L’avenir de la région se joue dans le nord de la Syrie

Des rebelles syriens autour de la carcasse d'un hélicoptère russe abattu à la frontière entre Idleb et Alep Mohamed al-Bakour / AFP

Les yeux du monde sont actuellement tournés vers le nord de la Syrie où les développements se multiplient et annoncent un rebattage des cartes. La soudaine offensive militaire turque à Jarablous, en principe pour chasser les combattants de Daech de cette ville située à la frontière syro-turque, a modifié le paysage politico-militaire en Syrie en réintroduisant la Turquie comme un acteur-clé dans ce pays.

Selon une source diplomatique arabe basée à Beyrouth, officiellement, la Turquie veut chasser les combattants de l’État islamique de la ville frontalière, mais en réalité, elle cherche à faire d’une pierre deux coups. En effet, après la reprise de Manbij par les forces kurdes alliées aux États-Unis, au bout d’une bataille qui a duré de longs mois, les Kurdes avaient pratiquement réussi à définir les contours d’un territoire sous leur contrôle. Il ne leur restait plus, après la prise de Kobané et le coup de force contre l’armée syrienne à Hassaké, que de petites portions à reprendre, notamment Jarablous et Efrin.

Pour le président turc Recep Tayyip Erdogan, une telle éventualité est totalement inacceptable et il considère qu’il doit absolument faire tout ce qu’il peut pour tuer dans l’œuf la possibilité de la naissance d’un État kurde ou même la création d’une province kurde autonome à la frontière de la Turquie, sachant que sur les presque 800 km de frontière avec la Syrie, 600 sont des zones dont la majorité de la population est kurde.

À partir de ce point, crucial pour lui, M. Erdogan a donc commencé à établir un nouveau réseau d’alliances régionales et internationales qui aurait pour point commun la lutte contre les tendances autonomistes des Kurdes. C’est donc le point qu’il a évoqué en premier au cours de son entretien avec le président russe Vladimir Poutine et qu’il compte aussi évoquer avec les dirigeants iraniens au cours de la visite qu’il effectuera bientôt à Téhéran. Mais le développement le plus spectaculaire reste la visite du numéro deux des renseignements turcs à Damas il y a quelques jours pour une première reprise de contact sécuritaire entre les deux régimes, syrien et turc, après des années de rupture, voire même d’hostilité déclarée. Même si l’information est pratiquement passée inaperçue, elle est d’une grande importance, parce qu’elle marque le début d’une nouvelle phase dans les relations syro-turques mais aussi dans la guerre syrienne.

Selon la source diplomatique arabe précitée, le dossier kurde pourrait donc servir de motif convaincant pour justifier la reprise de contact entre Ankara et Damas, selon l’adage libanais qui dit que « le malheur peut unifier ». Mais toujours selon la source diplomatique arabe, cette initiative de la part des dirigeants turcs avait été préparée en coordination avec les Russes et les Iraniens et la visite du numéro deux des renseignements turcs à Damas n’aurait pas été possible sans le récent rapprochement entre la Turquie et la Russie et entre la Turquie et l’Iran. Cette situation nouvelle a d’ailleurs inquiété les États-Unis qui ont aussitôt dépêché des responsables militaires et politiques (le vice-président Joe Biden par exemple) à Ankara. Leur objectif est visiblement d’empêcher la conclusion d’une alliance entre la Russie, l’Iran, la Turquie et la Syrie principalement dirigée contre les projets d’autonomie kurde mais qui pourrait s’étendre à d’autres dossiers.

D’autant que les États-Unis aident ouvertement les combattants kurdes et c’est avec leur aval que ces combattants ont effectué un coup de force contre les soldats syriens à Hassaké, où l’armée de Bachar el-Assad a perdu près de 80 % du territoire qu’elle tenait. Les Russes avaient d’ailleurs envoyé un général dans cette région pour tenter de conclure une trêve entre les combattants kurdes et l’armée syrienne, mais cette mission a échoué.

Selon la source diplomatique arabe précitée, les Kurdes estiment en effet que le moment leur est favorable : avec la volonté internationale de lutter contre Daech et avec les données géographiques qui les placent au premier rang de ceux qui doivent lutter contre cette organisation terroriste, ils ont une chance de pouvoir compléter « leur canton » et proclamer leur autonomie. Ils bénéficient, dans ce projet, de l’appui d’Israël et d’une certaine bienveillance américaine. Mais ils ignorent encore jusqu’où elle peut aller et ils craignent en fait que le moment venu, les Américains décident de céder sur ce point pour satisfaire notamment les Turcs et les Iraniens.

Pour l’instant, les Saoudiens leur ont aussi proposé leur aide, notamment pour les financer et les armer. Mais les Kurdes restent prudents, ayant été souvent lâchés par les puissances régionales et internationales, après des promesses alléchantes. C’est pourquoi ils estiment aujourd’hui qu’il faut créer un fait accompli avant que les intérêts géopolitiques poussent les puissances impliquées dans ce conflit à modifier leurs positions.

Or c’est justement ce même moment qu’ont choisi les Turcs pour contre-attaquer et s’impliquer enfin dans la lutte contre Daech à Jarablous, aux côtés des combattants de l’opposition syrienne. D’un côté, ils s’inscrivent dans la guerre contre le terrorisme aux côtés des Américains et de l’autre, ils empêchent les Kurdes de remporter des victoires… Il y a désormais tellement d’acteurs dans le nord de la Syrie que selon la source diplomatique arabe, on peut dire que l’avenir de la région se joue dans cet espace