Discussion à bâtons rompus avec l’actrice-productrice sur le tournage du nouveau film de Ziad Doueiri, lors de son passage éclair à Beyrouth.
Les dédales de Fassouh. Dans la chaleur torride de l’après-midi, les ruelles sont pratiquement désertées. Seuls quelques valeureux guerriers font de la résistance au soleil et à la torpeur, à l’heure où il fait pourtant si bon être tapi chez soi, bien à l’ombre. Il s’agit du réalisateur libanais Ziad Doueiri, metteur en scène notamment de West Beirut, Lila dit ça et The Attack – en tenue de combat : débardeur bleu, jean usé, cheveux longs retenus par un bandana gris – et de son équipe. La ruche de techniciens et de figurants s’active sur le tournage du nouveau film du réalisateur, L’insulte, en langue arabe, co-écrit par M. Doueiri et par Joëlle Touma, avec Adel Karam, Talal el-Jurdi et Rita Hayek comme acteurs principaux. Un film qui revient sur les thèmes de la justice, la dignité et la mémoire de la guerre, à travers deux personnages, un Palestinien et un chrétien, qu’une altercation banale et accidentelle plonge rapidement dans une montée aux extrêmes aux dimensions nationales.
La chaleur n’a pas dissuadé non plus les producteurs du film, l’actrice Julie Gayet ainsi que son âme sœur au sein de Rouge International et d’Ezekiel, Nadia Turincev de se rendre sur le plateau, en compagnie notamment de la directrice du Festival international du film de Beyrouth, Colette Naufal. L’occasion pour L’Orient-Le Jour d’avoir un entretien à bâtons rompus avec Mme Gayet, en visite éclair à Beyrouth spécialement pour visiter le tournage du film, un projet qui l’enthousiasme tout particulièrement.
Un partenaire passionné
La maternité du projet du film revient à Colette Naufal, pensé à la base comme une série télévisée pour Arte. « Colette m’en a parlé. Nadia, qui connaît Ziad et Joëlle depuis une dizaine d’années, avait envie de travailler avec Ziad depuis West Beyrouth. Il y a eu une rencontre. Il nous a donné le scénario, et nous avons travaillé ensemble dessus », raconte Julie Gayet, spontanément, sans se départir un instant de son élégance naturelle et d’une modestie authentique et sincère – une véritable vertu par les temps qui courent.
Le grand absent, c’est le troisième pôle du trio de Rouge International et d’Ezekiel, Antoun Sehnaoui, PDG de la SGBL, en déplacement à l’étranger, mais que Julie Gayet s’empresse immédiatement d’évoquer, sans tarir d’éloges à son égard. « Antoun est un ami et un véritable partenaire. On s’est rencontrés à Cannes. Il a fait ses études financières en Californie, où il a développé une véritable passion pour le cinéma, dit-elle. De mon côté, j’adore les réalisateurs, et j’ai toujours eu envie de les aider à mettre au monde leurs films, parce qu’étant comédienne, je sais aussi combien cela peut être difficile pour eux de vendre leurs longs-métrages. Nadia, elle, travaillait plus sur l’Europe. Ensemble, nous avions envie de faire plus au niveau international, d’où l’idée de Rouge International. Puis, avec Antoun Sehnaoui, qui partageait ma vision du cinéma en devenir, nous avons monté Ezekiel Production en 2011 », poursuit Julie Gayet.
« Tout s’est donc naturellement mis en en place pour que le film de Ziad Doueiri soit tourné ici, à Beyrouth », note-t-elle.
Sortir des sentiers battus
Pour l’actrice convertie à la production, la démarche de base est la suivante : financer des films d’auteur susceptibles de toucher le grand public, mais rester néanmoins dans le cinéma indépendant, tout en créant des opportunités et en réfléchissant aux nouveaux moyens de faire entrer des acteurs nouveaux, loin des sentiers battus. Car pour Rouge International, il n’était pas question, dès le départ, de venir s’ajouter à la grande liste de producteurs déjà sur le marché.
« Lorsque les sujets sont dictés par des financiers qui disent “oui” ou “non”, un formatage s’ensuit. L’idée était donc de trouver des solutions pour des films auxquels tout le monde dit “non” et éviter ce moule qui empêche certains projets originaux de se réaliser », explique-t-elle. Et d’illustrer sa bataille par le cas d’un metteur en scène dont elle apprécie l’œuvre : Michael Cuesta, le talentueux réalisateur notamment de l’excellent Roadie (2011) et de Kill the Messenger (2014), mais néanmoins réduit à tourner des épisodes de grandes séries télévisées comme « Dexter » et « Six Feet Under » pour pouvoir travailler. « Les séries télé, c’est très bien. Mais Michael Cuesta, que j’adore, a fait des longs métrages indépendants qui ne trouvent pas de financement aux États-Unis, où ils sont très peu vus. Il a donc de grosses difficultés à faire ses films. Il étouffe et n’a pas envie de faire que des séries. C’est dans ce sens que le cinéma, c’est difficile – et c’est là que nous pouvons intervenir », souligne-t-elle.
C’est avec de petits feux follets dans les yeux que Julie Gayet évoque ainsi la richesse du parcours accompli par Rouge International, à travers le panel de films indépendants, comme Fix Me de Raed Andoni (2009 – Palestine), Bonsaï de Cristián Jiménez (2011 – Chili – projeté à Cannes dans le cadre d’Un Certain Regard), ou encore Comoara de Corneliu Porumboiu (2015 – Roumanie).
« Je me suis rendu compte que j’adorais travailler sur les nouvelles façons de financer, surtout avec les bouleversements dans le monde du cinéma, comme l’arrivée de NetFlix par exemple. Antoun Sehnaoui est dans la finance. C’est un grand passionné, d’une discrétion rare. C’était très courageux de sa part de financer Sils Maria d’Olivier Assayas. Il nous a fait confiance, nous avons monté Ezekiel Production avec lui, et puis tout ce que nous avions prévu ensemble s’est réalisé. Et nous nous sommes retrouvés à Cannes l’année d’après », dit-elle.
Des projets en cascade
Cette année, Rouge International et Ezekiel ont porté deux films d’auteur au festival de Cannes, dans le cadre de la Semaine de la critique, tous deux primés : Mimosas de Oliver Laxe (Grand Prix Nespresso) et Grave de Julia Ducourneau (Prix Fipresci) – des films qui seront en principe projetés entre le 4 et le 10 juillet au Metropolis, en partenariat avec la Semaine de la critique. Inutile de dire que Julie Gayet ne tarit pas d’éloges sur ces deux œuvres, qu’elle est très fière d’avoir soutenues. Une preuve pour elle que lorsque les fonds privés vont dans le cinéma d’auteur, « dans quelque chose de plus nuancé et de moins commercial », le ticket est gagnant.
Mais l’histoire ne fait que commencer, puisque Julie Gayet, Nadia Turincev et Antoun Sehnaoui ont des tas de projets sur les rails. « Il y a cette envie dévorante. Antoun Sehnaoui nous apporte sa connaissance sur les chiffres, et nous laisse complètement libres. C’est un partenaire dans la vraie acception du terme », dit-elle. Parmi les projets en développement, le prochain film du réalisateur chilien Cristián Jiménez, un autre sur les freeriders en Inde, dont une partie a été tournée sur place et dont le tournage vient de se terminer, un troisième du metteur en scène argentin Alejandro Fadel, réalisateur de Los Salvajes (2012). Également au programme – et ça promet d’être une expérience unique –, le premier long-métrage du chanteur Vincent Delerm, « très particulier dans sa façon d’écrire et de produire », selon Julie Gayet, qui entre actuellement en production.
La souveraineté du Liban
Le Liban, de toute évidence, n’est pas laissé pour compte dans cette formidable aventure. Parmi les projets du trio de producteurs, le court-métrage d’un jeune auteur libanais, Karim Rahbani, découvert grâce à Colette Naufal, ainsi que le premier long-métrage de la fille du journaliste assassiné Samir Kassir, Liana.
Julie Gayet, dont c’est la deuxième visite à Beyrouth après un passage en 2014, se dit d’ailleurs fascinée par le Liban, « sa vie culturelle, sa diversité ». « Je trouve ça merveilleux. Il faut la garder, cette diversité », dit-elle. Elle est quand même consciente des difficultés pour les jeunes artistes et metteurs en scène à pouvoir réussir, dans un pays où l’État n’assure aucun soutien au cinéma. « Nous sommes là pour cela. Il faut continuer. La façon la plus nuancée de pouvoir raconter le monde reste le cinéma, l’art. C’est un moyen d’éveiller, de dire les choses différemment », dit-elle. Et de souligner : « Le rôle du Liban est plus que jamais important. La souveraineté du Liban, il faut la préserver. Les films s’organisent aujourd’hui en coproduction. Or la difficulté, c’est de ne pas remplir forcément que ce qui est attendu, de ne pas tomber dans les clichés. C’est pour cela qu’il faut soutenir des festivals comme celui de Colette Naufal : c’est une plateforme où il y a des possibilités de débat, d’échanges, de rencontre », ajoute-t-elle.
Elle se dit prête, dans ce cadre, à « venir plus souvent » à Beyrouth, et à « faire venir des gens », si besoin est, pour venir en aide à la nouvelle génération.
Travailler avec Ely Dagher
Mais il y a aussi autre chose. « J’ai envie de tourner avec un réalisateur libanais », confie ainsi Julie Gayet. « J’aimerais beaucoup travailler avec Ely Dagher », le jeune réalisateur qui avait remporté, en 2015, la Palme d’or des courts-métrages à Cannes pour Waves ’98. « Nous avions dîné avec lui. Je lui ai dit : “Moi si, tu veux, je tourne avec toi.” » Elle évoque aussi, dans le cadre de son attachement pour le Liban, le souvenir de Maroun Bagdadi. « J’étais dans la salle à Cannes lorsqu’il a présenté Hors la vie, avec Hippolyte Girardot. J’étais décomposée. Son fils travaille d’ailleurs sur le tournage de Ziad Doueiri. J’ai le souvenir d’une émotion dingue. Ce film a encore des résonnances aujourd’hui. Il est incroyable. Il faudrait le ressortir », dit-elle.
La production empiète toutefois sur la carrière d’actrice de Julie Gayet. Elle le reconnaît. « J’adore ça. Du coup, j’ai moins besoin d’être actrice. Il faut que je m’autorise de temps en temps à être comédienne, mais, du coup, il faut que ce soit parfait ! » dit-elle en parlant de ses derniers projets. L’occasion aussi de retourner, le temps d’une brève conversation, sur des temps forts de sa carrière : sa passion pour le cinéma d’auteur qu’elle dit devoir à Agnès Varda, « qui a changé ma vision du cinéma », sa volonté féroce de tourner avec Krzysztof Kieslowski – un vœu d’ailleurs exaucé dans Trois couleurs – Bleu –, son amitié avec Juliette Binoche, son admiration pour Claude Sautet et Alain Resnais, et sa passion pour les courts-métrages, qui découle d’une vénération de la doyenne méconnue du cinéma, Alice Guy Blaché, contemporaine de Georges Méliès et auteur de plus de 400 films, surtout des courts, entre 1896 et 1920. « Les courts-métrages, c’est un moyen de donner la chance à ceux qui le veulent de faire du cinéma. Et qu’est-ce que le cinéma, sinon un acte politique, avant tout ? »