réforme structurelle ne sera sérieusement entreprise. Au contraire, le modèle économique et financier installé par Hariri et ses associés sera maintenu, toujours avec le parrainage du Royaume saoudien soucieux de maintenir le fils de Rafic, Saad Hariri au pouvoir. Tout doucement, le Liban continuera de s’enfoncer économiquement et le Hezbollah de se renforcer.

Sans vouloir rentrer dans une analyse des 15 dernières années de confrontation avec l’Iran et ses alliés, dont le Hezbollah fait partie, il serait aujourd’hui difficile de prétendre que ces politiques furent couronnées de succès. L’Iran est aujourd’hui complètement établi dans l’ensemble du Levant et au-delà. Grâce à la guerre en Syrie financée par les États-Unis et l’Arabie Saoudite (ou encore aux ambitions belliqueuses de MBS au Yémen), le Hezbollah est passé d’un mouvement de « résistance » locale à une organisation paramilitaire régionale surentrainée capable de collaborer en direct avec l’aviation russe et partageant même un centre de commandement militaire en Syrie. Leurs capacités militaire et technologique ont été multipliées par 10, à tel point que même Israël hésite à s’aventurer dans une confrontation militaire avec le Hezbollah.

Le risque du retour d’une guerre civile


Doit-on pour autant blâmer aujourd’hui les Libanais pour un problème régional qui les dépasse et dont ils ont hérité malgré eux ? Ou « mieux », doit-on revenir à une guerre civile comme certains semblent le rêver en jouant sur le sectarisme et les peurs communautaires, en particulier celle des chrétiens ? Pourquoi les Libanais devraient aujourd’hui payer le prix de la stupidité stratégique de ceux qui ont imaginé et soutenu cet arrangement de Taëf pendant des décennies ? Alors que le pays est aujourd’hui plongé, selon la Banque Mondiale, dans une des plus graves crises économiques qu’un pays n’ait connues depuis 150 ans, et que sa capitale Beyrouth a subi, il y a à peine plus d’un an, l’une des explosions accidentelles civiles les plus catastrophiques jamais observées dans l’histoire de l’humanité, est-ce vraiment le moment pour les « frères » arabes d’essayer de mettre le Liban, ses institutions et son peuple encore plus à genoux qu’il ne l’est ? Jusqu’où ira l’aventurisme de MBS?

La France et l’Europe ne doivent pas accepter ce jeu de dupes de la part des Saoudiens car les premières conséquences, à savoir notamment les futurs flux de réfugiés syriens et libanais, seront une fois de plus supportés par… l’Europe. Et il est temps de traiter le sujet du Hezbollah comme une question régionale plus que libanaise désormais. L’urgence, aujourd’hui, y compris pour contrer le Hezbollah, est de renforcer à tout prix l’ensemble des institutions libanaises, en particulier l’armée, les forces de l’ordre et une justice indépendante. Il faut également refuser que le débat sur la corruption et les réformes structurelles soit éclipsé par celui sur le Hezbollah, surtout lorsque les principaux responsables de la faillite de l’État libanais l’utilisent comme diversion. C’est au prix du retour d’un État fort et démocratique que le Liban ressuscitera. Sinon, nous risquons d’assister rapidement à un jeu de dominos mortifère et sanglant dans peu de temps.

[1] https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2006-1-page-83.htm


(*) L’auteur est chercheur Moyen-Orient et relations euro-arabes/terrorisme et radicalisation, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism).