Dans une longue enquête publiée dans le New York Times (NYT), vendredi 25 août, le journaliste Scott Shaneaug met à nu le rôle de l’Arabie saoudite dans la propagation d’une version rigide de l’islam, qui est à l’origine de la vague terroriste actuelle qui secoue le monde, et de l’idéologie extrémiste qui s’est développée dans de nombreux pays.
Selon le journaliste du NYT, les deux candidats à la Maison Blanche, Hillary Clinton et le républicain Donald Trump, ne sont pas d’accord sur beaucoup de choses, mais l’Arabie saoudite fait exception. La candidate démocrate a déploré le soutien de royaume wahhabite à «des écoles et des mosquées radicales à travers le monde, qui ont mis trop de jeunes sur la voie de l’extrémisme». M. Trump, lui, a qualifié les Saoudiens de «grands bailleurs de fonds du terrorisme dans le monde».
Farah Pandith, la première émissaire américaine auprès des communautés musulmanes dans le monde, a visité 80 pays, poursuit Scott Shaneaug. Elle a conclu que l’influence saoudienne est en train de détruire les traditions islamiques de tolérance. «Si les Saoudiens ne cessent pas ce qu’ils font, il devrait y avoir des conséquences diplomatiques, culturelles et économiques», a écrit la diplomate l’année dernière.
Selon le journaliste, pas une semaine ne passe sans qu’une émission de télévision ou une chronique dans un journal n’accusent l’Arabie saoudite de la violence «jihadiste». Sur HBO, Bill Maher a qualifié de «moyenâgeux» les enseignements saoudiens, alors que Fareed Zakaria a écrit dans le Washington Post, que les Saoudiens ont «créé un monstre dans le monde de l’Islam.»
«C’est désormais une idée commune, poursuit l’article du New York Times. L’exportation par l’Arabie saoudite d’une interprétation rigide, rigoriste, patriarcale, et fondamentaliste de l’Islam, appelée le wahhabisme, a alimenté l’extrémisme sur le plan mondial et contribué au développement du terrorisme… Le monde d’aujourd’hui est-il devenu un endroit plus divisé, dangereux et violent en raison de l’effet cumulatif de cinq décennies de prosélytisme, financé par le pétrole du centre historique du monde musulman?»
Citant William McCants, un chercheur du Brookings Institution, Scott Shaneaug souligne que «dans le domaine de l’Islam extrémiste, les Saoudiens sont à la fois les pyromanes et les pompiers. Ils favorisent une forme très toxique de l’Islam, qui dessine des lignes nettes entre un petit nombre de vrais croyants et tout le monde, musulmans et non-musulmans. Cela fournit un terreau idéologique aux jihadistes violents. Pourtant, dans le même temps, ils sont nos partenaires dans la lutte antiterroriste», poursuit M. McCants.
L’argent saoudien coule à flot
Interrogé par Shaneaug, Thomas Hegghammer, un expert du terrorisme norvégien, qui a conseillé le gouvernement des États-Unis, a déclaré que le prosélytisme saoudien a ralenti l’évolution de l’Islam, bloquant son accommodation avec un monde diversifié et mondialisé. «S’il devait y avoir une réforme islamique au 20ème siècle, les Saoudiens l’ont probablement empêché», dit-il.
L’argent saoudien a touché presque tous les pays ayant une population musulmane, de la mosquée de Göteborg en Suède à celle du roi Fayçal au Tchad, en passant par la mosquée du roi Fahad, à Los Angeles, à celle de Séoul, en Corée du Sud. Le soutien est venu du gouvernement saoudien, de la famille royale, d’organismes de bienfaisance saoudiens et d’organisations, y compris la Ligue musulmane mondiale, l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane et l’Organisation internationale islamique de secours. Ils ont fourni le matériel pour les impressionnants édifices et les programmes de prédication et d’enseignement.
Scott Shaneaug fait état «d’un large consensus» sur le fait que la propagande idéologique saoudienne a perturbé les traditions islamiques locales dans des dizaines de pays. Le royaume a dépensé, en un demi-siècle, des dizaines de milliards de dollars pour diffuser ses idées extrémistes.
«Dans certaines régions d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, par exemple, écrit le New York Times, les enseignements saoudiens ont changé la culture religieuse, l’orientant vers une tradition nettement plus conservatrice. Parmi les communautés de migrants musulmans en Europe, l’influence saoudienne semble être un des facteurs conduisant à la radicalisation. Dans les pays divisés comme le Pakistan et le Nigeria, le flot de l’argent saoudien et l’idéologie qu’il promeut ont exacerbé mortellement les dissensions religieuses».
Et le journaliste Scott Shaneaug de poursuivre: «Dans de nombreux pays, la version saoudienne de l’Islam sunnite encourageant l’exclusion, qui dénigre les juifs, les chrétiens, ainsi que les chiites, les soufis et des musulmans d’autres traditions, peut avoir rendu certaines personnes vulnérables face à l’attrait exercé par Al-Qaïda, l’État islamique et d’autres groupes jihadistes violents.»
«L’Arabie saoudite a produit non seulement Oussama ben Laden, mais aussi 15 des 19 pirates de l’air du 11 septembre 2001; a envoyé plus de kamikazes que tout autre pays en Irak après l’invasion de 2003; et a fourni plus de combattants étrangers à l’Etat islamique -2500- que tout autre pays, à l’exception de la Tunisie», écrit le journaliste américain.
Mehmet Gormez, un important ouléma turc, a déclaré au New York Times, alors qu’il était en réunion avec les religieux saoudiens à Riyad en janvier 2016, 47 personnes ont été exécutées en une seule journée pour des accusations de terrorisme, dont 45 citoyens saoudiens. Il a dit à ses interlocuteurs: «Ces gens ont étudié l’Islam pendant 10 ou 15 ans dans votre pays. Y’a-t-il un problème dans le système éducatif?». M. Gormez a fait valoir que l’enseignement wahhabite sape le pluralisme, la tolérance et l’ouverture à la science et l’apprentissage, qui ont longtemps caractérisé l’Islam. «Malheureusement, les changements ont eu lieu dans la quasi-totalité du monde musulman», a-t-il déploré.
«Daech» adopte les manuels saoudiens
Dans ce qui a constitué un grand embarras pour les autorités saoudiennes, l’organisation terroriste «État islamique» a adopté les manuels officiels saoudiens pour ses écoles. Sur les 12 ouvrages d’oulémas musulmans réédités par «l’État islamique», sept sont de Mohammad Ibn Abdel Wahhab, le fondateur, au 18ème siècle, de l’école saoudienne de l’Islam, a déclaré Jacob Olidort, chercheur à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient. Un ancien imam de la Grande mosquée de La Mecque, cheikh Adil al-Kalbani, a regretté dans une interview télévisée, en janvier 2016, que les chefs de Daech «tirent leurs idées de ce qui est écrit dans nos propres livres, nos propres principes».
Et Scott Shaneaug d’ajouter: «De petits détails des pratiques saoudiennes peuvent causer de gros problèmes. Pendant au moins deux décennies, le royaume a distribué une traduction anglaise du Coran, où des références aux juifs et aux chrétiens, mises, entre parenthèses, ont été ajoutées dans la première Sourate: «Ceux qui ont encouru Ta colère (comme les Juifs), ceux qui se sont égarés (comme les chrétiens)». Sayyed Hossein Nasr, professeur d’études islamiques à l’Université George Washington et rédacteur en chef de la Nouvelle étude du Coran, une version anglaise annotée, a déclaré que les rajouts saoudiens sont «une complète hérésie, sans fondement dans la tradition islamique».
De nombreux responsables américains, qui ont travaillé dans la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme, se sont forgés une sombre opinion de l’influence de l’Arabie saoudite, -même si, compte tenu de la sensibilité de la relation, ils sont souvent réticents à en discuter publiquement.
La dépendance des États-Unis à l’égard de l’Arabie saoudite dans la coopération antiterroriste -par exemple, les informations saoudiennes qui ont déjoué un complot d’«al-Qaïda» pour faire exploser deux avions américains en 2010- a souvent pris le pas sur les préoccupations concernant la propagation d’une idéologie radicale par le royaume. Et le généreux financement saoudien de Centres de recherche dans les universités américaines, y compris les institutions les plus élitistes, a dissuadé la critique et découragé la recherche sur les effets du prosélytisme wahhabite, selon M. McCants.
La semence du sectarisme
Dans un survol de l’histoire récente de l’Arabie saoudite, Scott Shaneaug écrit qu’en 1964, lorsque le roi Fayçal monta sur le trône, il s’engagea à propager l’Islam dans le monde. En quatre décennies, l’Arabie saoudite a construit, dans les pays n’ayant pas nécessairement une population majoritairement musulmane, 1359 mosquées, 210 centres islamiques, 202 collèges et 2000 écoles. L’argent saoudien a aidé à financer 16 mosquées aux Etats-Unis, quatre au Canada et d’autres à Londres, Madrid, Bruxelles et Genève, selon un rapport publié dans un hebdomadaire officiel saoudien, Aïn al-Yaqeen.
Ce rouleau compresseur idéologique a atterri dans divers endroits où les musulmans de différentes sectes avaient passé des siècles à apprendre à s’accepter les uns les autres. Sayyed Shah, un journaliste pakistanais préparant un doctorat aux Etats-Unis, a décrit l’effet dévastateur sur sa ville, non loin de la frontière afghane, de l’arrivée il y a quelques années d’un jeune prédicateur pakistanais formé dans un séminaire financé par l’Arabie. Les habitants du village ont longtemps pratiqué un mélange de croyances musulmanes, a-t-il dit. «Nous étions sunnites, mais notre culture, nos traditions étaient un mélange de chiites et Barelvi et Deobandi», a déclaré M. Shah. Le nouveau prédicateur, dit-il, a dénoncé le Barelvi et les croyances chiites comme fausse et hérétique, divisant la communauté. En 2010, «tout avait changé.» Les femmes, qui utilisaient des châles pour couvrir leurs cheveux et leur visage, ont commencé à porter le burqa intégral. Les militants ont commencé à attaquer les kiosques où les marchands vendent des CD de musique profane. Par deux fois, les terroristes ont utilisé des explosifs pour essayer de détruire le célèbre sanctuaire du village. M. Shah déplore que les familles soient désormais divisées. Selon lui, une génération entière a été «endoctrinée» avec des croyances rigides et impitoyables.