Ils ont planché sur leurs “voisins”. Invités du Lyon BD Festival en juin, cinq membres de la nouvelle génération de la BD libanaise exposent leurs créations dans un parking et illustrent le foisonnement du genre dans la région.
“Le voisinage, c’est un pilier de la construction sociale au Liban, des rapports entre les gens”, explique Raphaëlle Macaron, 28 ans, commissaire de cette exposition temporaire et dessinatrice.
Avec les autres artistes conviés par Mathieu Diez, directeur du festival, elle a eu carte blanche pour décliner ce thème sur les murs d’un parking du groupe LPA – dont le PDG Louis Pelaez encourage les vernissages souterrains pour “humaniser” ses garages à voitures – situé dans le quartier central de la Guillotière.
Cette diplômée de l’Académie libanaise des Beaux-Arts, où elle a obtenu un master en BD, a choisi de décortiquer “la mécanique du racisme” en six planches qui font parler les habitants – chrétiens, sunnites, chiites, druzes ou alaouites – d’un immeuble “typiquement beyrouthin”.
Avec toujours le même début – “Moi j’adore mes voisins, mais s’il y a une seule personne dans l’immeuble…” – et la même fin: “Je sais de quoi je parle, ils sont tous pareils”. Et la même rengaine qui jaillit en couleur au milieu de l’encre de Chine : “Tu ne sais pas ce qu’ils nous ont fait pendant la guerre”.
“Nous avons au Liban un racisme particulier qui repose sur une expérience traumatisante, que les générations précédentes transmettent à leurs enfants. C’est à nous de ne plus reproduire ce schéma absurde de la détestation”, estime Raphaëlle Macaron.
Joseph Kai, 29 ans, dévoile des extraits d’un album en préparation où un agent artistique fait découvrir au lecteur des lieux de Beyrouth, de son quartier, de son immeuble.
Pour l’auteur, la question du voisinage rejoint celle de l’espace public, déconsidéré selon lui dans son pays au profit de la seule sphère privée. Sous le titre “sissies” (chochottes en anglais), il s’intéresse dans ce chapitre aux paliers, aux cages d’escalier et à la fausseté des relations qui peuvent s’y nouer au quotidien.
Briser les tabous
“Chilling with Putin” de Tracy Chahwan, 26 ans, raconte son récent périple effectué avec une amie journaliste pour un reportage dans le village de Ghajar, à cheval entre la partie du Golan occupée par Israël et le Liban, dont les habitants sont des musulmans alaouites d’origine syrienne.
Une destination impossible au coeur des conflits de la région, où elles ont croisé, à Tyr, des affiches à la gloire de Vladimir Poutine lors de la dernière présidentielle russe, comme pour ajouter à la complexité de la géopolitique locale.
Avec Barrack Rima et Karen Keyrouz, les cinq exposants contribuent à une revue libanaise fondée en 2007, Samandal, qui incarne au Proche-Orient le renouveau d’un genre longtemps confiné aux rayons pour enfants, dont l’ouverture au public adulte se heurte encore à la censure.
D’abord trimestrielle, Samandal est devenue annuelle et thématique depuis 2014; le dernier volume, consacré à l’utopie, a été imprimé en risographie, technique tendance, écologique, de qualité, et en trois langues – arabe, anglais et français – pour son dixième anniversaire. Son tirage de 1.150 exemplaires est “énorme” à l’échelle du Liban, souligne le collectif.
D’autres publications ont vu le jour comme l’égyptienne Tok Tok, la marocaine Skefkef ou la tunisienne Lab619, sur fond de printemps arabes. Toutes témoignent d’une volonté d’indépendance éditoriale et de briser des tabous comme l’homosexualité. Leur usage des dialectes et leur diversité graphique vont de pair avec le rejet d’une BD “panarabe” qui a pu servir la propagande dans le passé.
L’exposition lyonnaise dure jusqu’au 17 juin. A Angoulême, le musée de la BD rassemble jusqu’en novembre le travail de près de 50 dessinateurs et dessinatrices d’une dizaine de pays (Algérie, Liban, Libye, Syrie, Maroc, Tunisie, Jordanie, Égypte). Un recueil de “nouvelle bande dessinée arabe” est parallèlement sorti en février aux éditions Actes Sud.