C’est en Arabie saoudite que le président de la République, le général Michel Aoun, doit entamer aujourd’hui sa première visite officielle, honorant ainsi la promesse qu’il avait faite en novembre dernier au roi d’Arabie, par le biais de son émissaire Khaled, fils de Fayçal ben Abdel Aziz, gouverneur de La Mecque, de choisir Riyad comme première destination officielle dès qu’un gouvernement serait formé.
Cette visite, qui inclut un entretien avec le roi Salmane, est l’objet d’attentes ambitieuses de plusieurs parties politiques au Liban : certains y voient le pari gagné d’un recentrage du chef de l’État, parce que sa visite serait un acte concret – et non un simple discours – en faveur de l’Arabie ; d’autres prévoient que la visite prélude à un dégel de l’aide saoudienne à l’armée (une prévision assidûment – et presque exclusivement – entretenue en fin de semaine par les milieux du bloc du Changement et de la Réforme) ; certains enfin vont jusqu’à décrire le chef de l’État comme un médiateur potentiel entre les deux camps iranien et saoudien au Liban.
Mais force est de limiter pour l’heure la lecture de cette visite à ce qui en ressort dans l’immédiat : il s’agit d’une première prise de contact directe entre Riyad et Baabda, accompagnant la fin du vide qui avait alimenté le désintérêt de l’Arabie à l’égard du Liban. Cette visite est donc une expression de bonnes intentions, échangées entre Riyad et Baabda, à l’aune de la nouvelle relance institutionnelle.
Sauf que les motifs de cet acte diffèrent quelque peu pour l’un et l’autre.
Du point de vue de l’Arabie, son invitation au nouveau président prolonge sa position à l’égard du compromis Aoun : un compromis que le royaume aurait si ce n’est encouragé, du moins avalisé. Son appui à l’élection de Michel Aoun est avant tout un appui à la relance institutionnelle, obéissant au souci affiché de l’Arabie de veiller à l’efficacité de l’État au Liban sous l’égide de Taëf, ainsi qu’à sa stabilité. L’analyste politique et économiste Sami Nader décrit à L’Orient-Le Jour la distinction établie par l’Arabie, à la suite de l’élection de Michel Aoun, entre d’une part la relance des institutions et de l’autre la question du Hezbollah. De fait, les pays du Golfe avaient veillé à saluer le compromis Aoun, en assortissant leur démarche de nouvelles condamnations du terrorisme à l’adresse du parti chiite. Les griefs de l’Arabie à l’égard d’un Liban « otage » de Téhéran et de ses décisions unilatérales de guerre et de paix ne sont donc pas près de se taire. Ses « méfiances » à l’égard de la présence iranienne au Liban sont toujours là, pour reprendre le terme du chercheur Michaël Young.
Ces méfiances portent aussi sur la personne même du président de la République, issu avant tout des rangs du 8 Mars, en dépit des alliances formées avec des composantes du 14 Mars pour passer le pont vers la présidence de la République.
Mais de la même manière que l’Arabie tend à percevoir dans le déblocage de la présidentielle les chances d’un rééquilibrage des forces en faveur de son camp, elle fait montre de positivité à l’égard de la personne du chef de l’État, une attitude confortée, selon Sami Nader, par la double valorisation de Taëf et de la politique de distanciation dans le discours d’investiture, mais qui aurait aussi pour motif non négligeable, selon le journaliste Ahmad el-Ghozz, « le souci de l’Arabie de s’ouvrir aux partenaires chrétiens libanais, rouages de la parité ».
Aussi, en ouvrant ses portes à Michel Aoun, l’Arabie entendrait dans un premier temps tâter le terrain, c’est-à-dire « mieux comprendre le personnage Aoun » et mesurer ses positionnements le cas échéant, constate M. Young, sans donner à cette visite « protocolaire » une portée plus large que celle de « l’optimisme » actuel de l’Arabie.
Cet optimisme s’accompagne d’ailleurs, à Beyrouth, d’une relance remarquée des activités du chargé d’affaires saoudien, lequel aurait ouvert les portes de l’ambassade à un vaste éventail de personnalités sociales, culturelles, politiques et artistiques, rapportent plus d’un analyste à L’OLJ. L’Arabie aurait tout intérêt, en somme, à présumer positivement du nouveau régime.
Mais sa réémergence positive sur la scène libanaise serait à lire dans un contexte régional plus large : après s’être focalisée sur le Yémen pendant un an, entretenant un absentéisme sur les autres terrains régionaux, l’Arabie entendrait refaire acte de présence sur ces terrains, à l’aune du nouveau mandat américain. « Il faut s’attendre bientôt à un nouveau rôle de l’Arabie », estime ainsi l’analyste politique Moustapha Fahs.
La visite à Damas ?
Il serait toutefois hâtif de spéculer sur un retour prochain aux rapports qui avaient prévalu entre le Liban et l’Arabie avant l’épisode du gel de son aide à l’armée. Ni un dégel de cette aide n’est envisagé (à considérer qu’il soit au menu des discussions entre le président Aoun et le roi Salmane), ni les relations stratégiques entre l’Arabie et ses partenaires libanais traditionnels, comme le courant du Futur, ne semblent en voie de se raviver. « Il est des signes d’une ouverture saoudienne, qui ont des chances de se concrétiser positivement. Nous sommes optimistes quant aux relations bilatérales », a ainsi déclaré hier le ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, à la Voix du Liban 93.3, sans s’aventurer toutefois à projeter un dégel de l’aide militaire. Pour sa part, le mufti de la République, le cheikh Abdellatif Deriane, qui s’est envolé pour l’Arabie à la tête d’une délégation sur invitation de la Ligue du monde islamique, a assuré que « les relations libano-saoudiennes resteront fortes, et les Libanais fidèles à un royaume qui a toujours soutenu le Liban dans ses crises ».
Mais les questions stratégiques continuent de transcender tout compromis possible au Liban. Cependant, sur le silence imposé concernant les questions litigieuses s’est récemment greffée une curieuse baisse de ton du Hezbollah à l’égard de l’Arabie. Un constat qui supporte plus d’une explication. D’un point de vue régional, les préoccupations de Téhéran sont ailleurs, notamment dans son conflit plus direct avec la Turquie et sa rivalité stratégique de plus en plus marquée avec la Russie, explique Sami Nader en substance. Au niveau local, le silence du Hezbollah pourrait être le moyen de ménager le nouveau régime, d’entretenir l’impression d’une situation contenue sous l’égide du nouveau président. Et de maquiller superbement l’emprise de Téhéran sur le pays du Cèdre qu’il ne serait plus besoin de rappeler.
La visite en fin de semaine à Beyrouth du président de la commission de Sécurité nationale et de Politique étrangère du Parlement iranien, Alaëddine Boroujerdi, aurait porté avec elle, officieusement, une réaffirmation de l’engagement du Hezbollah en Syrie. Certains l’ont liée directement à la visite prévue de Michel Aoun en Arabie, estimant qu’au président libanais aurait été confié un message de Téhéran à l’adresse de ses hôtes à Riyad. Mais pourquoi le Hezbollah – qui avait critiqué dans un premier temps la promesse de Michel Aoun de se rendre à Riyad – se retient-il de dénoncer sa visite ? Comment expliquer son silence impromptu que par un aval tacite iranien à cette visite, qu’aurait confirmé M. Boroujerdi ? Parce qu’aux yeux du camp syro-iranien, et comme le constate Moustapha Fahs, la visite de Michel Aoun en Arabie serait d’une utilité pratique. Elle servirait à anticiper, en le justifiant, un autre déplacement, qui cette fois impliquerait davantage et de manière plus directe le chef de l’État dans les dossiers vitaux et problématiques : une visite à Damas…