Pour «Tous des oiseaux», vaste fresque sur fond de conflit israélo-palestinien, le Libano-Canadien Wajdi Mouawad a réuni un somptueux casting international d’acteurs polyglottes. Une diversité linguistique primordiale dans son parcours.
On a beaucoup parlé de la «diversité» sur les plateaux de théâtre, ces dernières années. Mais la diversité s’écoute autant qu’elle se constate dans la couleur d’une peau. Dans Tous des oiseaux de Wajdi Mouawad, les langues allemande, anglaise, hébraïque et arabe tricotent ensemble un mélodrame transcontinental et transgénérationnel qui empoigne une des notions les plus débattues du moment – celle d’«identité culturelle». Le texte de ce Roméo et Juliette israélo-palestinien, dans lequel les secrets de famille ricochent de génération en génération, depuis le camp palestinien de Sabra et Chatila en 1982 jusqu’au Manhattan de 2017, le texte de Tous des oiseaux, donc, est magnifiquement porté par des comédiens polyglottes, castés à l’international pour leur capacité à basculer d’une langue à l’autre dans des scènes d’engueulades polyphoniques. On n’avait peut-être jamais saisi, au théâtre, à quel point le recours aux langues étrangères pouvaient servir, non pas tant à géolocaliser les scènes, qu’à psychanalyser l’histoire. Né au Liban en 1968 avant d’émigrer en France puis au Québec, hier révélé par Incendies (porté à l’écran en 2010 par Denis Villeneuve), Wajdi Mouawad revient sur «l’aventure extraordinaire», «l’épreuve collective, intime et politique» qu’a été la fabrication de cette vaste fresque fédératrice, tendue entre romantisme et universalisme. Rencontre dans son bureau-bibliothèque de la Colline (Paris XXe), théâtre national qu’il dirige depuis 2016.
La plupart des acteurs de la pièce sont polyglottes. Et vous, combien de langues parlez-vous ?
Trois. Français, anglais et arabe. Ah pardon, quatre en fait, puisqu’il faudrait ajouter le québécois, la langue dans laquelle j’écris le plus volontiers, pour des raisons strictement dramaturgiques.
Vous leur accordez des fonctions affectives différentes ?
Parler arabe en public m’est extrêmement difficile parce que je suis immédiatement débordé d’émotion. C’est comme si j’étais hanté par celui que j’aurais été si je n’avais pas quitté le Liban à l’âge de 8 ans. Parler arabe publiquement, c’est alors comme approcher cette espèce de frère jumeau quantique, «celui que j’aurais été si…». Ça éveille une perte, sûrement. En privé, aucun problème. Je suis le plus jeune de ma famille, celui qui parle le mieux français mais le moins bien arabe – en revanche, je le comprends très bien.
Dans ma relation familiale, quand je passe au français, c’est que j’ai besoin soit de me défendre, soit d’attaquer. Là où ces bascules linguistiques deviennent plus puissantes, c’est dans les échanges avec mon père. Quand on aborde les questions de la mémoire de la guerre du Liban, du silence, de l’amnésie, par exemple, on rentre vraiment dans des conflits très violents. Adolescent, je n’ai pas été capable de me taire sur ces sujets. C’était donc extrêmement violent avec mon père et, dans ces moments-là, lui parlait en arabe et moi en français. C’était un combat de gladiateurs.
Comme dans Tous des Oiseaux lorsque le jeune Eitan, installé à New York, entre en conflit avec son père, un juif parti d’Israël pour vivre en Allemagne ?
Absolument, Raphael Weinstock, qui joue le père, c’est mon frère, y compris physiquement. Le même dogmatisme violent très dur, en même temps rempli de passion, d’amour – bref, un espace de paradoxes épouvantables. Donc oui, ce sont mes propres dialogues familiaux. Aux comédiens israéliens qui jouent le grand-père et le père, je demandais de trouver les clés pour savoir précisément ce qui pouvait leur faire changer de langue, entre allemand et hébreu. Je ne connais aucune de ces deux langues, ils m’expliquaient beaucoup. Quand je leur demande s’ils parlent de la Shoah en allemand, par exemple, ça les fait hurler de rire. Il y a un rapport à la langue qui est pour eux de l’ordre de l’émotion et de l’éthique. On jouait certaines scènes entièrement en allemand, puis en hébreu, puis on tricotait entre les langues, puis on renvoyait aux traducteurs. Il y avait nécessairement une forme d’adaptation, d’autant qu’en répétition, on n’arrivait pas toujours à voir la dimension symbolique de l’usage des langues.
C’est-à-dire ?
C’est seulement lors des premiers filages que je me suis aperçu que la langue de réconciliation dans la pièce, c’était l’allemand. En plus, elle se termine en allemand sur une réplique très émotive à la fin, la réplique d’Eitan. Au début j’avais dit à l’acteur Jérémie Galiana d’exacerber son émotion. Mais c’était impossible : l’expression émotive de la langue allemande avec une telle force… on a tous vu les mêmes images : on pensait à Hitler. Je me suis alors posé la question de finir en hébreu, mais notre dramaturge m’a interpellé sur le sens qu’aurait une fin en hébreu alors qu’on enterre un Palestinien. Là, je me suis souvenu d’une conversation avec le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Il s’avère que, là où ma pièce Incendies a été le plus montée, c’est en Allemagne (48 productions différentes). Un jour, je m’interrogeais là-dessus et il m’a dit : «Tu peux imaginer le sentiment de culpabilité que les Allemands peuvent avoir face à la situation du Moyen-Orient. Si jamais la paix est un jour signée sans que l’Allemagne y soit pour quelque chose, ce serait épouvantable.» On a conservé l’allemand à la fin mais avec un autre registre de jeu pour Eitan.
Est-ce qu’il vous importait que les comédiens aient eux-mêmes vécu l’émigration ou aient un quelconque lien intime avec le thème de la pièce ?
Dès que vous cherchez des acteurs qui parlent plusieurs langues, vous allez nécessairement tomber sur des histoires particulières. D’autant que je ne cherchais pas des comédiens qui aient appris ces langues mais qui les aient acquises. Sauf l’hébreu, peut-être, pour le personnage d’Eitan, qui est né en Allemagne de parents qui tiennent absolument à lui transmettre l’hébreu. Dramaturgiquement, ça s’explique qu’il ne le parle pas si bien que l’allemand et l’anglais.
Quels comédiens avez-vous eu le plus de mal à trouver ?
Les deux Israéliens qui parlent allemand et hébreu, bien sûr. Avec eux, avec Leora Rivlin, aussi, l’actrice qui joue la grand-mère, c’est une rencontre extraordinaire. Je n’ai pas le droit d’aller en Israël, eux n’ont pas le droit d’aller au Liban. Et ils en rêvent tous, de ce pays voisin mais inaccessible. Ce sont des comédiens qui ont des points de vue très affirmés sur la politique de leur pays, sur la situation très paradoxale dans laquelle ils se trouvent, entre leur attachement à cette terre, leur rapport aux Palestiniens, leur rapport à l’art, aussi. C’est schizophrénique. Rafael Tabor, l’acteur qui joue le grand-père, est roumain, a grandi en Hongrie avant d’arriver en Israël. On ne cherche pas impunément un acteur qui parle allemand et hébreu, on sait qu’on va nécessairement excaver des histoires.
Et qu’en est-il de Souheila Yacoub, la jeune actrice qui joue Wahida ?
Il fallait qu’elle parle l’arabe, anglais couramment, qu’elle soit bonne comédienne, jeune, et il fallait en plus que ce soit une bombe, physiquement. Je n’avais jamais fait un casting sur ce critère. Mon assistante Valérie Nègre, qui travaille au cours Florent, m’a dit qu’il y avait cette comédienne qui avait été miss Suisse, championne de gymnastique, qui rentrait au Conservatoire de Paris et qui parlait couramment arabe. Elle parle aussi couramment le roumain, le bulgare, le russe, grâce à ses entraîneurs de gymnastique.
Pourquoi était-ce important qu’elle soit si belle ?
Je voulais que le spectateur voie sa beauté avant son origine. Je voulais qu’il y ait un masque. Wahida le dit, dans la pièce (après un voyage au Moyen-Orient) : «Au fond, ça m’a protégée, je préférais mille fois qu’on me traite de tous les noms, qu’on me dise que je suis super belle, bonne à baiser, plutôt qu’on me dise que je suis arabe.» Etre arabe, ce n’est pas quelque chose qu’elle avait vraiment regardé de face. Et puis elle s’est rendu compte que je l’avais engagée un peu pour ça et que j’avais besoin qu’elle se pose des questions là-dessus pour qu’elle arrive à dire le texte. Les questions ne me regardent pas, les réponses non plus. Mais j’avais besoin d’acteurs qui profitent de cette aventure pour un re-questionnement personnel. Puis, le fait de se confronter à Jalal Altawil dont toute la famille est emprisonnée en Syrie, le fait qu’il y ait les Israéliens avec nous, du fait de la présence de toutes ces langues, origines, provenances géographiques, tout le monde a vécu une sorte d’épreuve personnelle. Ça a été toute la cuisine de ce spectacle, dont la fabrication a duré six mois en tout.
La fabrication même du spectacle parle des thèmes qui y sont déployés. Qu’en est-il de la diffusion internationale de la pièce, en fonction du contexte géopolitique ?
Là où on ne pourra jamais aller jouer, c’est au Liban, puisqu’il y a des Israéliens dans la pièce. En revanche, on pourrait la jouer en Egypte et en Jordanie. On a beaucoup de demandes mais pour l’instant, je me refuse à remplacer qui que ce soit. Sauf pour aller jouer en Israël parce que c’est trop important pour les acteurs. Jalal, le comédien syrien, ne pourra pas y aller puisque ça le mettrait en danger. Même chose pour moi puisque, comme citoyen libanais, c’est dans les lois, je n’ai absolument pas le droit d’y aller, ni de traiter avec un citoyen israélien. Je devais aller au Liban la semaine prochaine, je vais attendre un peu. Depuis deux mois, le Liban procède à un tas d’arrestations d’artistes supposés avoir traité avec «l’ennemi sioniste». D’ici un an, il est fort possible qu’il y ait une nouvelle guerre entre le Hezbollah et Israël. Tout ce qui peut exacerber les positions antagonistes est en train d’être utilisé.
Quelle importance ça aurait pour vous de pouvoir jouer Tous des oiseaux au Liban ?
(Long silence) Quand je joue Incendies au Liban, j’ai le sentiment d’écrire pour tout le monde, pour raconter notre histoire, et c’est un sentiment extrêmement puissant. C’est quand même étrange, mes pièces sont traduites en vingt langues mais pas en arabe. (Il se lève pour montrer sa bibliothèque). Regardez là, tous ces livres : l’histoire des chiites en Iran, l’histoire des maronites, la question de l’eau au Moyen-Orient, la question des relations entre économie et islam… Vous voyez, je ne lis que ça, je ne pense qu’à ça. Tout ce que je raconte parle de cette région, parle de la douleur ne pas pouvoir y aller, de ne pas pouvoir y jouer. Plus que l’exil géographique c’est cet exil artistique qui est extrêmement étrange.
Ève Beauvallet