«Je suis en transe quand je tire : le Liban face au problème des tirs de célébration

Un homme célèbre la mort du ministre syrien de la Défense Daoud Rajha, à Tripoli (Liban), en 2012 (AFP)

Selon les ONG, les tirs en public ont tué au moins 90 personnes cette année. Mais pour les militants, modifier la loi ne changera rien au fait que quatre millions d’armes sont détenues par des civils au Liban
Sara Sleiman a été tuée par balle alors qu’elle sortait d’un restaurant. Son meurtrier n’avait pas l’intention de l’abattre.

Énervé à cause d’un embouteillage à Zahlé, dans le centre du Liban, il s’était mis à tirer en l’air. Une balle a ricoché sur le trottoir et a touché l’enseignante de 24 ans à la tête.

Ghida Sleiman, la mère de Sara, se souvient avec effroi de la mort de sa fille, en mai dernier.
« Je n’avais jamais pensé que cela pourrait arriver, a-t-elle confié à MEE, en larmes. Nous avions déjà entendu des histoires sur les tirs et les accidents, mais je ne m’en étais jamais vraiment préoccupée. Jamais je n’ai pensé que cela nous arriverait. »

La police a délivré un mandat d’arrêt contre le tueur mais ne l’a jamais retrouvé. Sara Sleiman a été une victime de plus de la culture des tirs en public répandue au Liban.
Une tradition meurtrière

Il n’est pas rare au Liban de voir quelqu’un tirer en l’air pour exprimer ses émotions, que ce soit avec un AK47, un fusil de chasse ou un magnum. Cela peut être à l’occasion d’un mariage, d’un événement politique ou à l’annonce des résultats du brevet ou du bac. Certains tirent également pour exprimer la tristesse dans un enterrement ou la colère, comme dans le cas du meurtrier de Sara Sleiman.

Dans la plupart des cas, les tireurs utilisent des armes laissées par les conflits : le Liban en a traversé plusieurs, dont une guerre civile qui a fait au moins 150 000 morts et causé 17 000 disparitions entre 1975 et 1990.

Selon le Permanent Peace Movement, une ONG libanaise qui se concentre sur la résolution des conflits, Sara Sleiman est l’une des 90 personnes tuées à ce jour par des balles perdues en 2017.

Lundi dernier, le Premier ministre Saad Hariri et des groupes de la société civile ont lancé une campagne contre ce qui est devenu une tradition meurtrière.
Zeina Chamoun est journaliste et fondatrice du mouvement « Ne nous oubliez pas» (« Ma Tensouna »), à travers lequel les familles endeuillées font campagne pour que des mesures soient prises contre les tirs de célébration. « C’est une habitude culturelle, explique-t-il à Middle East Eye. Pour les hommes libanais, tirer avec une arme à feu est une démonstration de puissance. »

Pour contrer cette croyance, Saad Hariri a déclaré à l’occasion du lancement de la campagne : « Le vrai homme est celui qui respecte la loi et la vie des gens. Les hommes sont les soldats qui savent quand utiliser leur arme et quand tirer. Ceux qui tirent au hasard ne sont pas des hommes.

« Ils pensent qu’ils affirment leur virilité en tirant aveuglément, mais cela prouve en réalité qu’ils manquent de virilité. »

Cette pratique est répandue dans toutes les couches de la société libanaise et le phénomène existe aussi dans d’autres pays de la région comme en Irak, en Jordanie, en Palestine, en Irak ou en Syrie.

Les tireurs réfléchissent rarement aux conséquences de leurs actes. Cet été, un père a tué accidentellement son propre fils en tirant pour célébrer les résultats du baccalauréat. Un homme de 88 ans a également été tué par une balle perdue lors des mêmes célébrations.

Des arrestations ont lieu mais les poursuites judiciaires sont rares. En juillet, le ministre de l’Intérieur Nohad Machnouk a suggéré que plusieurs tireurs arrêtés avaient ensuite été libérés en raison d’une protection politique.
La récente initiative du gouvernement Hariri n’est pas le premier effort déployé par les autorités libanaises pour sévir contre les tirs de célébration, mais jusqu’ici, ces mobilisations n’ont eu que peu d’effets.

La législation libanaise en la matière, qui remonte à 1959, n’aide pas beaucoup. Elle interdit de « tirer dans des zones résidentielles ou dans une foule » et punit les tireurs d’une peine maximale de trois ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 lires libanaises – 28 centimes d’euro aux taux de change actuels.

En 2016, un groupe de députés dirigé par Ghassan Moukhaiber, député du Bloc du changement et de la réforme, a suggéré de modifier la loi, mais ce projet n’a pas encore porté ses fruits.

Fadi Abou Allam, président du Permanent Peace Movement, affirme qu’il faut agir au-delà de la loi. « Au Liban, les coups de feu sont ancrés dans la tradition », explique-t-il.

« Les gens expriment des sentiments avec des armes à feu, la question ne peut donc pas être abordée uniquement d’un point de vue juridique ; nous devons cibler les habitudes culturelles. C’est pourquoi nous voulons que les dirigeants locaux mettent en œuvre un nouveau code de conduite. »

Ce nouveau code de conduite stipule que les dirigeants locaux doivent éviter les cérémonies où des coups de feu sont tirés et les encourage à arrêter leurs auteurs.

Toutefois, ce code pourrait faire face à un obstacle difficile à surmonter. Le Permanent Peace Movement estime que les foyers libanais abritent quatre millions d’armes – soit une arme par personne. Normalement, il est nécessaire d’avoir un permis de port d’arme pour détenir une arme – mais seulement 30 000 environ ont été délivrés.
Aucun effet dissuasif

À quelques pas du Conseil des ministres, dans le quartier beyrouthin de Zuqaq al-Blat, un groupe de six amis est réuni autour d’un café et d’une chicha. Ils reconnaissent qu’ils tirent des coups de feu avec leurs propres armes au cours de célébrations – mais ne souhaitent s’exprimer que sous couvert d’anonymat.

« Je tire en l’air chaque fois que Hassan Nasrallah [secrétaire général du Hezbollah] prononce un discours, parce que je l’aime », explique l’un d’entre eux.

Nasrallah a dans le passé condamné les tirs de célébration et menacé d’expulser les tireurs de son parti, appelant ses partisans « à s’abstenir catégoriquement de tirer », invitant tout le monde « à coopérer pour que cela ne se produise pas » et exhortant les responsables « à redoubler d’efforts pour que cela ne se produise pas».
Mais cela n’a pas effrayé ce partisan.
« Je sais qu’il a dit ça, mais je l’aime trop. Et certes, c’est dangereux et il y a des accidents, mais moi, personnellement, je sais tirer. Je ne vise pas les gens, je ne fais que tirer des balles en l’air et cela me procure un sentiment de joie. »

L’un de ses amis fait un geste vers le plafond, joignant les mains comme s’il tirait avec un fusil, et sourit. « Je suis en transe quand je tire, c’est hyper excitant. »

Un autre homme du groupe, plus âgé, ancien combattant de la milice chrétienne, essaie d’expliquer comment les choses en sont arrivées là. « Pendant la guerre civile, tout le monde achetait des armes à feu pour protéger son foyer et sa famille. Par la suite, nous les avons gardées et maintenant, nous les transmettons à nos fils. »

« Bien sûr que personne n’a de permis, mais qui va vérifier ? », ajoute l’ancien combattant. « Et même s’ils le font, quand il y a des dizaines d’hommes qui tirent dans les rues, que peuvent y faire les autorités ? »

Toutefois, des mères qui ont perdu un enfant de cette manière, à l’instar de Grace Safatli, ne veulent pas que d’autres familles connaissent le même chagrin.

« Ma fille avait 20 ans. Elle a pris une balle dans la bouche »

– Grace Safatli, mère d’une victime

Elle a perdu sa fille Eliane en 2015, dans la ville de Kaslik, banlieue nord de Beyrouth, à cause d’un tireur en colère.

« J’avais toujours peur quand ma fille sortait le soir, et j’avais raison », a-t-elle confié.

« Cette fois-là, elle sortait d’une discothèque quand un homme a commencé à tirer avec son arme. Ma fille avait 20 ans. Elle a pris une balle dans la bouche. »

« Ces gens sont des criminels et doivent être punis. »