On dit souvent que la prospérité du Liban tient à la réussite de sa diaspora. Miziara en est l’exemple vivant. Perché dans les montagnes libanaises, le centre-ville ressemble à celui de tous les villages chrétiens du pays : une grande église, des petits commerces et une mairie en vieilles pierres. Mais une fois passé ce décor de carte postale, le reste du hameau ressemble plus à Beverly Hills. Le long d’interminables rues, des centaines de villas de luxe rivalisent d’extravagance.
La plus remarquable est sans doute celle, en forme de Boeing 747, bâtie à la fin des années 1970 par un couple résidant aujourd’hui en Australie : les hublots sont des fenêtres, les ailes sont des balcons, et deux escaliers permettent d’atteindre le curieux domicile par les portes avant et arrière. Face à tant de créativité, les voisins n’ont pas pu résister. A quelques pas de l’avion, une famille habite un palais où se retrouvent pêle-mêle tourelles médiévales, arches ottomanes et baies vitrées modernes. Un peu plus loin, un couple a opté pour un temple grec à huit colonnes corinthiennes. Ailleurs, c’est une pyramide égyptienne entourée de palmiers…
« Se faire construire une maison ici coûte pas moins de 2 millions de dollars [environ 1,9 million d’euros] », affirme Fadi Abboud, un architecte du village. La somme peut paraître énorme au Liban, où le PIB par tête ne dépasse pas 11 500 dollars par an, selon le Fonds monétaire international (FMI) ; mais à Miziara, 80 % des « habitants » travaillent au Nigeria. C’est le cas de Gilbert Chagoury, par exemple. Libano-Nigérian de 70 ans, l’homme est à la tête d’une des premières fortunes d’Afrique, avec 4,2 milliards de dollars en 2013. Ses parents faisaient partie de la première vague de Libanais à avoir émigré au Nigeria, dans les années 1930.
« C’est un parrain pour nous »
Né à Lagos en 1946, l’enfant prodigue est aujourd’hui à la tête du groupe Chagoury, une holding tentaculaire présente aussi bien dans l’immobilier que dans les télécoms, l’hôtellerie ou la santé. Le groupe est actuellement chargé du développement du plus grand projet immobilier d’Afrique de l’Ouest, Eko Atlantic : ce nouveau quartier de luxe, situé sur la côte de Lagos, doit accueillir 250 000 résidents fortunés, des sièges sociaux d’entreprises et de nombreux commerces.
La rue principale de Miziara, au Liban, a été rebaptisée boulevard Gilbert-Ramez-Chagoury, du nom du fils prodigue du village. Sa fortune, acquise au Nigeria, est estimée à plus de 4 milliards de dollars.
La rue principale de Miziara, au Liban, a été rebaptisée boulevard Gilbert-Ramez-Chagoury, du nom du fils prodigue du village. Sa fortune, acquise au Nigeria, est estimée à plus de 4 milliards de dollars.
Gilbert Chagoury est aussi un homme d’influence qui flirte avec la politique. Réputé très proche de la famille Clinton aux Etats-Unis, il a aussi joué l’ambassadeur en représentant l’île de Sainte-Lucie au Vatican et s’est improvisé conseiller de Mathieu Kérékou lorsqu’il était président du Bénin. Mais il y a bien sûr des zones d’ombre, plus difficiles à cerner. En 2000, il a notamment été condamné par la justice suisse pour avoir aidé l’ancien dirigeant nigérian Sani Abacha à détourner de l’argent public. Et en 2016, son nom a été cité dans les « Panama Papers ».
En tout cas, à Miziara, la réussite de Gilbert Chagoury est très bien vue. Il faut dire que, via son holding, il est le premier employeur du village. Par reconnaissance peut-être, la rue principale a même été rebaptisée à son nom. Comme tout le monde, il dispose d’une immense bâtisse, la Villa Alexandra, avec arcades, jardin et statues de pierre rose. Il y séjourne de temps en temps en famille. « Quel dommage, vous l’avez raté ! Il était là la semaine dernière ! » s’exclame Pierre Daaboul, l’adjoint au maire. « C’est un parrain pour nous, il fait ce qu’il veut à la municipalité, pas besoin d’être élu ! » poursuit-il, tout sourire.
Un palais de 30 chambres
Pierre Daaboul n’y va pas par quatre chemins : ici, tout a été construit avec l’argent du Nigeria – et pas seulement celui rapporté par Gilbert Chagoury. « Les Libanais partent travailler en Afrique parce que les gains sont beaucoup plus importants qu’ici, dit-il. Du coup, toute l’économie du village repose sur les revenus de l’émigration en Afrique de l’Ouest. »
Lui-même connaît bien la problématique : trois de ses frères, sa fille et son fils sont partis s’expatrier au Nigeria. D’ailleurs, quand son cousin Elias a réussi dans le pétrole, il n’a pas hésité à le crier haut et fort dans le village. Dans un pays dont la diaspora (plus de 10 millions de personnes) est plus importante que la population (4,6 millions, selon le FMI), le fait de réussir sa vie à l’étranger est une fierté. Selon le ministère des affaires étrangères, il y aurait officiellement 30 000 Libanais au Nigeria, mais d’autres estimations font montrer ce chiffre à 75 000.
Miziara, au Liban. Cette maison en forme de Boeing 747 a été construite à la fin des années 1970. Ses propriétaires vivent actuellement en Australie.
Miziara, au Liban. Cette maison en forme de Boeing 747 a été construite à la fin des années 1970. Ses propriétaires vivent actuellement en Australie.
Avec l’argent gagné à Lagos ou Abuja, les Libanais de Miziara aiment se faire construire de grandes villas dans leur village d’origine. Pourquoi ? « C’est important de montrer sa richesse », continue l’adjoint au maire. Moyennant 20 millions de dollars, le cousin fortuné s’est ainsi offert la plus grande demeure du village : un palais de 30 chambres, d’une surface de 2 000 m2. Pourtant, comme beaucoup d’autres maisons du village, la résidence d’Elias Daaboul a aujourd’hui les volets fermés et, selon tout un chacun, ce n’est pas une nouveauté. « Il n’y a même pas habité une heure », confie un voisin que cela n’a pas l’air de gêner.
Les habitants de Miziara sont habitués à ces grandes bâtisses vides. « Leurs habitants reviennent un peu chaque année, pour les fêtes ou les vacances, veut se rassurer Pierre Daaboul. Mais vous savez, l’Afrique ce n’est pas comme l’Europe ou les Etats-Unis, on y fait du business mais il n’y fait pas bon vivre, alors on finit toujours par rentrer au Liban. » De nombreux Libanais de Miziara considèrent pourtant le Nigeria comme leur seconde patrie et détiennent la nationalité nigériane.
Selon la mairie, environ 300 maisons ont été construites à Miziara depuis 2008, mais, depuis quelque temps, le nombre de nouveaux chantiers a baissé. La crise du pétrole et le ralentissement de l’économie nigériane sont passés par là…