Amin Maalouf : « L’Amour de loin », un opéra situé au Moyen Âge aux résonances modernes

Amin Maalouf présente à New York un opéra avec une thématique qui se joue de la réalité et du fantasme, et une langue lyrique aux résonances modernes. Photo S.Z.

Annonce, en fanfare, de la première de « L’Amour de loin » au Metropolitan Opera de New York, à partir du 1er décembre et dans les cinémas du monde entier, notamment à Beyrouth*, le samedi 10 décembre. Réputée pour la prudence de sa programmation, la vénérable institution a choisi cette année de sortir des sentiers battus en présentant une œuvre d’une partition « linéaire » contemporaine, composée il y a seize ans par la Finlandaise Kaija Saariaho, « une figure emblématique de la musique moderne », sur un livret de l’éminent écrivain franco-libanais Amin Maalouf, membre de l’Académie française depuis le 23 juin 2011. Le choix d’une femme compositrice est une première au Met depuis les représentations de « Der Wald » d’Ethel Smyth en 1903. Dans cette fascinante légende d’amour et de mort, où l’Occident et l’Orient se mêlent, l’académicien Amin Maalouf offre une variation lyrique subtile bien moderne. « Par certains aspects, c’est un opéra qui parle du Moyen Âge, mais par d’autres, c’est aussi un opéra qui parle du monde d’aujourd’hui », confie-t-il à « L’Orient-Le Jour » lors d’une discussion à bâtons rompus.
Ce n’est pas vraiment une première puisque « L’Amour de loin » a été écrit en 2 000 et mis en scène à Salzbourg il y a seize ans. Comment donc expliquer ce succès new-yorkais ?
New York étant la ville importante, essentielle, que l’on sait, notamment dans le domaine de la culture, de la musique et de l’opéra, la première new-yorkaise devait être tout aussi importante. Mais c’est vrai que L’Amour de loin a été créé à Salzbourg en 2000, dans une très belle mise en scène de Peter Sellars. Aujourd’hui, il y a une autre mise en scène, vraiment très belle également, féerique même, de Robert Lepage. Je pense que cela, en soi, est un événement.
Comment ce projet d’opéra a-t-il vu le jour ?
Tout a commencé il y a presque vingt ans. La compositrice Kaija Saariaho se trouvait à Salzbourg, en Autriche. Elle avait un projet d’opéra en tête. Et avait pris contact avec Gérard Mortier, qui était le directeur du Festival de Salzbourg, et avec Peter Sellars, qui était à l’époque à Salzbourg pour la préparation de l’opéra Saint François d’Assise de Messiaen. Les trois se sont réunis pour parler du projet d’opéra de Kaija Saariaho, et ils se sont demandé qui pourrait écrire le livret. Il me semble que Peter Sellars a proposé que ce soit moi. Je ne l’ai appris que quelques semaines plus tard, lorsque j’ai reçu une lettre du Festival de Salzbourg, signée par Gérard Mortier, qui me demandait si j’étais prêt à écrire un livret pour un opéra qui serait mis en musique par une jeune compositrice finlandaise. Il m’a parlé un peu d’elle et m’a envoyé quelques-unes de ses compositions, accompagnées d’un petit livre qui parlait d’elle. Je lui ai répondu aussitôt en disant que je n’avais jamais écrit de livret d’opéra. Ce n’est pas une chose à laquelle j’aurais pensé mais cela m’amusait et donc je n’ai pas hésité à dire oui. Quelques mois plus tard, en décembre 1997, ils sont venus à Paris, nous avons déjeuné ensemble et nous avons avancé sur ce projet.

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La collaboration entre vous était-elle harmonieuse ?
Nous nous sommes vraiment très bien entendus. Je ne connaissais pas Kaija ; nous sommes devenus, depuis, de grands amis. Je ne connaissais pas non plus Gérard ; il est resté un grand ami jusqu’à sa mort. Et Peter Sellars que je connaissais un tout petit peu est devenu un très grand ami. Je l’avais rencontré deux ou trois fois auparavant, une fois le jour où j’avais reçu le prix Goncourt, en 1993, et une autre fois lors d’une émission télévisée de Michel Field avec Toni Morrison, qui venait de recevoir le prix Nobel de littérature. Peter était là et nous avions beaucoup parlé. Nous avons commencé à nous rencontrer régulièrement Kaija, Peter et moi, pour avancer sur ce projet. Gérard m’a invité deux ou trois fois à Salzbourg parce que je lui ai dit que je connaissais assez peu le monde de l’opéra, notamment l’opéra moderne que je ne connaissais pratiquement pas. Et il s’est dit que ce serait bien de me faire connaître cet univers, et donc à chaque fois qu’il y avait une production intéressante au Festival de Salzbourg, il nous invitait et nous allions la voir. C’est un peu comme cela que j’ai commencé. Je ne dirais pas que je me suis familiarisé avec le monde de l’opéra moderne. J’ai commencé à être un peu moins ignorant dans ce domaine. Et pendant ce temps, j’ai écrit le livret de L’Amour de loin.

Quel cheminement pour écrire ce livret d’opéra et combien de temps cela vous a-t-il pris ?
Je n’avais aucune idée de la manière d’écrire un livret d’opéra. Je me suis mis à lire beaucoup de livrets d’opéra que je connaissais, juste pour savoir comment ça fonctionnait. Il y a beaucoup que je trouvais sans grand intérêt. Il y a quelques-uns qui étaient extrêmement intéressants. Je ne cherchais pas à faire une étude sur les livrets d’opéra mais simplement à m’imprégner de cette technique d’écriture du livret. À un moment donné, il fallait se jeter à l’eau. J’ai donc commencé à écrire. Je me souviens de l’avoir terminé en février 1999. Je suis allé à Salzbourg pour remettre le texte à Gérard.
Entre le moment où j’ai commencé à écrire et terminé, il y a eu un an.

Quelle relation entre l’Occident et l’Orient ?
C’est justement cette relation Occident/Orient, un sujet qui correspond à mon univers mental, qui a sans doute justifié mon choix. Mais l’idée d’un opéra sur un troubadour, nommé Jaufré Rudel, était déjà présente chez Kaija depuis longtemps. L’idée lui plaisait beaucoup. Elle y pensait depuis des années.

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Peut-on parler de la compositrice Kaija Saariaho ?
Kaija Saariaho est aujourd’hui une figure emblématique de la musique moderne. Elle n’aime pas beaucoup que l’on dise que c’est l’une des principales femmes compositrices de notre temps. Mais c’est vrai que dans le monde d’aujourd’hui, c’est une chose qui ne laisse pas indifférent. Quelqu’un faisait remarquer que le Metropolitan Opera n’avait pas programmé un opéra écrit par une femme depuis 1903. Depuis 113 ans ! C’est vrai, elle a réussi à s’imposer. Mais je le répète, ce n’est pas seulement parce que c’est une femme, mais parce c’est une compositrice qui a sa propre voie, dont la musique est reconnaissable, qui a réussi à s’imposer par sa présence, par sa production, par le respect qu’elle inspire à ses collègues compositeurs et à tous ceux qui s’intéressent à la musique. Donc elle prend vraiment de plus en plus d’importance dans le monde de la musique contemporaine.
« L’Amour de loin » est votre premier livret. Mais pas le dernier…
Comme la collaboration était réussie avec Kaija Saariaho, nous avons travaillé ensemble sur Adriana Mater, un opéra écrit en 2006 puis un oratorio, La passion de Simone, qui a été d’ailleurs joué à New York, il y a deux semaines, et Émilie, un autre opéra créé à Lyon, qui évoque la vie d’Émilie du Châtelet, une grande figure du XVIIIe siècle et égérie de Voltaire. J’ai écrit également un chant pour Kaija, intitulé Quatre instants, dont elle a composé la musique.

Pouvez-vous nous parler de cet amour courtois dans « L’Amour de loin ». La thématique et l’histoire appartiennent au Moyen Âge. Comment l’avez-vous modernisé ? Êtes-vous le passeur des deux rives ?
L’idée centrale de Jaufré Rudel – là je parle du vrai Jaufré Rudel, qui a été un des grands troubadours du Moyen Âge et a vécu dans le sud de la France – est ce concept d’amour de loin. C’est l’idée que l’on peut tomber amoureux d’une figure idéalisée. On peut voir certainement en cela une image de l’amour courtois. Il faut y voir aussi quelque chose en rapport avec le monde d’aujourd’hui, où il y a souvent une confusion entre la réalité et le virtuel, où l’on ne sait plus ce que sont les distances en termes de temps. L’idée de comparer un être réel à un être imaginaire, l’idée de tomber amoureux d’une personne ou d’une idée, à distance, sont très actuelles… Je dirais donc, par certains côtés, que c’est un opéra qui parle du Moyen Âge, et, par d’autres, c’est aussi un opéra qui parle du monde d’aujourd’hui…

* « L’Amour de loin » sur un livret opéra d’Amin Maalouf sera présenté à Beyrouth par Empire Première et Pathé Live, en direct du Metropolitan de New York, dans la salle du Circuit Centre Sodeco, ce samedi 10 décembre, à 19h55.

Le long parcours de l’amour

L’Amour de loin est un opéra en cinq actes basé sur un conte pur et passionné (dans la tradition de l’amour courtois du Moyen Âge), avec une thématique qui se joue de la réalité et du fantasme, et une langue lyrique aux résonances modernes. Trois personnages principaux : Jaufré Rudel, troubadour et prince de Blaye (Éric Owens, baryton), Clémence, comtesse de Tripoli (Susanna Philips, soprano) et le Pèlerin (Tamara Mumford, mezzo soprano) se meuvent dans une mise en scène « féerique » signée Robert Lepage, sous la direction musicale de la Finlandaise Susanna Mälkki.
L’histoire se déroule au XIIe siècle, en Aquitaine. Le troubadour Jaufré Rudel, prince de Blaye, lassé de sa vie de plaisirs, aspire à un amour différent, plus lointain.
Il s’embarque pour l’Orient. Ne lui a-t-on pas dit qu’à Tripoli vit la femme qui incarne son idéal d’un amour pur ? Hélas, Jaufré, frappé par la maladie, n’arrivera que pour mourir dans les bras de celle qui, avertie de son entreprise, a senti toute la beauté de cet amour de loin.
Publié aux éditions Grasset, L’Amour de loin a été créé à Salzbourg, en août 2000, dans une mise en scène de Peter Sellars, repris en novembre 2001 au théâtre du Châtelet à Paris, puis au Festival al-Bustan, en 2005 au Liban. Il a été joué à Londres en 2009.
La première de L’Amour de loin au Met a été accompagnée de trois événements au Guggeheim Museum, à la New York Public Library for the Performing Arts, et à la French Institute Alliance française (FIAF). Les discussions ont été menées et animées par le directeur du Met, Peter Gelb, en présence de la compositrice Kaija Saariaho, de Robert Lepage, de Susanna Mälkki de Susanna Philips et d’Amin Maalouf.