Les discussions interminables sur une éventuelle loi électorale ont mis en évidence de profondes divergences entre les différentes parties politiques, notamment entre celles qui étaient considérées comme des alliées. Dans les salons politiques, les critiques pleuvent sur la plupart des personnalités, et en particulier sur le CPL et son chef, le ministre Gebran Bassil, accusés d’être passés du discours national rassembleur à un discours confessionnel et sectaire. Pourtant, en 2006, notamment pendant la guerre israélienne de juillet et août, les positions du général Michel Aoun et de son bloc parlementaire avaient créé l’événement, en appuyant clairement la résistance face à l’agression israélienne, facilitant ainsi l’accueil des déplacés du Sud dans les régions du Mont-Liban et du Nord, et contribuant largement à déjouer les plans israéliens de discorde confessionnelle interne.
Dix ans plus tard, ceux-là mêmes qui avaient loué le général Aoun et son courant s’en prennent au chef du CPL en l’accusant de « confessionnaliser » le débat politique en cherchant à « restituer les droits des chrétiens ». Même si ces critiques ne remettent pas en cause l’accord stratégique de Mar Mikhaël conclu entre le courant aouniste et le Hezbollah en février 2006, elles créent un malaise et suscitent des interrogations dans les milieux populaires et politiques.
Pourtant, le dialogue entre les dirigeants du CPL et ceux du Hezbollah se poursuit quotidiennement et il porte aussi bien sur les questions de fond que sur les détails. Mais les deux camps préfèrent pour l’instant ne pas avoir à rappeler constamment l’entente profonde qui les lie. Selon des sources proches des deux courants, les divergences sont dues à des approches différentes de la situation globale.
Pour le CPL, il est vrai que les chrétiens ont perdu la guerre en 1989. Ce qui a abouti à l’accord de Taëf qui a réduit les prérogatives présidentielles de façon significative au profit du Conseil des ministres, qui devait être présidé par Rafic Hariri, dont la personnalité et l’influence permettaient de concentrer les pouvoirs en sa personne.
Aujourd’hui, le contexte est différent, et il pourrait être favorable à un rétablissement d’un équilibre confessionnel au sein des pouvoirs. Autrement dit, il n’est pas question de redonner aux chrétiens les privilèges qu’ils avaient avant Taëf, mais de leur accorder des droits qui leur permettraient de se sentir égaux de leurs compatriotes des autres communautés, c’est-à-dire ayant un poids réel dans les élections, avec des voix qui comptent et qui peuvent amener au Parlement des élus de leur choix. Quel est donc ce contexte favorable ? Il se résume en quelques points. D’une part, les musulmans ne peuvent plus être considérés comme un bloc unique, en raison des rivalités aiguës entre les sunnites et les chiites dans l’ensemble de la région. D’autre part, les conflits régionaux ont eu des répercussions sur la situation locale et le rapport des forces. Le courant prédominant chez les sunnites, à savoir le courant du Futur, a donc été affaibli avec l’affaiblissement de l’Arabie saoudite sur le plan régional, et, d’autre part, si le Hezbollah est devenu plus fort sur le plan interne, il reste isolé sur le plan international et la cible d’une guerre sans merci de la part de l’Occident qui le classe parmi les organisations terroristes. Enfin, en raison des dommages subis par les chrétiens dans la région, en particulier en Syrie, en Irak et en Égypte, le CPL estime qu’il est important pour la présence des chrétiens au Moyen-Orient de leur donner un message fort à travers le renforcement de leur rôle dans l’équation politique au Liban.
À partir de ces considérations, le CPL estime que les chrétiens du Liban sont appelés à être plus influents sur la scène interne, et cela dans l’intérêt des autres composantes du tissu national, à savoir les sunnites et les chiites.
Jusque-là, le Hezbollah était d’accord avec cette approche. Mais les divergences ont commencé lorsqu’il s’est agi de la concrétiser à travers une nouvelle loi électorale. Le Hezbollah prône la proportionnelle intégrale, qui, même si elle lui fait perdre quelques sièges chiites, lui permet de faire élire des alliés sunnites, druzes et même chrétiens, autres que le CPL (Sleiman Frangié, le PSNS, etc.). De son côté, le CPL considère que ce mode de scrutin n’est pas dans l’intérêt des chrétiens, qui, selon les listes électorales, ne constituent que 35 % des électeurs. Comment pallier ce manque en profitant au maximum de la parité entre sièges chrétiens et musulmans prévue dans la Constitution, c’est là tout le défi qu’essaie de relever le chef du CPL dans les projets successifs qu’il a proposés.
À cette divergence que certains peuvent qualifier d’importante, il faut ajouter le rôle du président de la Chambre, qui n’a jamais caché son manque d’enthousiasme envers l’élection de Michel Aoun à la présidence. Nabih Berry considère ainsi que le chef de l’État et le CPL l’ont dans leur collimateur, et qu’il s’appuie sur son alliance avec le Hezbollah pour tenter de consolider sa position et éviter ce qu’il estime être des coups potentiels qui lui sont destinés. Dans cet affrontement feutré, M. Berry peut compter, d’une part, sur le fait que le Hezbollah ne veut pas de dissensions internes au sein de son environnement populaire, et, d’autre part, sur l’appui du leader druze Walid Joumblatt.
Le véritable enjeu est donc moins confessionnel qu’il n’y paraît, et les intérêts personnels ont leur rôle dans ces divergences