Alors que le gouvernement Hollande avait fait du départ de Bachar Al-Assad une priorité absolue, Emmanuel Macron a déclaré que la destitution du président syrien n’était pas un préalable à tout. Quelques jours plus tôt, c’est l’Allemagne qui condamnait les sanctions US contre la Russie. Historien spécialiste du monde slave et maître de conférence à l’INALCO, Bruno Drewski est l’un des experts interviewés dans notre dernier livre, Le monde selon Trump. Il nous éclaire sur le revirement de Macron ainsi que sur les relations mouvantes entre les Etats-Unis et l’Europe.
Emmanuel Macron a déclaré que « la destitution de Bachar Al-Assad n’était pas un préalable à tout ». Un revirement de taille pour la France. Comment l’expliquez-vous ?
Je pense que l’évolution de la situation en Syrie impose aujourd’hui aux autorités françaises de faire preuve de réalisme. À moins de s’engager dans une guerre totale au profit des mêmes terroristes responsables des attentats en France, elles ne peuvent plus s’empêcher de voir que l’armée syrienne est en train de gagner la guerre. Même si Israël et les Etats-Unis font tout pour retarder ce scénario. Sans une décision du Pentagone, l’hypothèse d’un engagement militaire français semble exclue. Le changement de gouvernement en cours à Paris donne donc le prétexte nécessaire pour changer de ton vis-à-vis de la Syrie.
La guerre contre la Syrie et son gouvernement semblant en passe d’être perdue, le gouvernement Macron se prépare sinon à accourir au secours de la victoire, au moins à la prendre en compte. Il essaiera sans doute en même temps de limiter et de retarder le plus possible les possibilités de rétablissement et de reconstruction de ce pays « rebelle » à l’ordre occidental. La crise récente entre les monarchies du Golfe et les intérêts de ces entités dans l’économie française ont également pu pousser le gouvernement Macron à faire preuve de plus de prudence. L’avenir dira si ce changement de ton ira plus loin en direction du réalisme et d’une réelle réconciliation franco-syrienne.
Quelques jours plus tôt, l’Allemagne critiquait vivement les nouvelles sanctions que veut imposer Washington à la Russie. Assistons-nous à la fin de la lune de miel entre l’Europe et les Etats-Unis ?
Depuis le début de la crise ukrainienne, l’Allemagne a toujours été divisée. D’un côté, une fraction de son patronat a un intérêt direct à coopérer le long de l’axe Eurasie-Asie, donc avec Moscou. De l’autre côté, certains continuent à suivre la politique des États-Unis, surtout à cause de la pénétration très ancienne d’importants secteurs de la bureaucratie allemande par les agents d’influence d’outre-Atlantique. La gauche allemande tend elle aussi vers une coopération avec la Russie.
Avec la crise de régime en cours à Washington, les gouvernements européens, en particulier l’Allemagne, se sentent un peu « orphelins », même s’ils gardent des contacts privilégies avec les cercles néocons (« interventionnistes libéraux » selon la nouvelle appellation « clintonienne »). Ces cercles avaient agi en faveur de l’élection de Hillary Clinton. Ils gardent une influence clef dans leur pays.
Enfin, depuis assez longtemps, les stratèges à Washington se méfient du potentiel d’autonomie de l’Allemagne et derrière elle de l’Union européenne. C’est pourquoi les Etats-Unis ont cherché à établir des relations privilégiées avec les pays de l’« Intermarium ». Terme de l’entre-deux-guerres qui recouvre l’isthme Baltique-mer Noire. Ce territoire permet de séparer l’Allemagne de la Russie par un axe Pologne-pays Baltes-Ukraine. Il pourrait éventuellement être élargi à d’autres petits pays voisins, selon le vieux modèle du « cordon sanitaire » devant entourer la Russie et la séparer de l’Europe occidentale.
Quel impact ces éventuels changements d’alliance pourraient-ils avoir sur les Etats-Unis ? Trump va-t-il se retrouver isolé sur la scène internationale ?
Ces évolutions tendent évidemment à affaiblir la position déjà difficile de Trump à Washington. Avec la crise de pouvoir en cours aux Etats-Unis, beaucoup de dirigeants européens jusque-là très atlantistes commencent à comprendre que le grand frère n’est plus ce qu’il était en termes de puissance, de santé économique et de cohésion interne. Cela menace la sécurité des institutions et des élites européennes qui se sentaient jusque-là protégées par le gendarme Otan. Car l’objectif de cette alliance militaire n’était pas seulement de se projeter vers l’extérieur, mais aussi de garantir la stabilité des instances dirigeantes européennes et de sécuriser les mouvements de capitaux en son sein.
Toutes ces nouvelles incertitudes ont en tout cas soulevé un vent de panique à Berlin, à Bruxelles, à Paris et ailleurs. Suffisant pour que les pays d’Europe de l’Ouest, au sein de l’UE ou de manière isolée comme le montre le Brexit, tentent à nouveau de devenir des puissances plus autonomes ? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais le contexte est là : crise du capitalisme mondialisé, crise de régime aux Etats-Unis, crise de l’Union européenne, échecs des politiques de l’OTAN hors de sa zone et désaffection massive des citoyens envers les régimes occidentaux… Tout cela pourrait amener une partie au moins des élites dirigeantes à envisager une recomposition de la scène politique internationale. Cela dépendra dans une large mesure des capacités économiques des uns ou des autres à forcer le destin dans une direction ou une autre.
Par ailleurs, avec la perte du contrepoids communiste et le verrouillage grandissant du système politique, médiatique et sécuritaire, tant au niveau national que supranational, les peuples semblent aussi de plus en plus désabusés. Cela peut évidemment entrainer une passivité grandissante, mais aussi provoquer des mobilisations de plus en plus fortes. Par exemple, alors qu’il n’a rassemblé qu’un faible pourcentage d’approbation de la part des électeurs, Macron a manifesté une certaine prudence dans la foulée du scrutin. Cela témoigne sans doute d’une nervosité au sein du régime actuel. Et cela pourrait pousser Paris à prendre plus d’autonomie par rapport à Washington. Des phénomènes semblables peuvent se produire dans d’autres pays de l’Union européenne, car partout, le mécontentement est perceptible.
Je ne pense pas que les élites actuelles des différents pays européens soient néanmoins déjà prêtes à faire un saut dans l’inconnu. Car ce n’est certainement pas l’esprit visionnaire, le courage politique et l’esprit de risque qui les caractérisent. Mais on doit se rappeler qu’à la veille du démantèlement du bloc soviétique, peu nombreuses étaient les élites des nomenklaturas locales alors prêtes à sauter vers l’inconnu. Toutefois, la désagrégation interne du système a finalement entraîné un phénomène généralisé de sauve-qui-peut vers l’Ouest. On ne doit donc pas exclure aujourd’hui un retour du balancier vers l’Est avec la crise généralisée du système économique, social et politique. D’autant plus qu’à l’Est, c’est désormais aussi le capitalisme, même si là-bas il est plus encadré par l’État.
Une refonte fondamentale de l’architecture internationale est donc possible. Elle n’entrainera pas forcément un changement de régime social, économique et politique. Il faudrait pour cela une véritable reconstruction des mouvements alternatifs et révolutionnaires. La pente vers la désagrégation du camp nord-atlantique semble malgré tout engagée. Les pays européens ont tout intérêt à prendre en compte le fait que le monde est désormais multipolaire, que le processus de rapprochement eurasiatique est lancé et que ce sont les puissances eurasiatiques, en particulier la Russie, qui sont en passe de reconstruire un équilibre dans les pays du monde arabo-musulman saccagés par l’aventurisme des Etats-Unis, d’Israël et de l’Otan.