Théologien et ancien archevêque, Joseph Doré retrace l’élaboration de «Jésus, l’Encyclopédie» qu’il a dirigée. Une somme historique qui révèle l’homme derrière le mythe et s’adresse aux croyants comme aux athées.
Jésus avait-il de l’humour ? Oui, avance l’auteur de l’article consacré à cette question dans ce monument de 778 pages (hors table des matières et index). En témoignerait sa première prise de parole au Temple rapportée dans l’Evangile de l’enfance de Luc. Jésus, l’encyclopédie est la somme des connaissances historiques sur l’homme Jésus : là réside la singularité de l’ouvrage, une vie du Jésus historique. Le livre confronte plusieurs sources, et les chapitres se présentent souvent sous forme interrogative : «Jésus de Nazareth ou le Nazôréen ?» ; «Quelle attitude de Jésus envers les enfants ?» Joseph Doré, qui l’a dirigé, est théologien et ancien archevêque de Strasbourg. En rassemblant soixante-dix auteurs de sept nationalités différentes, il a obtenu un ouvrage savant mais accessible à un public non croyant aussi bien que croyant.
Combien de temps a duré l’élaboration de cet ouvrage ?
Nous avons eu besoin de trois ans au total, dont trente réunions ne serait-ce que pour définir la forme qu’il prendrait. Ensuite nous avons découpé le parcours de Jésus en vingt-sept chapitres et trois étapes – les «commencements» de Jésus ; son entrée dans la vie publique, ses comportements et son enseignement ; troisième temps, la passion, la mise à mort et ce qu’on appelle la résurrection.
Pourquoi le mot «encyclopédie» figure-t-il dans le titre alors que cette somme en a la densité mais non la forme ? Elle ne comprend pas d’entrées par ordre alphabétique, par exemple…
Les deux mots du titre sont à prendre en considération : Jésus, l’encyclopédie. Parmi les témoignages qui nous parlent de Jésus, nous avons retenu le plus exhaustif, à savoir, dans le Nouveau Testament, l’Evangile de Luc. A la différence des trois autres, cet évangile saisit Jésus avant sa naissance et le suit après sa mort et les événements qui ont suivi. Donc nous avons de Jésus une vision globale, une perspective encyclopédique.
Quels sont les angles sur lesquels vous avez insisté et sur lesquels les très nombreux autres livres sur Jésus insistent moins, voire n’insistent pas ?
Avant tout, nous considérons l’homme Jésus, le Jésus historique. Nous entendons aujourd’hui encore tel ou tel intellectuel déclarer que Jésus est un mythe. Ce n’est pas plus sérieux que de dire : «La Terre est plate.» Nous accordons une large place à la judéité de Jésus, et enfin nous nous adressons à tous ceux que Jésus intéresse même s’ils ne sont pas croyants.
Cette encyclopédie apporte-t-elle des éléments nouveaux ?
Oui. Je suis théologien et j’ai dirigé une collection de 101 volumes sur Jésus chez un éditeur confessionnel. Leur perspective était de susciter la foi, et j’enrageais de ce qu’un certain nombre de résultats publiés dans cette collection, acquis par ces procédures historiques et exégétiques, n’aient pas été communiqués à un plus large public. Nous établissons ici un «dossier Jésus» pour des lecteurs qui ne sont pas tous croyants. Vous savez, même les croyants ne se dirigeaient pas vers cet éditeur très spécialisé. Ils découvrent avec l’Encyclopédie un autre Jésus.
Que découvrent-ils exactement ?
A quel point Jésus a été homme. Il fut un enfant, il a eu des amis, il a pleuré. Beaucoup de gens disent que si Jésus était Dieu, alors il n’ignorait rien de ce qui lui arrivait – il n’aurait pas vécu la situation d’abandon devant la mort par exemple. Or il a souffert comme tous les hommes, même s’il s’agit, reconnaissons-le, d’un sacré bonhomme. Pour moi, à la faveur de ce livre, Jésus-homme pose la question de ce qu’il y a sous le nom de Dieu ; il nous présente une manière d’être homme. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce qu’a dit le pape François récemment : «La présence de Dieu s’appelle aussi Rohingya.» Il ne faut pas invoquer Dieu pour autre chose. Ceux qui l’invoquent, y compris dans mon église, doivent être jugés comme hommes et accepter de l’être à cette aune-là.
Dans votre introduction, vous faites référence au problème qu’a posé l’écriture d’une histoire de Jésus. Pourquoi citez-vous une fois seulement Renan et sa Vie de Jésus (1863) ?
D’abord, même si c’est anecdotique, je vis actuellement au séminaire Saint-Sulpice où Renan a étudié. Il avait d’ailleurs beaucoup d’estime pour ses maîtres en exégèse. Ernest Renan est un maillon important de la culture française, mais ayons une vision plus large : à partir de la fin du XVIIIe siècle et pendant tout le XIXe siècle, un courant en Allemagne bien plus important que le courant français s’intéresse à l’histoire de Jésus. Ce mouvement s’appelle la «Historische Jesusforschung», et il a soulevé autant de polémiques que la Vie de Jésus de Renan. Il consiste à mettre en œuvre des procédures historiques, multiplier les interventions, appliquer l’épistémologie pour dégager Jésus de ce que certains estiment être la gangue doctrinale. Renan ne fait pas mystère du fait qu’il a trouvé son inspiration de ce côté-là. C’est pourquoi, sans sous-estimer Renan, le rapide survol historique que je fais dans mon introduction laisse davantage de place au courant allemand qu’à la contribution pourtant remarquable de notre Renan.
Parmi les contributeurs, certains sont-ils non croyants ?
Absolument. Nous avons réuni des historiens sans leur demander s’ils étaient baptisés et où ils en étaient avec la foi. Vous avez noté la présence de «cartes blanches» auxquelles contribuent des gens de plusieurs confessions et disciplines ; un psychanalyste, par exemple, Jean-Pierre Winter, apporte son éclairage. Tout le monde dans le staff de réflexion souhaitait la présence de ces cartes blanches. Elles ne sont pas un geste de concession au goût du jour. Nous sommes intéressés par la pensée de ceux qui ne sont pas croyants – c’est aussi l’originalité de ce livre.
Dans sa carte blanche, Amos Oz écrit qu’il ne croit pas en l’amour universel prôné par Jésus. Selon Oz, l’amour est une passion dans laquelle entrent la jalousie, les rapports de forces et d’autres «éléments très durs»…
Je comprends son point de vue : aimer deux ou trois personnes, c’est déjà beaucoup, alors en aimer plus… J’ai beaucoup d’estime pour Oz, mais ce qui me séduit dans le christianisme, c’est justement l’absence de limites posée pour l’acte d’amour par lequel on reconnaît que nous ne devons pas couper les ponts avec les autres. Certains se disent : «Aller vers les plus éprouvés, je ne peux pas.» Jésus y va. C’est ce que j’aime chez lui. Les femmes, les enfants, les «impurs», les gens hors circuit, il va à leur rencontre. Et ce comportement se prouve historiquement. Jésus nous donne à penser qu’on peut aller au-delà de tout ce qui nous limite et qui nous centre sur nous-mêmes. La façon dont Jésus a traité avec Marie-Madeleine, ça me fait fondre, que voulez-vous ! Dieu en soit béni.
Qu’avez-vous pensé du Royaume, le livre d’Emmanuel Carrère ?
Il est bien documenté. Il a bien perçu que Jésus nous oblige à un certain type d’existence.
Pensez-vous qu’il pourrait y avoir des découvertes dans les dix prochaines années ?
Pour ce qui est des approches archéologiques, de la restitution du contexte du judaïsme du premier siècle, non : les grandes découvertes ont été faites. Nous avons trouvé les manuscrits de Qumrân [entre 1947 et 1956, ndlr]. Il y a quelques décennies, un homme crucifié a été déterré. Les jambes avaient été rompues, les pieds, mis l’un sur l’autre : on sait désormais comment se déroulait la crucifixion. Il y a trente ans, environ, fut trouvée une stèle précisant que Pilate était «préfet» de Galilée et non «procureur» comme le disait Flavius Josèphe, son presque contemporain. Mais ces trouvailles potentielles ne nous feront pas progresser fondamentalement.
Aimez-vous lire des fictions et des textes autres que religieux ?
Je suis un vieux lecteur de polars et j’ai lu tous les Simenon : il connaît l’humanité, il donne des clés pour comprendre des situations diverses. C’est du vrai, de l’humain : une écluse dans le Nord, un boui-boui quelque part, il y va. Je m’efforce de lire chaque année le Goncourt, je lirai l’Ordre du jour. J’aime aussi les livres de ce journaliste qui fut otage au Liban… Jean-Paul Kauffmann. J’ai lu avec délectation la Maison du retour après être sorti d’un cancer. C’est la raison pour laquelle j’ai quitté l’archevêché de Strasbourg à 70 ans, alors que les évêques, par miracle, ont le droit de rester en place jusqu’à 75 ans. Dans ce contexte, la Maison du retour m’a fait beaucoup de bien. J’ai lu aussi de Kauffmann Remonter la Marne, Outre-terre, son livre sur la bataille d’Eylau. J’aimerais le rencontrer, j’ai envie de lui écrire pour lui dire : «C’est bien, ce que vous faites.» Il parle de la grâce. On ne peut pas vivre sans faire sa place à cette dimension. Vivre, flûte, c’est une grâce extrême ! La vie, c’est ici et maintenant et on passe tout le temps à côté ; sur ce point je rejoins Jésus et j’ai trouvé ça chez Kauffmann. Je n’existerais pas sans de telles lectures et sans tous ceux qui m’entourent dans cette vie.