CIUDAD DEL ESTE, Paraguay – Les embouteillages ont commencé bien avant le pont international de l’Amitié, qui relie les villes de Foz do Iguaçu et Ciudad del Este. Une file de voitures, vans, bus et camions se dirige vers le Rio Paraná, frontière naturelle entre l’est du Paraguay et le sud-ouest du Brésil.
Tandis que des femmes vendent de l’eau et de quoi grignoter sous un soleil ardent, seules les motos progressent entre les voies embouteillées. Étant donné la circulation et la chaleur, je décide qu’il vaut mieux descendre du bus et traverser le pont à pied.
Les formalités à la frontière ne sont, comme leur nom l’indique, que des formalités. Les camions sont contrôlés mais la plupart des véhicules et des piétons sont invités à passer avec indolence. Pas besoin de visa de sortie ou d’entrée pour les gens qui veulent passer la journée dans la « ville de l’Est » du Paraguay.
Bien que franchir la frontière se soit révélé facile, j’ai ressenti une certaine tension en entrant à Ciudad del Este. Quoi de plus normal après vingt ans de reportages décrivant cette ville « du Far West » (en réalité à l’est du Paraguay) comme un nid d’islamistes, de terroristes et de criminels endurcis ?
Le Paraguay a été le troisième pays, après les États-Unis et le Guatemala, à transférer son ambassade en Israël à Jérusalem. Pourtant, Ciudad del Este, la seconde plus grande ville du Paraguay après sa capitale, Asunción, a souvent été décrite comme un bastion du Hezbollah, mouvement politique et militant libanais parmi les plus farouches ennemis d’Israël.
Parmi les accusations portées contre le « parti de Dieu » libanais : il gèrerait des camps d’entraînement dans la forêt, mènerait des opérations de blanchiment d’argent, projetterait une attaque sur le sol américain avec l’aide d’al-Qaïda ou serait impliqué dans un trafic de drogue avec le Premier commando de la capitale (PCC), la plus célèbre organisation criminelle du Brésil.
Prime Minister Benjamin Netanyahu and his wife Sara, along with Paraguayan President Horacio Cartes, attended the opening of the Paraguayan Embassy in Jerusalem. PM Netanyahu and Paraguayan President Cartes unveiled the plaque and signed the guestbook.https://t.co/WCDZornhky pic.twitter.com/Bl3LDvLFJn
— PM of Israel (@IsraeliPM) May 21, 2018
Traduction : « Le Premier ministre Benyamin Netanyahou et sa femme Sara, avec le président paraguayen Horacio Cartes, ont assisté à l’inauguration de l’ambassade paraguayenne à Jérusalem. Le Premier ministre Netanyahou et le président paraguayen Cartes ont dévoilé la plaque commémorative et signé le livre d’or. http://www.pmo.gov.il/English/MediaCenter/Events/Pages/eventParaguayanEmbassy210518.aspx… » – Premier ministre d’Israël (@IsraeliPM)
Cependant, à première vue, rien n’indique la présence du Hezbollah. Il n’y aucun drapeau jaune et vert du parti. Aucun portrait du dirigeant du Hezbollah Hassan Nasrallah ou du guide suprême iranien Ali Khamenei. Aucune affiche représentant des martyrs, aucun graffiti, tag ou slogan.
Au lieu de cela, je suis accueilli par une série de panneaux d’affichage et de publicités vantant des produits et des magasins. Des vendeurs de rue proposent de tout : des maillots de Manchester United, des lunettes de soleil ou des pilules de Viagra.
Les centres commerciaux, aux noms tels que Paris, Madrid et Mona Lisa, distribuent toutes les grandes marques de téléphonie, d’électronique, de sportswear, d’instruments de musique, de cosmétiques, de parfums et d’alcools.
Tandis que Foz do Iguaçu (Foz) est l’une des principales attractions touristiques d’Amérique du Sud, grâce aux chutes d’Iguazú, sa ville sœur de l’autre côté du pont est le plus grand supermarché du continent. On comprend aisément pourquoi.
Un appareil photo professionnel Canon équipé d’un objectif coûte 2 800 dollars (2 400 euros). Au Brésil, le même appareil coûte plus de 4 000 dollars (3 400 euros), sans objectif. Le dernier smartphone coûte facilement quelques centaines de dollars de moins, tandis qu’une bouteille de whisky coûtera moitié moins.
« En moyenne, vous payez 40 % de moins qu’au Brésil », indique l’homme derrière le comptoir.
Environ 5 000 Libanais à Ciudad del Este
Alors comment ce paradis du shopping s’est-il forgé une réputation de repère pour le Hezbollah ? Il suffit de se promener dans les nombreux centres commerciaux de la ville pour constater que l’arabe est la langue la plus parlée après l’espagnol et le portugais.
Ciudad del Este abrite de nombreux Égyptiens, Syriens et Palestiniens, mais surtout des Libanais.
Les plus visibles sont les jeunes hommes à l’allure soignée, en jeans et baskets, qui se contentent apparemment de traîner et de plaisanter.
Au Liban, on les appellerait des chebab. Pour la plupart, ils ont autour de 20 ans. Ils viennent principalement du Liban du Sud et, dans une moindre mesure, de la plaine de la Bekaa, le fief du chiisme au Liban où le Hezbollah bénéficie traditionnellement d’un fort soutien.
« Il y a environ 5 000 Libanais à Ciudad del Este et environ 5 000 de plus à Foz », relève Ali Farhat, un journaliste libanais qui vit dans la région depuis dix-huit ans.
« Ils étaient plus nombreux, mais un certain nombre d’entre eux sont partis en raison de la crise économique sévissant au Brésil et de la concurrence accrue avec les Bangladais, qui coûtent moins cher. »
Par ailleurs, le Brésil abrite environ huit millions de personnes d’ascendance libanaise, dont 50 000 vivent et travaillent à Foz et Ciudad del Este.
Les premiers immigrants libanais sont arrivés à la fin du XIXesiècle. De nombreux autres ont suivi pendant et après la Première Guerre mondiale, tandis que la vague d’immigration la plus récente est due à la guerre civile libanaise et à l’occupation israélienne du sud du Liban.
La plupart des Libanais de Ciudad del Este appartiennent à cette catégorie.
« Je voulais rester au Liban, mais je ne trouvais pas de travail, même [comme éboueur] chez Sukleen », témoigne Yahya Awali, 42 ans, originaire de Touline, une petite ville du sud du Liban.
« Mon frère vivait déjà à Ciudad del Este et m’a suggéré de venir et de tenter ma chance. »
C’est ce qu’Awali a fait, et même très bien. Il a commencé par travailler pour un commerçant chinois, gardant les yeux ouverts et tendant l’oreille pour faire progressivement son chemin. Aujourd’hui, il possède une licence exclusive pour les outils de réparation pour une marque chinoise de téléphonie mobile.
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« Dans les années 1990, Ciudad ne ressemblait en rien à la ville d’aujourd’hui », explique Awali, qui parle couramment le portugais et l’espagnol.
« Il y avait quelques magasins, mais aucune grande tour ni aucun centre commercial. Et c’étaient surtout les Chinois qui géraient les affaires. Les choses ont commencé à changer en 1994, lorsque le Brésil a changé sa monnaie nationale, remplaçant le cruzeiro par le réal, qui était basé sur le dollar américain. »
« Soudain, le Paraguay est devenu une destination abordable pour le Brésilien moyen et les affaires ont décollé. »
Comme de nombreux Libanais, Awali travaille à Ciudad mais vit à Foz, profitant d’un meilleur niveau de vie. « Au départ, la plupart des Libanais travaillaient pour les Chinois qui importaient les marchandises », poursuit-il. « Mais ensuite, ils ont fait eux-mêmes le voyage en Chine pour acheter des marchandises et ont ouvert leurs propres magasins. »
Selon Awali, il y a aujourd’hui quatre types de Libanais à Ciudad. Tout d’abord, les chebab, qui font des petits boulots dans la ville ou des allers-retours au Brésil pour vendre des marchandises. Beaucoup ont du mal à joindre les deux bouts.
Ensuite, il y a les commerçants. Certains possèdent un petit étal, d’autre un grand magasin. Puis, il y a ceux qui détiennent une licence exclusive et enfin, quelques-uns qui possèdent un centre commercial.
« Au regard de la loi, vous pouvez entrer au Brésil avec 350 dollars de marchandises par mois, sans avoir de droits de douane à payer », explique Yahya.
« Vous devez déclarer tout ce qui dépasse ce montant. Maintenant, les agents des douanes ne s’intéressent pas aux personnes qui achètent un téléphone ou un appareil photo, mais à celles qui achètent en gros. Les gens traversent le pont en espérant ne pas être contrôlés. Ou ils traversent le fleuve en bateau en amont. S’ils se font prendre, ils paient 70 % de droits de douane et une amende. »
En parlant du Hezbollah
« Est-ce que vous appréciez Nasrallah ? », me demande un commerçant.
« C’est un homme politique intelligent, mais cela ne signifie pas que je suis d’accord avec tout ce qu’il fait. Et vous ? »
« Je l’apprécie », hésite-t-il. « Mais je n’aime pas la guerre. Je suis contre la guerre. »
Et alors que je demande de développer, il me fait rapidement comprendre qu’il ne souhaite pas poursuivre cette discussion.
Le Hezbollah est un sujet sensible à Ciudad del Este. Demandez à n’importe quel chebab son avis sur le Hezbollah et la plupart d’entre eux se montreront méfiants. Leur réaction ne serait pas étonnante sachant ce qui est arrivé au jeune Mustafa Khalil Meri.
« S’il attaque l’Iran, Bush est mort en deux minutes », avait-il déclaré à deux journalistes de NBC en 2007.
« Nous sommes musulmans. Je suis le Hezbollah. Nous sommes musulmans et nous défendrons nos pays chaque fois qu’ils seront attaqués. »
Cette unique citation a suffi à attribuer à Meri l’étiquette de « fervent milicien du Hezbollah » et de « terroriste » potentiel susceptible d’infiltrer les États-Unis via le Mexique. Au vu de telles libertés journalistiques, il n’est pas étonnant que les gens aient peur de parler.
Le journaliste Ali Farhat n’est pas de ceux-là. « J’ai grandi à Beyrouth mais je suis originaire du sud du Liban », raconte-t-il.
« En raison de l’occupation israélienne, nous n’avons pas pu nous rendre dans le village de ma famille avant sa libération par le Hezbollah et d’autres. Pour cette raison, je leur dis ”merci”. Si les soldats américains avaient libéré mon village, je leur en aurais été reconnaissant aussi. Mais ils ne l’ont pas fait. »
Pendant 22 ans, l’armée israélienne a occupé environ 10 % du territoire libanais jusqu’à l’an 2000, lorsqu’elle a été contrainte de se retirer sous la pression de la résistance de plus en plus efficace menée le Hezbollah.
« Vous pouvez être d’accord avec le Hezbollah ou non, mais ne venez pas me dire que c’est une organisation terroriste »– Ali Farhat, journaliste
« Cependant, être reconnaissant ne signifie pas que je suis d’accord avec tout ce qui concerne le Hezbollah », nuance Farhat qui, comme Awali, vit à Foz.
« Par exemple, je serre la main aux femmes et je n’apprécie pas le rôle du Hezbollah dans la politique libanaise. Ils devraient combattre la corruption. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne voterai pas aux élections. »
Farhat n’était pas le seul à avoir choisi de ne pas voter aux élections législatives libanaises au début du mois, les premières depuis 2009.
Seuls 2 141 Libanais vivant au Brésil se sont inscrits sur les listes électorales, presque tous résidaient à São Paulo.
L’opinion de Farhat concernant le Hezbollah est répandue au Liban. Beaucoup de gens, y compris des sympathisants, critiquent le Hezbollah, à leurs yeux trop à son aise dans un système qu’ils jugent corrompu.
D’autres critiquent son rôle en Syrie, où les combattants du Hezbollah jouent un rôle majeur en soutenant le gouvernement du président Bachar al-Assad. Cependant, de nombreux Libanais conviendront que le Hezbollah a un rôle à jouer pour contrer tout nouvel acte d’aventurisme militaire d’Israël.
« Vous pouvez être d’accord avec le Hezbollah ou non, mais ne venez pas me dire que c’est une organisation terroriste », s’emporte Farhat.
« Le Hezbollah n’est pas Daech [le groupe État islamique] ni al-Qaïda. Ce n’est pas le Hezbollah qui a attaqué Paris, Madrid ou Bruxelles. Ni Beyrouth ! Deux personnes de Foz sont mortes dans les attaques terroristes de Beyrouth. Elles étaient en vacances. L’une d’entre elles était une adolescente de 17 ans. »
Les pays sud-américains semblent partager l’avis de Farhat puisqu’aucun d’entre eux n’a désigné le Hezbollah comme une organisation terroriste.
C’est le cas de l’Argentine, bien que le secrétaire d’État américain Rex Tillerson ait discuté d’une plus grande collaboration dans la lutte contre le Hezbollah avec son homologue argentin en février dernier.
« En ce qui concerne le Hezbollah, nous avons également […] parlé de la façon dont nous devons nous attaquer tous ensemble à ces organisations criminelles transnationales – trafic de stupéfiants, trafic d’êtres humains, contrebande, blanchiment d’argent – parce que nous constatons aussi des liens avec les organisations terroristes » a déclaré Tillerson lors d’une conférence de presse.
Le 11 septembre et la guerre contre le terrorisme
Les accusations comme celles de Tillerson sont apparues pour la première fois à la fin des années 1990, à la suite des attentats à la bombe contre l’ambassade d’Israël et le bâtiment de l’Association mutuelle israélite argentine à Buenos Aires, survenus respectivement en 1992 et en 1994.
Les enquêteurs israéliens ont affirmé que les suspects soutenus par l’Iran avaient planifié les attentats depuis Ciudad del Este. Les deux affaires n’ont toutefois jamais été résolues et personne n’a jamais été arrêté.
La liste des allégations s’est rapidement allongée après les attentats du 11 septembre perpétrés par al-Qaïda à New York et à Washington en 2001.
De nombreux articles et reportages ont prétendu que des agents iraniens et du Hezbollah, mais aussi des islamistes égyptiens et palestiniens et même al-Qaïda, avaient établi une présence à Ciudad del Este. Ces acteurs contrôlaient le trafic de drogue transfrontalier et prévoyaient de s’infiltrer aux États-Unis, a-t-on rapporté.
En 2003, l’experte en terrorisme Jessica Stern a décrit la zone frontalière entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay, avec Ciudad del Este comme capitale, comme « la nouvelle Libye, un endroit où des terroristes aux idéologies disparates, des rebelles marxistes colombiens, des suprémacistes blancs américains, le Hamas, le Hezbollah et d’autres se rencontrent pour échanger leur savoir-faire ».
« Les choses ont vraiment empiré après le 11 septembre […] Depuis lors, Dieu sait combien d’opérations de renseignement américaines et paraguayennes ont eu lieu »– Ali Farhat
Dès le 20 septembre 2001, l’ancien sous-secrétaire à la Défense Douglas J. Feith a même proposé de bombarder la zone frontalière pour «choquer le réseau ennemi, peut-être en le frappant là où une réponse américaine n’était pas attendue ».
« Les choses ont vraiment empiré après le 11 septembre », souligne Farhat. « La police paraguayenne a commencé à attaquer des magasins, à accuser et à arrêter des gens. Depuis lors, Dieu sait combien d’opérations de renseignement américaines et paraguayennes ont eu lieu.
« Le FBI a une présence permanente ici et nous savons tous que nos téléphones sont sur écoute. Mais qu’ont-ils trouvé pendant toutes ces années ? Assad Barakat ! »
En 2004, le département du Trésor des États-Unis a décrit Barakat comme « le principal agent de liaison de Hassan Nasrallah en Amérique du Sud », l’accusant de mettre en œuvre « des tactiques musclées » tout en « [dirigeant] un réseau financier soutenant le Hezbollah ».
Barakat était déjà derrière les barreaux à l’époque. En 2002, les autorités brésiliennes l’avaient arrêté et extradé au Paraguay pour des accusations similaires. Farhat, qui a écrit un ouvrage consacré à l’affaire, est convaincu que Barakat a été érigé en bouc émissaire à un moment où la « guerre contre le terrorisme » était en plein essor.
« Tout a commencé en 1998 à cause d’un conflit avec un autre homme d’affaires qui, à un certain moment, a accusé Barakat d’être du Hezbollah », raconte Farhat.
« Après les attentats du 11 septembre, les médias paraguayens sont revenus dessus et ont publié des centaines d’articles accusant Barakat d’être un dirigeant du Hezbollah. Néanmoins, les preuves à la disposition de la police, qui comprenaient une vidéo du Hezbollah que Barakat avait téléchargée sur Internet, étaient si minces qu’il a finalement été reconnu coupable d’évasion fiscale. »
Depuis sa libération, Barakat continue de vivre à Foz avec son épouse brésilienne et ses trois fils.
« J’ai essayé de le faire parler de son expérience, mais il veut juste qu’on le laisse tranquille », poursuit-il.
D’autres affaires ont secoué l’actualité. En 2008, par exemple, Nemr Zhayter a été arrêté au Paraguay et extradé pour avoir prétendument tenté d’introduire de la cocaïne aux États-Unis.
En 2010, le Paraguay a arrêté Moussa Ali Hamdan, accusé d’avoir fourni un soutien matériel au Hezbollah en vendant des produits, de l’argent et des passeports contrefaits. Hamdan a été piégé par un agent infiltré du FBI et extradé vers les États-Unis.
En 2013, Wassim Fadel a été arrêté à Ciudad del Este. Il avait envoyé une « mule » en Europe : la jeune Paraguayenne de 21 ans a été appréhendée avec 1,1 kg de cocaïne dans le ventre.
Selon la police paraguayenne, Fadel a transféré l’argent qu’il a empoché grâce au narcotrafic et au piratage de CD et de DVD vers des comptes appartenant à des individus liés au Hezbollah dans des banques en Turquie et en Syrie.
Alors qu’il semble évident que Zhayter, Hamdan et Fadel se sont rendus coupables d’actes criminels, il existe peu de preuves tangibles de liens clairs avec le Hezbollah. Étaient-ils effectivement des agents du Hezbollah ou plutôt de petits délinquants entretenant une sympathie pour le Hezbollah ?
« Je ne dis pas que rien ne se passe à Ciudad del Este, voyez-vous », précise Farhat.
« Peut-être que si. Je sais qu’il y a eu des Libanais impliqués dans la contrebande de drogue. Certains sont morts en s’y essayant. Mais le fait est que pendant toutes ces années, il y a eu très peu de preuves tangibles d’une présence du Hezbollah, alors que nous vivons sous surveillance constante. »
« La plus endormie des cellules dormantes »
Farhat n’est pas le seul à penser cela. Greg Grandin, historien à l’université de New York, a tourné en dérision les efforts continuellement déployés par les experts de droite pour dépeindre l’Amérique du Sud comme une menace islamiste pour les États-Unis.
Résumant une série d’accusations, il conclut dans le journal The Nation que l’Amérique latine doit avoir « la plus endormie des cellules dormantes ».
« L’idée que la zone entre les trois frontières est un foyer de camps d’entraînement pour les terroristes est répandue depuis des décennies, mais elle a également été systématiquement démentie », a écrit Christopher Sabatini, expert de l’Amérique du Sud à l’université de Columbia et rédacteur en chef de la revue Americas Quarterly, en janvier 2017.
« De nombreuses enquêtes réalisées par le département d’État, la CIA et les ambassades ont tellement ratissé la région que cette dernière doit être l’une des régions les plus étudiées par la communauté américaine du renseignement dans l’hémisphère occidental », a-t-il ajouté.
« L’idée que la zone entre les frontières soit un foyer de camps d’entraînement pour les terroristes est répandue depuis des décennies, mais elle a également été systématiquement démentie »– Christopher Sabatini
Même l’ambassade américaine à Asunción, la capitale du Paraguay, semble consciente que la menace constituée par le Hezbollah à Ciudad del Este est exagérée.
Une page WikiLeaks contenant un câble diplomatique américain datant de 2007 signale l’existence d’activités illicites, telles que du trafic de drogue et de marchandises de contrefaçon ou encore du blanchiment d’argent.
Le câble soupçonne cinq familles étendues, dont celle de Barakat, de faire partie des principaux acteurs du trafic de drogue et d’autres crimes majeurs.
Néanmoins, il stipule également que « le Hezbollah jouit d’une petite présence directe et non opérationnelle sur le terrain, mais [que] la plupart des Libanais se trouvant dans la zone entre les trois frontières sont des sympathisants du Hezbollah, voire des soutiens financiers. »
Ce câble souligne le fait que des chapeaux circulent lors des sermons du vendredi à la mosquée chiite du prophète pour récolter des contributions, dont une partie est potentiellement envoyée au Liban pour finir dans les poches du Hezbollah.
Gains financiers et jeux politiques
Néanmoins, les allégations renvoyant à une menace islamique en Amérique du Sud et dans la zone entre les trois frontières semblent tout simplement vouées à ne pas disparaître. Les médias et certains think tanks continuent de produire à foison les affirmations les plus folles sur une présence présumée du Hezbollah et de l’Iran non seulement au Paraguay, mais aussi à Cuba, au Venezuela et en Colombie.
Les raisons de l’évocation de ce danger sont diverses. Sabatini soutient sans ménagement que de nombreux experts opérant dans les cercles politiques de Washington pêchent des subventions ou des emplois en gonflant les problèmes que les éléments plus haut placés de l’échelle veulent entendre.
Il a relevé un article récent écrit pour Foreign Policy par Emanuele Ottolenghi et John Hannah : « La seule chose qui aurait pu faire de cet article un appel du pied encore plus vil à l’attention des responsables aux postes gouvernementaux aurait été de placer une phrase d’ouverture telle que : “Regardez-nous. Nous avons réussi à relier toutes les préoccupations de cette administration. Nous attendons votre nomination” », affirme-t-il.
Il y a d’autres raisons en jeu. Ottolenghi et Hannah travaillent pour la Foundation for Defence of Democracies (FDD).
Financé par le milliardaire de Las Vegas Sheldon Adelson, ce groupe est l’un des think tanks pro-israéliens les plus agressifs, tous ayant intérêt à dépeindre le Hezbollah et l’Iran sous le jour le plus sombre possible.
Les motivations financières peuvent également jouer un rôle. « Le Paraguay est payé plusieurs millions de dollars par an pour coopérer avec les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme », souligne Farhat.
« Le pays ne souhaiterait pas voir cette source de revenu se tarir et doit donc présenter de temps à autre des allégations. »
Le Paraguay fait partie du programme d’assistance antiterroriste du département d’État américain ainsi que du Groupe d’action financière d’Amérique latine. Le pays a adopté une législation en matière de financement de la lutte contre le terrorisme qui lui permet de geler et de confisquer sans délai des avoirs en lien avec le terrorisme.
Selon la dernière mise à jour disponible de l’ambassade des États-Unis, néanmoins, « il n’y a pas eu de condamnations pour financement du terrorisme ni d’actions à geler en 2016 ».
Pourtant, la police paraguayenne pourrait utiliser de différentes manières ces pouvoirs de grande envergure. « J’ai connaissance d’au moins une affaire dans laquelle la police a menacé d’accuser un homme d’affaires libanais de liens terroristes », rapporte Farhat. « Il a payé 50 000 dollars pour mettre fin aux allégations. »
En 2016, le Paraguay se classait 130e sur 168 dans l’Indice de perception de la corruption établi par Transparency International, qui a indiqué que les agents de police étaient connus pour extorquer « des sommes en l’échange d’une protection » aux entreprises et aux citoyens.
« Un jour, des policiers paraguayens accompagnés d’un homme de l’ambassade américaine sont entrés dans mon magasin », raconte un Libanais qui a souhaité conserver l’anonymat.
« Ils voulaient savoir si je vendais des produits contrefaits, ce qui n’était pas le cas. Puis le gars de l’ambassade a souhaité discuter avec moi en privé. Il m’a demandé de garder les yeux ouverts et de tendre l’oreille et il m’a donné un numéro de téléphone. Si quelque chose de suspect si produisait, je devais appeler. L’homme ne m’a pas proposé d’argent, mais en retour, il pouvait s’assurer que les autorités ne me dérangeraient pas. Je n’ai jamais appelé. Mais je sais qu’il y a des centaines de personnes qui le font pour s’assurer que la police ne soit plus sur leur dos. »
Une « coopération en matière de renseignement » avec Israël
Les Américains et les Paraguayens ne sont pas les seuls à garder un œil sur Ciudad del Este. En 2016, un responsable du ministère israélien des Affaires étrangères a déclaré au Jerusalem Post que l’institution était impliquée depuis plusieurs années dans une « coopération en matière de renseignement » dans la zone frontalière.
Même l’Arabie saoudite, qui vient de terminer la construction de la plus grande mosquée de Ciudad del Este, s’y est invitée.
« Quand je suis revenu du hadj, je cherchais un emploi », raconte un ami sunnite libanais se trouvant à São Paulo, sous couvert d’anonymat.
« Je vivais encore à Foz à l’époque. Un employé du centre islamique m’a mis en contact avec l’ambassade saoudienne. Ils m’ont emmené à Brasilia et m’ont proposé 200 dollars par mois pour garder un œil sur la communauté chiite. »
« Nous devons nous assurer que tous les formulaires et tous les papiers sont correctement remplis à 100 %, car la plus infime erreur peut nous causer beaucoup de problèmes »– Yahya Awali, commerçant
Les allégations continues, la présence d’informateurs, de policiers et potentiellement d’agents étrangers à Ciudad del Este ont créé une atmosphère de peur et de suspicion, où tout le monde semble observer tout le monde et où les erreurs peuvent s’avérer coûteuses.
« Nous devons nous assurer que tous les formulaires et tous les papiers sont correctement remplis à 100 %, car la plus infime erreur peut nous causer beaucoup de problèmes », explique Awali.
« Depuis environ un an, nous ne pouvons transférer que 1 000 dollars par mois à l’étranger, alors qu’auparavant, c’était 7 000 dollars par jour. C’est uniquement le cas pour nous, les Libanais. »
Mais le gouvernement paraguayen a peut-être aujourd’hui une autre raison de gonfler la menace représentée par le Hezbollah.
En 2007, un câble de l’ambassade des États-Unis a rapporté que 80 % de l’argent blanchi au Paraguay était soupçonné d’être transféré via Banco Amambay, une banque appartenant à un multimillionnaire qui possède également des terres le long du Rio Paraná.
L’homme en question est Horacio Cartes, l’actuel président du Paraguay, aujourd’hui l’un des plus proches alliés des États-Unis et d’Israël en Amérique du Sud.
Ce lundi, Cartes était aux côtés de Benyamin Netanyahou lors d’une cérémonie organisée dans la nouvelle ambassade du Paraguay à Jérusalem.
« Nous nous souvenons de nos amis. Nous n’avons pas de meilleurs amis que vous », a déclaré Netanyahou au cours de la cérémonie.
« Merci Horacio. Merci le Paraguay. »