Une présidence fabriquée au Liban…

Brusquement, le pays semble pris de frénésie. Après des mois, voire des années de lassitude et de désenchantement, les Libanais se sentent concernés, positivement ou non, par le soudain processus de déblocage présidentiel. Mais en réalité, ils ne mesurent pas leur chance de vivre les ultimes préparatifs de l’élection présidentielle, alors qu’autour d’eux, la région continue de baigner dans le sang.

Les images sont d’ailleurs significatives : d’un côté, la Syrie, le Yémen et l’Irak où les guerres continuent de faire rage et, de l’autre, le Liban et ses contacts politiques, ses annonces et ses mises en scène. C’est peut-être cela le fameux miracle libanais, dont les Libanais ne perçoivent pourtant plus la magie. Ils ont tort, car c’est sans doute ce qui rend ce pays unique dans la région et peut-être dans le monde. En dépit de toutes les crises, du pourrissement institutionnel, de la corruption qui a atteint des niveaux vertigineux, le Liban reste un espace de dialogue et le lieu où des ententes qui paraissent impossibles peuvent se réaliser.

Ainsi, au moment où le chef du courant du Futur Saad Hariri annonçait, dans une cérémonie officielle, son appui à la candidature du général Michel Aoun à la présidence, à partir de la Maison du Centre, à Aïn el-Tiné, les préparatifs se poursuivaient pour une énième séance de dialogue entre les représentants du courant du Futur et ceux du Hezbollah sous la houlette du président de la Chambre, Nabih Berry. Pour beaucoup de Libanais, ce dialogue qui se poursuit dans la plus grande discrétion n’a aucun intérêt. Ils oublient pourtant que c’est au cours d’une de ces réunions, tenue il y a trois mois, que le représentant du leader du Futur, Nader Hariri, a demandé à ses interlocuteurs du Hezbollah : si nous acceptons d’élire Michel Aoun à la présidence, accepteriez-vous le retour de Saad Hariri à la présidence du Conseil ? Cette question, posée comme par inadvertance, au milieu de discussions animées sur la Syrie et sur les moyens de limiter les tensions entre les sunnites et les chiites sur le terrain, est pourtant le fruit d’un long processus vécu par Saad Hariri et son camp. Ce processus qui avait commencé avec Michel Aoun est revenu vers lui, parce que toutes les autres possibilités n’ont pas abouti à un déblocage.

Ceux qui critiquent aujourd’hui Saad Hariri pour sa démarche ne peuvent pas lui reprocher de ne pas avoir tout essayé pour ne pas en arriver là. À partir de 2014, et même avant la fin du mandat du président Michel Sleiman, Saad Hariri avait entamé un dialogue avec Michel Aoun à Rome (pour éviter les fuites si courantes dans les milieux libanais de Paris) au sujet de la présidence. Le général Aoun avait annoncé son intention de présenter sa candidature et M. Hariri avait commencé par se montrer positif avant de revenir avec une proposition : proroger le mandat de Michel Sleiman même pour une courte période (un an), avant d’élire Aoun à la présidence. Cette proposition avait été formulée par un émissaire haririen quelques jours avant l’expiration du mandat de Sleiman, le 25 mai 2014. La proposition a été rejetée par Michel Aoun et ses alliés et le Liban a entamé la plus longue période de vacance présidentielle de son histoire contemporaine. C’est pratiquement un an plus tard que la situation a commencé à se clarifier, Saad Hariri ne pouvant pas passer outre au veto du ministre saoudien des Affaires étrangères de l’époque, le prince Saoud el-Fayçal.

Le chef du Futur a essayé toutes les options qui s’offraient à lui : appuyer la candidature du leader des Forces libanaises d’abord pour faire élire un président du 14 Mars, puis pour tenter d’obtenir le retrait de la candidature de Michel Aoun afin de choisir un candidat dit centriste. Il a ensuite porté son choix sur le chef des Marada, Sleiman Frangié. En vain. Il s’est heurté à l’opposition de Michel Aoun et de son allié, le Hezbollah, soutenu par le président de la Chambre, qui ont empêché le quorum des deux tiers requis pour l’élection présidentielle d’être atteint. Il n’avait donc plus d’autre choix, s’il voulait préserver sa base, que de se résoudre à appuyer la candidature de Aoun. D’autant que les institutions libanaises étaient en train de s’effondrer, alors que le pays est à la veille de l’organisation d’élections législatives qui ne peuvent pas être reportées en raison de la grogne populaire et de l’érosion des partis politiques.

De plus, la situation régionale n’a pas évolué en faveur des choix de Hariri et de son camp politique : en Syrie, le régime n’a pas sauté comme prévu ; l’Arabie saoudite est embourbée dans une guerre terrible au Yémen, elle est pointée du doigt par les instances internationales et notamment aux États-Unis ; les Américains sont en situation régressive dans la région, face à l’intervention directe des Russes ;la République islamique d’Iran a rejoint le concert des nations, et même si elle est critiquée, elle n’est plus ostracisée ; et la France, qui aurait pu être pour lui d’un grand soutien, a d’autres priorités. Saad Hariri s’est donc retrouvé bien seul pour sortir de cette impasse.

Il a finalement fait son choix, et il l’a annoncé avec non seulement du courage, mais aussi de la décence, de la franchise et beaucoup de dignité. Le discours qu’il a prononcé est un mélange de politique et d’humain qui rappelle Rafic Hariri dans ses grands moments, lorsqu’il faisait toujours le choix du compromis au lieu d’une confrontation destructrice pour le pays.

Une nouvelle page s’ouvre désormais pour le Liban, non pas tant dans l’identité des personnes, que dans ce qu’elles représentent. Pour la première fois depuis des décennies, l’option présidentielle est purement libanaise, même si elle a été imposée en partie par des facteurs régionaux. L’accord est donc interne, sans interférences étrangères, et le président sera un choix purement libanais. C’est un peu comme si le Liban était en train de reconquérir sa souveraineté. Les dossiers conflictuels restent nombreux et le contexte régional explosif, mais le Liban peut et doit s’en sortir. Le grand défi est de parvenir à intégrer l’éventail le plus large possible de parties et de personnalités à ce nouveau processus