Le 15 décembre de chaque année, les gens de lettres arabes commémorent l’assassinat de Belqis, la femme du grand poète arabe Nizar Qabbani, en 1981. Après ce triste événement, il cessa d’écrire sur l’amour. Et le monde arabe ne fut plus jamais le même
« Dispersés » est définitivement l’adjectif qui revient sans cesse lorsque ma famille parle de l’Irak, car il décrit la première conséquence, pour nous, de la chute de Bagdad en 2003 après l’invasion américaine : nous avons plié bagage et quitté notre terre natale. Nous nous sommes dispersés en emportant avec nous nos souvenirs, bons et mauvais. D’ailleurs, tous ceux qui sont revenus à Bagdad en ont gardé la même impression : une ville sans ses âmes ne fait plus le même effet.
Comme beaucoup de familles irakiennes, ma famille a été contrainte de vendre la maison dans laquelle nous vivions depuis trois générations. La situation du pays est telle que beaucoup de familles issues de la classe moyenne irakienne ont vendu leur propriété pour immigrer à l’étranger. Le retour espéré vers la terre natale a été reporté, voire oublié pour beaucoup.
Bagdad a subi un changement démographique assez conséquent, et les grandes familles bagdadiennes qui ont fait la grandeur de cette ville ont laissé derrière elles tout un tas de souvenirs de bons voisinages, d’histoires d’amour, d’amitiés et un folklore orphelin des gens qui l’incarnaient.
Nous avons donc emporté des souvenirs de famille que nos parents tentent de nous transmettre afin que nous n’oubliions pas notre histoire. C’est le seul trésor que l’on peut offrir aux nouvelles générations quand tout a été perdu, ou presque.
Suite au décès de Belqis, Nizar Qabbani est inconsolable. Il n’écrira plus jamais sur l’amour, tout son talent sera dorénavant investi à dévoiler la lâcheté des dirigeants arabes
Parmi ces souvenirs, il y en a un qui m’a marqué plus que d’autres. Je ne l’ai pas vécu personnellement car je n’étais pas né à ce moment-là, mais c’est un événement que nous commémorons tous les ans. Chaque 15 décembre, nous écrivons des articles à son propos ou publions, ère digitale oblige, des messages sur les réseaux sociaux.
L’événement se déroule en plein hiver à Beyrouth, alors en pleine guerre civile. Le 15 décembre 1981, à midi, une voiture s’arrête devant l’ambassade irakienne de la capitale libanaise. L’Irak est alors en guerre depuis plusieurs mois avec l’Iran. Belqis al-Rawi, femme du grand poète syrien Nizar Qabbani, travaille depuis quelques temps au service presse de l’ambassade irakienne au Liban auprès du frère de mon grand-père, Harith Taqa, à la tête du service depuis un an.
Belqis et Harith ont des bureaux adjacents. L’amitié entre leurs familles respectives date d’une dizaine d’années, lorsque Nizar Qabbani venait à Bagdad pour les festivals de poésie auxquels participait également mon grand-père, Shathel Taqa.
La voiture est remplie d’explosifs. Elle passe le portail de l’ambassade et se gare dans le sous-sol. Quelques instants plus tard, tout le bâtiment de trois étages s’écroule. L’État irakien vient d’être frappé en plein cœur de Beyrouth. On dénombre plusieurs blessés et une dizaine de morts, parmi eux Harith Taqa et Belqis al-Rawi, la dulcinée de Nizar Qabbani, celle à qui il va dédier l’un des poèmes les plus douloureux de la poésie arabe moderne.
Connaissez-vous ma bien aimée Belqis ?
Elle est le plus beau texte des œuvres de l’Amour,
Elle fut un doux mélange
De velours et de beau marbre.
Dans ses yeux, on voyait la violette
S’assoupir sans dormir.
Belqis, parfum dans mon souvenir !
Ô tombe voyageant dans les nues !
Ils t’ont tuée à Beyrouth
Comme n’importe quelle autre biche,
Après avoir tué le verbe.
Belqis, ce n’est pas une élégie que je compose,
Mais je fais mes adieux aux Arabes,
Belqis, tu nous manques… tu nous manques…
Tu nous manques…
« Un poème pour Belqis » (1982)
Selon sa sœur Nibal, Belqis devait quitter l’ambassade un peu plus tôt cette matinée, elle souhaitait acheter des cassettes vidéo pour ces deux enfants mais elle n’avait pas pu à cause de la masse de travail qu’elle devait terminer.
Harith Taqa avait-il deviné le drame ? Ses amis racontent qu’avant son départ pour Beyrouth, alors qu’il venait de terminer sa mission à Rome, il avait prononcé une phrase qui avait interloqué ses amis. Après les avoir invités à se réunir autour de lui, il leur avait dit : « Venez prendre votre dernière photo avec moi ».
Encore aujourd’hui, on se rappelle de cette phrase prémonitoire avec un certain frisson. Tout est écrit et Harith l’avait senti.
Suite au décès de Belqis, Nizar Qabbani est inconsolable. Il n’écrira plus jamais sur l’amour, tout son talent sera dorénavant investi à dévoiler la lâcheté des dirigeants arabes. Pourtant, l’histoire de Belqis et Nizar avait si bien commencé, plus de dix ans auparavant à Bagdad.
Bagdad, le nid des amoureux
En cette année 1969, le 9e Festival de la poésie arabe se déroulait à Bagdad. Ces festivals, qui se déroulaient chaque année dans une ville arabe différente, n’avaient pas seulement une portée littéraire, ils étaient également une occasion pour les poètes arabes de clamer leur soutien aux causes panarabes.
Deux ans auparavant, le monde arabe s’était réveillé sous le choc après la débâcle de 1967 face à Israël. Le moral de la rue arabe était au plus bas ; il était alors urgent pour les intellectuels et poètes arabes de remobiliser les peuples du monde arabe devant les défis qui se profilaient devant eux.
Nizar Qabbani se distinguait par un trait particulier : il s’adressait directement aux femmes arabes, il leur chantait ses louanges, leur faisait la cour, leur adressait ses plus beaux vers. Bref, il remettait les femmes arabes sur un piédestal
Nizar Qabbani était à cette époque l’un des grands noms de la scène littéraire arabe ; il se distinguait par un trait particulier : il s’adressait directement aux femmes arabes, il leur chantait ses louanges, leur faisait la cour, leur adressait ses plus beaux vers. Bref, Nizar Qabbani remettait les femmes arabes sur un piédestal.
Ses poèmes étaient repris par de grands chanteurs de la scène arabe, d’Oum Kalthoum à Mohammed Abdel Wahab en passant par Abdel Halim Hafez. Le natif de Damas n’hésitait pas à écrire sur tous les thèmes importants de l’époque, avec une certaine liberté, quitte à irriter certains.
Comme beaucoup de femmes irakiennes de son époque, elle bénéficiait d’un environnement social qui encourageait la liberté et l’éducation des femmes. Engagée, comme nombreuses femmes arabes de son époque, Belqis était portée par le panarabisme ambiant et faisait partie d’un comité d’Irakiennes en soutien à la cause palestinienne.
Les déboires amoureux de Nizar arrivèrent à l’oreille du président irakien de l’époque, Ahmad Hassan al-Bakr, qui s’en émut et n’hésita pas à appeler personnellement le père de Belqis
C’est au cours d’un récital de poésie que Nizar Qabbani rencontra Belqis al-Rawi. Depuis cette rencontre, il ne put la quitter. À la fin du festival, Nizar Qabbani dédia un de ses vers à sa bien-aimée : « Quel est ce beau visage que je vois à Adamiya [quartier de Bagdad]… si le Ciel le voyait, il en serait jaloux ».
Le poète syrien décida de franchir le pas et se présenta devant le père de Belqis pour demander sa main. Ce dernier ne crut pas au sérieux de la demande et refusa plusieurs fois Nizar Qabbani.
Les déboires amoureux de Nizar arrivèrent à l’oreille du président irakien de l’époque, Ahmad Hassan al-Bakr, qui s’en émut et n’hésita pas à appeler personnellement le père de Belqis. Le président socialiste ne s’arrêta pas à là ; il envoya deux de ses ministres, également poètes et amis de Nizar : Shathel Taqa, mon grand-père, secrétaire général du ministère de l’Information et futur ministre des Affaires étrangères, et Shafik al-Kamali, futur ministre de la jeunesse. Le père de Belqis devait céder.
Trop jeune, à 11 ans, pour se rappeler les détails de l’événement, mon père se souvient toutefois que la visite de Nizar et Belqis à la maison familiale l’avait interpelé. Il espérait alors être parmi les personnes présentes dans la salle des invités, mais c’était peine perdue : il n’eut que le droit d’entrer et de dire bonjour aux invités en compagnie de ses sœurs.
Mon père apprit plus tard que cet événement fut l’occasion pour les deux amants d’annoncer leur union. Plusieurs amis de Nizar Qabbani étaient présents ce jour-là, dont l’écrivain et psychiatre palestinien Ali Kamel, les célèbres médecins irakiens Dr. Ghazi Jamil et Dr. Saniha Amin Zaki, et d’autres invités dont mon père ne parvient à se rappeler les noms.
À l’époque, les journées du festival de la poésie moderne semblaient interminables, ma grand-mère se plaignait de ne plus voir son mari. Nizar Qabbani, Shathel Taqa et les autres poètes tenaient des salons de poésie informels même après la fin des sessions du festival.
La fin d’une époque
Nizar et Belqis déménagèrent à Beyrouth, l’une des villes arabes où se retrouvaient nombre d’intellectuels et de femmes et hommes de lettres du monde arabe à l’époque. L’adage était bien connu dans la région : « L’Égypte écrit, le Liban imprime, l’Irak lit ».
Dans une lettre que Nizar Qabbani envoya à mon grand-père en 1974 pour le féliciter de sa nomination en tant que ministre des Affaires étrangères, le poète de Damas l’encouragea à ne pas se laisser aspirer par le travail politique au détriment de la poésie.
L’époque était aux engagements patriotiques, c’était une manière pour elle de s’engager pour son pays au nom des valeurs panarabes qu’elle chérissait
Nizar décrivait également dans cette lettre comment l’atmosphère de sa maison était, depuis son mariage avec Belqis, imprégnée de culture irakienne ; le poète citait l’odeur de la fameuse bamya (sauce de gombo avec de la viande) que les Irakiens mangent avec du riz, entre autres spécialités irakiennes.
Ma grand-mère raconte une visite qu’elle rendit aux Qabbani la même année ; elle fut reçue à l’aéroport de Beyrouth par Belqis, accompagnée de l’écrivaine irakienne Daisy al-Amir. Elle resta quelques jours auprès de ses amis avant de revenir à Bagdad. Lorsque, quelques mois plus tard, mon grand-père décéda alors qu’il participait, en tant que ministre des Affaires étrangères, à un sommet ministériel à Rabat, Nizar Qabbani envoya un câble à ma grand-mère formulé en ces termes : « Il était ton bien-aimé, notre bien-aimé, il était le meilleur des hommes ».
À la fin des années 70, la vie est compliquée pour le couple Qabbani tant les déplacements étaient devenus difficiles dans une Beyrouth où régnait l’insécurité. La vie sociale se résumait à quelques rencontres avec une poignée d’amis qui habitaient non loin de leur domicile.
Malgré les risques, Belqis n’avait toutefois pas hésité à rejoindre l’ambassade irakienne à Beyrouth. L’époque était aux engagements patriotiques, c’était une manière pour elle de s’engager pour son pays au nom des valeurs panarabes qu’elle chérissait.
La mort de Belqis eut quelque chose de symbolique puisque le monde arabe sembla quitter une ère d’espoir, de convivialité et d’amour pour entrer dans une autre tournée vers la guerre, l’extrémisme et la haine
Il fallut plusieurs jours aux forces de la protection civile pour retrouver les corps de Belqis, Harith et des autres martyrs. Toute la presse arabe se fit l’écho de ce crime odieux qui coûta la vie à une dizaine d’innocents encore dans la force de l’âge.
Mon père raconte la scène du poète Hashim al-Taan, venu, inquiet, s’enquérir de ses amis dans notre maison familiale. Lorsque ma grand-mère lui apprit que Harith était encore sous les débris et qu’elle n’avait aucune nouvelle de lui, il posa sa main sur son cœur pour témoigner de son effondrement et quitta notre maison avec peine. Des passants le retrouvèrent effondré par terre, inconscient, à quelques pas de chez nous. Il décéda quelques minutes plus tard.
Nizar Qabbani ne fut plus le même après cet événement. Il quitta Beyrouth et partit se réfugier à Londres. L’amour quitta définitivement le poète syrien, qui n’écrivit plus que des poèmes corrosifs contre le pouvoir politique dans le monde arabe.
La mort de Belqis eut quelque chose de symbolique puisque le monde arabe sembla quitter une ère d’espoir, de convivialité et d’amour pour entrer dans une autre tournée vers la guerre, l’extrémisme et la haine.
Cette période paraît aujourd’hui presque inconcevable pour les générations contemporaines qui n’ont que les photographies comme témoignages d’une époque où le monde arabe pouvait concevoir ce que pouvait signifier le bonheur. La fin tragique du couple de Belqis et Nizar marqua la fin d’une belle époque.
– Shathil Nawaf Taqa, Français d’origine irakienne (né à Bagdad), est doctorant en droit à la Sorbonne et travaille comme juriste à Doha. En 2017, il a été élu Meilleur juriste de l’année au Qatar par LexisNexis (éditeur mondial dans le domaine du droit). Il écrit régulièrement dans les rubriques littéraires des revues Le Comptoir et Philitt. Il a également rédigé des articles juridiques pour LexisNexis.