Des académiciens se sont penchés sur l’option de combustion des déchets, dans une conférence de presse scientifique par excellence à l’AUB.
Loin du débat opposant traditionnellement hommes politiques et militants de la société civile, des arguments montrant que l’incinération n’est pas nécessairement adaptée au contexte libanais ont été avancés hier par des académiciens, experts de l’AUB. Leur approche était scientifique, méthodique, fondée sur des chiffres et des études. Ils évoquent la complexité technique, le taux très élevé de matières organiques (très peu aptes à être brûlées), le potentiel de pollution de l’air si l’entretien n’est pas suffisant, le problème des résidus toxiques, la corruption qui marque le secteur, l’historique douteux des autorités en matière de maintenance et d’application des normes, l’absence d’une autorité de contrôle dotée des prérogatives nécessaires, le coût exorbitant de cette technologie si elle doit être appliquée suivant les normes…
Dans un contexte où la municipalité de Beyrouth s’apprête à annoncer les appels d’offres pour l’achat d’un incinérateur (dont elle n’a pas encore précisé l’emplacement) et où le gouvernement se dirige vers cette solution, la conférence d’hier à l’Institut Issam Farès fait office de rappel à l’ordre.
Se sont succédé à la tribune Alain Chehadé, doyen de la faculté de génie et expert en pollution de l’air, Joseph Zeaïter, du département de génie chimique et expert en incinération des déchets, Issam Lakkis, ingénieur mécanique, Najat Saliba, experte en pollution de l’air et directrice du Centre de protection de la nature de l’AUB, et Jad Chaaban, économiste.
Les interventions ont beaucoup insisté sur la différence entre les pays européens, souvent cités en référence par les responsables, et le Liban, à commencer par la composition des déchets, à plus de 50 % organiques chez nous. Une composition qui, d’emblée, ne favorise pas la combustion. Sans compter que les pays européens qui ont recours à l’incinération, comme la Suède ou le Danemark, n’ont pas pour autant renoncé à encourager les pratiques comme la réduction des déchets à la base, le tri à domicile, le recyclage…
Pas de laboratoires spécialisés
Sans conformité à des normes très strictes, l’incinération peut devenir un problème de santé publique, en raison des émanations et des résidus toxiques. Selon les experts, l’incinération ne remplace pas purement et simplement les décharges : ce procédé laisse fatalement des résidus qui totalisent des centaines de kilos par tonne de déchets incinérés, ainsi que des eaux usées polluées et d’autres matières dangereuses. Le traitement de tous ces résidus doit donc être décidé antérieurement à l’installation de l’incinérateur, sachant qu’ils sont placés dans des décharges spécialement conçues pour cela en Europe et qui coûtent excessivement cher. Quant aux émanations, sans entretien continu et périodique (tests effectués), elles peuvent décharger des tonnes de dioxines et de furannes, des matières cancérigènes. M. Zeaïter s’est attardé sur l’argument selon lequel la température très élevée (850 degrés) détruit les dioxines, souvent retenu pour souligner l’absence de danger. Or selon l’expert, cette température n’est pas toujours constante et les dioxines peuvent se reformer à tout instant, sans compter que l’incinérateur en dégage un volume impressionnant à chaque fois qu’on le redémarre.
Quant à Najat Saliba, elle a fait remarquer que le Liban « n’a pas de laboratoires capables de mesurer les taux de dioxines et de furannes », des matières qui, a-t-elle rappelé, s’accumulent dans l’organisme sans être jamais évacuées. Comment de tels tests très sophistiqués et coûteux seraient-ils donc possibles? L’incinération pourrait de plus devenir un facteur de pollution de l’air…
Car de la pollution de l’air, il y en a bel et bien au Liban. C’est Issam Lakkis qui en a parlé, évoquant des simulations sur la présence éventuelle d’un incinérateur à deux emplacements : le premier à Horch Beyrouth et le second plus périphérique, à Dora. Si la situation est encore plus problématique dans le cas de Horch Beyrouth, qui se trouve à l’intérieur de la ville alors que le site de Dora est exposé à la mer, l’ampleur de la dispersion des polluants est visible dans les deux cas, et frappe plusieurs régions à des kilomètres à la ronde. Rien de rassurant donc, en cas d’émanations toxiques.
Des critères « dans le rouge »
Enfin, Jad Chaaban a parlé des implications sociales et économiques du choix de l’incinération, dans un contexte de production accrue de déchets (en présence des réfugiés), de manque de culture du tri et de la réduction à la base, de corruption marquant le secteur, de dispersion des responsabilités entre plusieurs institutions étatiques… Selon l’expert, pour décider du plan de gestion des déchets le plus adapté au cas du Liban, il faudrait prendre en compte les facteurs suivants : son impact environnemental, son occupation de l’espace, l’acceptation sociale, sa viabilité financière, la complexité technique, l’expertise locale disponible et les complications institutionnelles (nécessité de réformes, etc.). Or, a-t-il fait remarquer, les indicateurs de l’incinération sont dans le rouge pour tous ces critères, sauf l’occupation de terrains. Toutes les autres options citées, que ce soit les décharges sanitaires, le compostage anaérobique (transformation des déchets en compost en l’absence d’oxygène, technologie déjà utilisée dans une usine à Saïda), ou d’autres, se révèlent plus avantageuses pour le Liban.
L’expert a également insisté sur le coût très élevé de l’incinération, si celle-ci devait être pratiquée suivant les normes. Il a préconisé, pour tout plan à adopter, de respecter le principe de continuité, de décider de la décentralisation sur base de regroupements de quelque 300 tonnes par jour (fédérations de municipalités par exemple), de garder le contrôle et les décisions financières centralisées, de concevoir les contrats suivant le respect du principe de réduction des déchets, etc.
En bref, les experts recommandent de diviser les déchets par catégories, de trouver les solutions pour chacune d’entre elles (compostage, recyclage), puis de décider quelle option pour les quelque 10 % restants. Aura-t-on, alors, besoin de recourir à la technique complexe et onéreuse de l’incinération ?