Le réexamen de la guerre de juillet 2006, dite guerre des 33 jours, dix ans après, est rendu ardu, à première vue, par ce qui semble être, depuis l’intervention du Hezbollah en Syrie, une réorientation de sa résistance contre Israël, vers un conflit ouvert avec les pays arabes, sous couvert de lutte contre les fondamentalistes, désignés sous le label de « takfiristes américano-sionistes, appuyés par l’Arabie ».
Mais ce repositionnement du Hezbollah avait d’ores et déjà pris forme à la suite de la guerre de juillet, dans le contexte antérieur à l’épisode du conflit syrien. Passer au crible les paramètres objectifs de la situation à la veille de la guerre permet de constater le caractère secondaire de la menace sioniste contre le Liban. Les frontières sud étaient relativement calmes depuis la décision stratégique d’Israël de se retirer du territoire libanais en 2000.
Le défi le plus urgent pour le Hezbollah en 2006 était de rattraper le cours des événements de la révolution du Cèdre en 2005, en l’occurrence l’assassinat de Rafic Hariri, le retrait des troupes syriennes et la mise sur pied d’une enquête onusienne sur la série d’attentats contre des personnalités médiatiques et politiques. L’étau se resserrait sur le parti chiite après le printemps de Beyrouth, en partie à la suite de pressions internationales, d’ailleurs initiées avec l’adoption de la résolution 1559 du Conseil de sécurité en septembre 2004.
L’appréhension du parti chiite, avant la guerre de juillet 2006, portait sur les moyens pour lui de mener, sur le double plan militaire et politique, une contre-révolution du Cèdre. La démarche du Hezbollah s’articulant sur deux dynamiques militaro-sécuritaire et politique concomitantes, l’alliance dite « quadripartite » des législatives de 2005 après le retrait des troupes syriennes, marchandée à l’époque par le tandem chiite Amal-Hezbollah comme un passage obligé vers la relance des institutions, suivi du cabinet d’union nationale et de l’entrée de ministres du Hezb au gouvernement, était une première réussite de sa stratégie politique sous le couvert de « la main tendue » et de « l’ouverture à l’autre » sur la scène interne. Une stratégie qu’il lui restait à équilibrer par une dynamique militaro-sécuritaire à même de lui faciliter, au niveau interne, aussi bien la mobilisation d’une açabiya communautaire contre le projet adverse qu’une attitude de supériorité, d’unicité en matière de légitimité nationale, à travers le maintien de son aptitude à « intimider » par les armes et de sa position de « garde prétorienne » des frontières nationales.
L’aspect militaire de cette dynamique prendra forme à travers la guerre de juillet : le parti chiite ravivera son action guerrière contre Israël, qu’il avait réduite depuis 2000 à des offensives ponctuelles de pure routine, par lesquelles il disait vouloir faire « acte de présence » sur le front sud.
Du point de vue du Hezbollah, l’enlèvement des soldats israéliens a seulement servi de « prétexte » à Israël pour mener une attaque contre le parti, dans le cadre d’un plan coordonné entre Washington et Tel-Aviv pour mettre un terme à la milice chiite. Un plan que le parti aurait mis en échec à l’issue de la guerre de juillet.
La cessation des hostilités après une vaste offensive israélienne de 33 jours sera vite véhiculée par le Hezbollah comme une « victoire ».
Et le Hezbollah a assorti son nouveau rôle de « vainqueur d’Israël » par un plaidoyer plus fort en faveur du maintien de son arsenal. Qualifiant sa victoire de « divine » il a fait d’une pierre deux coups : il a enraciné, dans sa base, mais aussi dans celle d’une partie des populations arabes, la conscience non seulement de la nécessité de lutte contre Israël, mais aussi la conscience de la possibilité de vaincre cette puissance régionale réputée irréductible. Divinisé et hyperlégitimé, son arsenal devenait, du reste, intouchable.
La « victoire » du Hezbollah contre Israël est en réalité une victoire par défaut (une victoire à défaut d’avoir été vaincu). Certes, la difficulté même pour une armée puissante de combattre une milice sur son terrain n’est pas à minimiser. Mais le retranchement israélien après trente-trois jours d’offensive menée au-delà des quadrilatères sécuritaires du Hezbollah révèle que l’armée israélienne n’avait pas pour mission d’éradiquer le parti chiite. Et celui-ci était visiblement conscient, dans ses calculs préalables au rapt des deux soldats, qu’une éventuelle offensive ne serait pas menée jusqu’au bout.
La résolution 1701, décrétant la cessation des hostilités de 2006, marquera une défaite théorique du Hezbollah, tant elle prévoit, dans sa lettre, de circonscrire la présence militaire du Hezbollah aux frontières, c’est-à-dire sa résistance, et de le désarmer définitivement, en vertu de la 1559 et des dispositions des accords de Taëf. Cette résolution prévoit notamment « l’établissement, entre la ligne bleue et le Litani, d’une zone d’exclusion de tous personnels armés, biens et armes autres que ceux déployés dans la zone par le gouvernement et les forces de la Finul ». Le texte prévoit également « l’application intégrale des dispositions des accords de Taëf et des résolutions 1559 et 1680 qui exigent le désarmement de tous les groupes armés au Liban afin que (…) seul l’État libanais (soit) autorisé à détenir des armes et à exercer son autorité au Liban ».
La 1701 ne sera appliquée qu’aux frontières et ne le sera que partiellement : les forces onusiennes accompliront la mission essentielle de sécuriser les frontières israéliennes, mais se trouveront de facto devant la contrainte de coopérer avec le Hezbollah. En somme, la 1701 sera appliquée de manière à garantir la sécurité d’Israël, sans toucher à l’arsenal du parti chiite. Un équilibre que le Hezbollah interprète strictement en sa faveur, estimant que la 1701 a été une « vaine tentative de la communauté internationale de gagner en politique ce qu’elle n’a pu gagner sur le terrain ».
Éloigné de facto des frontières, mais auréolé de sa « victoire divine », le Hezbollah peut désormais se consacrer à la conquête du pouvoir au Liban, dont le premier acte est le siège populaire, sous le couvert d’une opposition multicolore, du Sérail pour faire chuter le cabinet Siniora, fin 2006. Un étape supplémentaire sera franchie lors de la première tentative de l’autorité légale libanaise de toucher à une partie de l’arsenal illégal du parti – à travers la volonté du Conseil des ministres de démanteler le réseau de communication du parti chiite. La volonté de puissance du parti est d’ailleurs renforcée par l’improbabilité, au niveau interne, d’un véritable contrepoids politique : l’alliance du 14 Mars, trop hétéroclite, pas assez dissuasive, reste fragile. Cette improbabilité, l’épisode du 7 mai 2008, c’est-à-dire le retournement des armes du Hezbollah contre les protagonistes libanais, la confirme. Mais il est clair que ce retournement a été facilité par la sacralisation de l’arsenal du parti chiite à la suite de la guerre de juillet. Les accords de Doha viendront couronner, eux, la dynamique politique interne du Hezbollah axée sur l’impératif du consensus – même si le « consensus » en question a été arraché par la violence.
Mais cette dynamique n’est que le reflet du positionnement iranien dans la région, dont la guerre de juillet sera un point d’inflexion. En 2006, l’enjeu pour Téhéran, à l’origine de la décision de l’enlèvement des deux soldats israéliens aux frontières, était de sécuriser, au niveau international, le maintien des armes du Hezbollah. Le retrait des troupes syriennes ajoutait une nouvelle donne à la configuration : celle d’assurer le relais du régime syrien au Liban. Enfin, au plan arabe, il s’agissait de s’approprier la carte de la résistance à Israël et du soutien à la cause palestinienne face aux pays dudit « front arabe de la modération ».
Révélées au grand jour depuis 2011, notamment depuis l’ingérence militaire flagrante en Syrie, les aspirations hégémoniques iraniennes héritées de l’Empire perse (ou, si l’on préfère, sa tendance pragmatique à se créer des zones d’influence dans la région arabe, là où l’État est fragilisé ou absent) ont de moins en moins d’aisance à progresser sous le couvert de la lutte contre Israël. L’apparence – et encore – d’une corrélation entre la cause palestinienne et le combat armé du Hezbollah contre Israël aux frontières sud du Liban a quasiment pris fin depuis que ce combat est mené contre l’insurrection du peuple syrien – même si des milieux proches du parti chiite font état de « rapports iraniens recouvrés avec le Fateh et maintenus avec des responsables militaires du Hamas ».
Après avoir capitalisé sur la rhétorique antisioniste, le Hezbollah recourt désormais à la fédération de la açabiya chiite au Liban et de l’alliance des minorités dans la région : les masques territoriaux et idéologiques sont tombés. Il s’agit désormais de vêtir ses velléités expansionnistes d’une lutte à caractère communautaire, fondée sur la protection des minorités. Une rhétorique qui, au cœur des mutations arabes actuelles, peut s’avérer rapidement épuisable, alors que cette fois, contrairement à 2006, le Hezbollah s’est embourbé dans une guerre dont il ne peut anticiper la fin.