Le substrat religieux de la laïcité dans les pays démocratiques est utilisé aujourd’hui pour dénoncer cette même laïcité, en contester la légitimité.
Oui, Marianne c’est Marie et Anne. Oui, la fraternité, troisième terme du triptyque, si elle évoque pour certains la franc-maçonnerie, vint s’ajouter à la liberté et à l’égalité sur l’insistance de religieux.
Or, comme s’interrogeait un précédent Ministre de l’Éducation Nationale, Vincent Peillon, faut-il poursuivre la tâche inachevée de la Révolution Française ? “Encore, soupire-t-il, si nous étions un pays protestant” (comme Ministre de l’Éducation Nationale, il ne lui aura sans doute pas échappé qu’à défaut d’être protestants, nous sommes protestataires).
C’est un faux débat. Pour trois raisons au moins :
1. Une laïcité qui ne serait pas d’une manière ou d’une autre portée par une mystique et retenue par une morale tournerait vite à la dictature : l’athéisme du communisme et le néo-paganisme nazi l’ont suffisamment montré.
2. Cette “dénonciation” part du principe qu’il n’a existé de laïcité que dans un cadre chrétien. Le parcours de Michel Aflak, le co-fondateur avec Salah al-Din al-Bitar, du Parti laïc Baas, est intéressant. C’est à Paris que Michel Aflak, né en 1910 dans une famille orthodoxe, rencontre al-Bitar, musulman sunnite. D’abord attiré par les mouvements socialistes, voire communistes, Michel Aflak évolue vers l’islam. En 1943, année de la fondation du Parti de la Renaissance Arabe (Hizb al-Ba’ath al-Arabi), Michel Aflak prononce un discours qui fera date : “A la mémoire du Prophète arabe”. “L’Islam, déclare-t-il, a été la pulsion vitale qui a révélé aux Arabes les potentialités et les forces latentes qui résidaient en eux. Il les a projetés sur la scène de l’Histoire. L’Islam est la meilleure expression du désir d’éternité et d’universalité de la nation arabe. Il est arabe dans sa réalité et universel dans ses idéaux.”
3. Rejeter la laïcité dans telle ou telle de ses expressions parce qu’elle puise dans un héritage voire une pratique religieuse, c’est adopter une vision bien totalitaire de cette religion et figée. Née de rien, héritée de personne, elle serait une idéologie qu’il suffirait de dénoncer ou de combattre pour parvenir à une organisation idéale de la société coupée de toute référence et de toute transcendance. Prenons la religion chrétienne : elle est le produit, au moins, de la rencontre entre le monothéisme juif et l’universalisme grec ; elle s’est développée par le triple effet de l’acceptation du martyr, de l’expansion militaire et de l’adossement à l’extraordinaire organisation administrative mondialisée romaine. La Bible elle-même, produite par un peuple semi-nomade, n’aurait pas été écrite telle qu’elle l’a été sans le contact avec les civilisations mésopotamienne, égyptienne, cananéenne, persane etc. Enfin, les religions ne sont pas des ensembles figés. Ce sont des pratiques, combinaisons de rites et de spiritualité selon des degrés divers en fonction des époques, des influences culturelles nationales ou locales et des individus.
La tentation de la page blanche a produit trop de souffrances au XXème siècle pour qu’au XXIème siècle, pour qu’on n’ait pas en “occident” la sagesse – que nos Anciens, eux, avaient -, de reconnaître que la modération est une force et requiert du courage. Notion étrange d’ailleurs que celle d’ « occident », car nous sommes autant le lieu où le soleil se couche que celui où il se lève. Aussi n’est-il pas étonnant que l’adage latin “In medio stat virtus” fasse l’objet de nombreux contre-sens de traduction : ce n’est pas l’éloge mièvre d’un juste milieu ; c’est le rappel que le maintien de la modération (les Romains furent rarement en état de paix) requiert des qualités viriles au sens étymologique du mot “virtus”.
Citons pour finir cette réflexion de Tzvetan Todorov dans son “Nouveau désordre mondial – Réflexions d’un Européen” (Robert Laffont, 2003).
Voici tout d’abord comment l’éditeur présente l’objet de l’essai de l’écrivain franco-bulgare : “Force ou droit ? Hyperpuissance ou monde “multipolaire” ? Derrière les débats nés de la guerre d’Irak et de ses conséquences se cachent les inquiétudes durables d’un nouveau désordre mondial.
Homme des deux rives, ayant vécu aux Etats-Unis, Tzvetan Todorov […] prolonge sa réflexion [sur le nouveau désordre du monde] par une série de propositions, parfois inattendues, destinées à fonder une “puissance tranquille” européenne. Europe malmenée, Europe divisée, “vieille Europe” peut-être… Mais si cette Europe-là, riche de sa diversité, forte de sa mémoire, émergeait enfin, à l’heure décisive ?”.
Voici maintenant ce que Todorov dit de la laïcité :
“Laïcité. Paradoxalement, l’idée de laïcité provient d’une tradition religieuse : le christianisme. En affirmant : “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu” (Mt, XXII, 21) et “Mon règne n’est pas de ce monde” (Jn, XVIII, 36), le Christ pose la séparation radicale entre Ciel et Terre, entre le théologique et le politique. La laïcité désigne, non l’absence ou le rejet du religieux, mais cette séparation même, et donc le refus d’imposer les valeurs chrétiennes par le glaive. Malgré la formule christique originelle, la séparation ne s’est pas opérée sans peine, au sein même de la tradition chrétienne. Le christianisme devenant la religion officielle d’un État, la tentation est grande de régler les lois de la cité des hommes d’après celles de la cité de Dieu et de soumettre le pouvoir royal à l’autorité du chef de l’Église, le pape. […]
Le contraire de la laïcité est l’idéocratie, c’est-à-dire la confusion entre idéologie et État. Celle-ci peut prendre la forme de théocratie, le clergé décidant des choix politiques des hommes ; mais aussi – et c’est sous cette forme que la menace s’est concrétisée au XXème siècle en Europe – celle du totalitarisme, lorsque le Parti, porteur de l’idéologie, se confond avec l’État. L’expérience traumatisante du communisme et du nazisme rend les Européens particulièrement vigilants à l’égard de toute infraction à la laïcité. C’est aussi probablement la partie du monde où les pratiques religieuses sont le plus strictement réservées à la sphère privée.
Ce choix a une conséquence importante. Puisque Ciel et Terre ne sont pas en continuité, toute tentative d’établir un paradis terrestre est bannie. Les États laïcs contemporains ne se proposent pas d’assurer le triomphe définitif des valeurs qu’ils défendent, ni de guérir l’humanité de ses tares une fois pour toutes. L’homme est résolument imparfait, ses sociétés sont critiquables et le resteront.” (pp. 98-99)
Clotilde de Fouchécour