Après le Metn et Kesrouan, Ramco Trading & Contracting, une société spécialisée dans les travaux publics, a remporté l’appel d’offres pour le balayage, la collecte et le transport des déchets de la ville de Beyrouth. Montant du contrat : 70,8 millions de dollars sur cinq ans (renouvelables deux ans), pour 700 tonnes de déchets ménagers par jour. Le projet du nouvel opérateur, qui prendra ses fonctions en 2018, se veut ambitieux : tri à la source, camions ecofriendly, bennes enterrées dans les quartiers… Mais aucun objectif chiffré de recyclage ou de compostage n’a été annoncé. Il y a pourtant urgence. À peine 10 % des déchets de la capitale et du Mont-Liban étant revalorisés, les décharges du Costa Brava et de Bourj Hammoud-Jdeidé vont arriver à saturation bien avant les quatre ans prévus. Pour beaucoup d’experts, une crise se profile à l’horizon 2018. Parmi eux, Élias Azzi, ingénieur, chercheur en sciences environnementales à l’Institut royal de technologie (KTH) de Suède et auteur d’une thèse sur la filière des déchets au Liban.
La municipalité de Beyrouth annonce avoir retenu Ramco pour remplacer Sukleen dans la collecte des déchets. Est-ce un véritable changement ?
C’est davantage un changement de façade. On est passé d’un monopole – le groupe Averda a géré les déchets de la capitale et de la région pendant plus de 20 ans – à un oligopole avec désormais un petit cercle d’acteurs. Est-ce un changement important ? Je ne le crois pas. Ce qui est primordial, c’est un changement au niveau des autorités en charge, qu’il s’agisse de l’État, de ministères ou d’officines, à l’image du Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), qui gèrent la filière, fixent les orientations et les objectifs à atteindre. Or, ici, rien n’a changé : les mêmes individus sont au pouvoir. Envisager, de leur part, une rupture avec les pratiques passées, marquées par l’opacité des contrats et l’absence d’audits publics, me paraît hasardeux. En même temps, soyons positifs : ces nouveaux opérateurs, à l’image de Ramco pour la collecte à Beyrouth, évoquent des initiatives comme le tri à la source… Il y a ici, peut-être, une dynamique nouvelle. Ces entreprises pourraient vouloir laisser une marque positive dans l’esprit des Libanais.
Certains disent que les poubelles nous coûtent aujourd’hui plus cher que du temps d’Averda (140 dollars la tonne), d’autres affirment le contraire. Que pouvez-vous en dire ?
C’est une question difficile : les appels d’offres, tels que rédigés, ne permettent guère la comparaison. Certains des contrats se déroulent sur quatre ans, d’autres sur sept, avec des objectifs de performance flous… Mais, in fine, le problème majeur n’est pas le coût financier ou la corruption suspectée. Ce qui importe davantage, à mon sens, c’est l’impact environnemental et humain d’une gestion calamiteuse de la filière des déchets. La dégradation de l’environnement, notamment des réserves d’eau souterraine, qu’on constate aujourd’hui, s’avère bien plus grave de conséquences sur le long terme que de “simples” surfacturations ou un prix à la tonne mal défini.
Avez-vous un exemple ?
Le lixiviat – le jus qui s’écoule des déchets – et l’eau de pluie qui les traverse sont excessivement toxiques. À Naamé, dans la décharge désormais fermée, ces jus sont collectés en bas du site. Un traitement chimique sommaire leur serait ensuite effectué. Que deviennent-ils après ? Des témoignages affirment que des camions-citernes les collectent pour aller les rejeter à l’embouchure du fleuve Ghazir, l’un des fleuves les plus pollués du Liban, la station d’épuration de cette région n’étant toujours pas opérationnelle …
Considérez-vous que la décharge de Bourj Hammoud ou celle de Costa Brava soient des exemples de bonne gestion ?
La principale fonction d’une décharge sanitaire est de ne pas relâcher le lixiviat ou les gaz, générés par les déchets, dans la nature, sans contrôle. Pour gérer les jus, au sein des deux décharges de Beyrouth, les opérateurs devaient utiliser la technologie d’osmose inverse, un système de purification des eaux, qui ne laisse passer que les molécules d’eau et retient tous les éléments toxiques. Mais quand j’ai visité les décharges, début 2017, ce système n’était toujours pas en place faute de la livraison de l’équipement. En attendant, les opérateurs faisaient recirculer le lixiviat : les jus qui s’écoulent sont pompés puis reversés sur le haut de la décharge avant de redescendre vers le fond. Cette opération est normale pour une décharge, mais la capacité de stockage des jus est limitée. Dans certaines conditions, comme durant les pluies de l’hiver dernier, le système a été mis à rude épreuve et une fraction des jus pourrait avoir fini dans la mer. Quant aux gaz de l’ancienne montagne de Bourj Hammoud, ils ne sont pas, pour l’instant, récupérés : ils sont toujours relâchés dans l’atmosphère. Dans le cas de “jeunes” décharges, la génération de gaz est limitée les premières années, elle augmente au fur et à mesure de la durée de vie du dépotoir. Il faudrait donc envisager leur valorisation énergétique. Ce qui n’est nullement prévu. Du coup, il faudra les brûler sur place (ce qu’on appelle le flaring en anglais).
Les déchets de l’ancienne montagne de Bourj Hammoud constituent-ils un danger réel pour l’environnement ou la santé humaine ?
Le “dossier technique” de Bourj Hammoud est assez simple : les relevés géotechniques datent d’avant la première crise des déchets en 1997 et n’étudient pas la composition de la montagne. En 2016, le gouvernement leur a adjoint une étude sur l’état de décomposition des matières. Sa conclusion ? Les déchets organiques de l’ancienne montagne sont décomposés. Pour les autorités, on peut “donc” les employer pour construire les remblais, les terrains à gagner sur la mer. Mais ce “donc” est fallacieux ! D’une part, croire que la montagne est constituée uniquement de déchets biodégradables est erroné. Quid des plastiques, métaux, batteries, solvants ? D’autre part, même si ces déchets organiques sont dégradés après plus de 20 ans par compostage “naturel”, on ne peut pas affirmer qu’ils sont “inertes”. Même des déchets de construction ne sont pas “inertes” ! Ils interagissent avec le milieu dans lequel on les enfouit ! Le niveau de toxicité n’a pas été mesuré, comme cela est le cas dans n’importe quel autre pays. On nous dit simplement que l’Institut de recherches industrielles (IRI) fait chaque mois des tests. Mais, encore une fois, ni le public ni les chercheurs n’y ont accès. Ce qui me semble être très inquiétant…
La municipalité de Beyrouth a confirmé son choix du Waste to Energy pour, assure-t-elle, se débarrasser de ses détritus et produire de l’électricité. Pensez-vous que cette solution soit viable pour la capitale ?
Pour moi, le projet reste encore très obscur. Le CDR a effectivement lancé un appel d’offres pour l’implantation d’une usine de Waste to Energy pour la capitale. Sept entreprises libanaises en joint-venture avec des sociétés étrangères ont répondu et leurs offres techniques sont étudiées en ce moment. Mais on ignore toujours où sera construit cette usine. Or, les études sur l’impact environnemental, qui sont ici obligatoires, exigent la participation du public et la transparence du processus. Leur absence en dit long !
Pensez-vous que l’incinération des déchets pour produire de l’électricité est la meilleure solution pour Beyrouth ?
La production d’énergie avec des déchets a peu de chance de fonctionner au Liban : il faudrait un traitement spécifique au préalable, car ceux-ci sont trop humides. De fait, le processus ne sera pas rentable et l’énergie produite insuffisante. L’objectif de la municipalité est de réduire la mise en décharge, faute de terrains disponibles autour de la capitale, grâce à l’incinération. Mais la solution préconisée ne répond pas à l’urgence de la situation. Quoi qu’il arrive, l’usine ne verra pas le jour avant cinq ans, alors que les décharges fonctionnent déjà en surrégime. La crise est juste devant nous : si rien n’est fait, les poubelles seront à nouveau dans les rues dès 2018