Témoin et acteur des mandats Hraoui et Lahoud, Jamil Sayyed, ancien directeur de la Sûreté générale, ouvre, pour Magazine, sa chambre des secrets.
Les vicissitudes qui ont entouré l’élection présidentielle ont déchaîné toutes les passions. Beaucoup de Libanais ont exprimé leur dégoût des blocages politiques et institutionnels, qui ont provoqué la plus longue vacance à la première magistrature de l’Etat depuis l’indépendance du Liban. Ce sentiment de révolte est certes justifié. Mais en focalisant toute leur attention sur l’épisode actuel, les Libanais oublient que, depuis l’accord de Taëf, aucune élection présidentielle ne s’est déroulée dans des conditions normales. Jamil Sayyed était bien placé pour s’en souvenir.
Admiré par les uns, critiqué par les autres, M. Sayyed reste, aux yeux de tous, un témoin, parfois un acteur, de l’une des périodes les plus mouvementées de l’histoire du Liban. Fils de l’institution militaire depuis l’âge de 18 ans, ce général de division, aujourd’hui à la retraite, a joué un rôle clé dans les événements politico-militaires survenus entre 1989 et 2005.
Emprisonné pendant trois ans et demi dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, il est libéré par le Tribunal spécial pour le Liban(TSL), en 2009, sans qu’aucune charge ne soit retenue contre lui, à la suite de la décision de ce tribunal que son arrestation était basée sur des «témoins» qui ont induit l’enquête en erreur. Criant au «complot» dès le début de son incarcération, Jamil Sayyed sort de prison plus combattif que jamais.
Cela fait quarante ans que Jamil Sayyed slalome sur la frontière invisible et élastique qui sépare la chose politique du métier des armes au Liban. La politique et ses hommes, il les connaît depuis qu’il a choisi de se spécialiser dans le Renseignement, au milieu des années 70 du siècle dernier.
La sécurité de Hraoui. Le lieutenant-colonel Jamil Sayyed dirigeait les services de renseignements de l’Armée libanaise dans la Békaa depuis 1983, lorsque le premier président de Taëf, René Moawad, est assassiné à Beyrouth, le 22 novembre 1989. «L’élimination d’un personnage clé, à un moment de l’histoire, a pour but de saboter un plan de paix en cours ou de mettre sur les rails un autre projet», explique Jamil Sayyed à Magazine. C’est pour empêcher l’exploitation de cet assassinat que le parrain syrien de Taëf, en coordination avec l’Arabie saoudite et les grandes puissances, a décidé de réagir en organisant rapidement l’élection d’un successeur».
Avant de jeter leur dévolu sur Elias Hraoui, les dirigeants syriens ont approché, selon l’ancien directeur de la Sûreté générale, le député (aujourd’hui décédé) Pierre Hélou et les anciens ministres Michel Eddé et Jean Obeid. Cependant, les trois candidats potentiels n’étaient pas disposés, une fois élus, à utiliser la force, en cas d’échec des démarches politiques, pour déloger le général Michel Aoun du palais de Baabda. Elias Hraoui, lui, était prêt à envisager l’option militaire pour «éliminer le phénomène Aoun», ajoute-t-il.
Jamil Sayyed est chargé de la sécurité des députés rassemblés au Park Hotel Chtaura, le 24 novembre, pour la séance électorale. Le périmètre de l’hôtel est placé sous la protection exclusive de l’Armée libanaise. Les troupes syriennes, elles, sont déployées dans le périmètre externe.
Après son élection, Elias Hraoui est un président sans palais, sans institutions et presque sans pouvoir. Il lui est fortement déconseillé de s’installer dans sa villa de Zahlé, «une ville infiltrée et peu sûre à l’époque», se souvient le général. «En tant que responsable des SR militaires dans la Békaa et que fils de Zahlé, j’avais des liens anciens avec Elias Hraoui qui me rendait visite toutes les semaines, raconte M. Sayyed. Notre famille est originaire de Hrajel, dans le Kesrouan. Nos ancêtres se sont installés à Zahlé à la même époque que les Hraoui et les Maalouf, venus de Baskinta et Kfar Akab. Ils fuyaient les mamelouks (la campagne de persécution des chiites et des chrétiens de 1305, ndlr). J’avais donc des relations historiques avec Elias Hraoui qui craignait de subir le même sort que René Moawad. Alors, un jour où nous étions dans sa maison de Hoch el-Omara, à Zahlé, juste avant son élection, il m’a dit: «Jamil, ma vie est entre tes mains».
Un président dans une caserne
Le chef de l’Etat fraîchement élu sera finalement installé dans la résidence militaire de Jamil Sayyed à la caserne d’Ablah, dans la Békaa, où vivait aussi sa propre famille: son épouse et ses trois jeunes enfants. Onze jours plus tard, il prendra ses quartiers dans une villa plus vaste, destinée au commandant militaire de la région, spécialement rénovée à son intention, dans la même caserne. A la demande personnelle du président Hraoui, Jamil Sayyed devient le responsable de sa sécurité; il nomme son adjoint aux renseignements, le commandant Hussein Lakkis (aujourd’hui président du Conseil municipal de Baalbeck) comme chef du protocole du président et le lieutenant Abbas Ibrahim (l’actuel directeur de la Sûreté générale) membre de la protection personnelle du chef de l’Etat.
Le discours d’investiture est préparé par Farès Boueiz et Boutros Harb, avec la participation de Jamil Sayyed. Le lendemain de son élection, Elias Hraoui affirmera qu’il est disposé à éliminer le «phénomène Aoun». Mais il devra attendre presque un an, avant de passer à l’action (voir encadré).
L’idée de la prorogation du mandat Hraoui a été envisagée dès 1994, lorsque Rafic Hariri, Premier ministre à l’époque, l’a évoquée avec Abdel-Halim Khaddam et Hikmat Chéhabé. M. «Hariri savait qu’il lui serait difficile de travailler avec Emile Lahoud, se souvient Jamil Sayyed. Il n’aurait pas pu réaliser, avec autant de facilité, tous ses projets, comme celui de Solidere. Elias Hraoui aussi souhaitait proroger son mandat. Un jour, il a dit au président Hafez el-Assad, sur le ton de la plaisanterie: «Les trois premières années que je n’ai pas passées au palais de Baabda ne doivent pas être comptées dans mon mandat».
La prorogation de trois ans du mandat Hraoui, en 1995, n’a rencontré aucune objection, ni en Arabie saoudite ni en Occident. Rafic Hariri a pu obtenir le soutien de Jacques Chirac, et la Syrie a fourni les garanties nécessaires aux partenaires locaux et régionaux. «Les Libanais étaient divisés en deux camps, précise le général Sayyed. Mais tous avaient leur soutien en Syrie. Hariri et ses amis étaient proches de Khaddam, de Chéhabé et, dans une certaine mesure, de Ghazi Kanaan. Leurs adversaires avaient des liens avec Bassel el-Assad et Mohammad Nassif, via Kanaan. Tous étaient associés au pouvoir».
Emile Lahoud, le maronite fort
L’élection d’Emile Lahoud était inévitable, en 1998, grâce à ses succès dans la refondation de l’Armée libanaise et, surtout, pour calmer la colère des chrétiens, qui se sentaient exclus des institutions de l’Etat. «Emile Lahoud dégageait l’impression d’un chef maronite fort et j’ai moi-même, en tant que directeur adjoint des SR de l’armée, contribué à construire cette image, déclare M. Sayyed. Rafic Hariri et Walid Joumblatt ont tenté de barrer la voie à Lahoud et ont proposé le nom de Jean Obeid. Mais la non-élection de Lahoud aurait provoqué un grand choc, surtout chez les chrétiens. De plus, Bkerké soutenait ce choix».
Selon Jamil Sayyed, Emile Lahoud, souhaité alors à la présidence par beaucoup de Libanais, était un choix syrien exclusif sans partenariat régional. Elias Hraoui aussi, mais Damas avait alors obtenu l’accord de l’Arabie saoudite. En revanche, Riyad a joué un rôle prépondérant dans l’élection de René Moawad.
La Syrie était soucieuse de maintenir les équilibres au Liban et voyait d’un bon œil la nomination de Rafic Hariri au poste de Premier ministre. «Lors des consultations parlementaires de 1998, il a obtenu un grand nombre de voix, se souvient M. Sayyed. Toutefois, certains députés ont confié leur voix au chef de l’Etat, pour qu’il en dispose comme il le souhaite. Lahoud a dit à Hariri qu’il était prêt à les lui transférer. C’est alors que l’ancien Premier ministre a commis une erreur. Dans une interview télévisée, il a accusé le président de violer la Constitution. Lahoud a pris cela comme une insulte et s’en est plaint auprès de Hafez el-Assad. De nouvelles consultations ont alors été organisées et Salim Hoss a été nommé Premier ministre. Rafic Hariri est passé dans l’opposition».
Jamil Sayyed raconte que Hafez el-Assad a voulu donner toutes ses chances au président Lahoud et a ordonné à Ghazi Kanaan de ne pas interférer dans les affaires internes libanaises. Le nouveau président a formé un gouvernement de technocrates avec, comme seul représentant de la classe politique, Michel Murr, au poste de vice-Premier ministre et ministre de l’Intérieur. Une couverture minimale a été assurée par Sleiman Frangié, nommé au ministère de l’Agriculture! C’était, selon M. Sayyed, une grave erreur. Les Syriens ont tenté de persuader M. Lahoud d’exclure M. Murr, mais il a insisté à le garder. Toutes les nominations passaient désormais par M. Murr. Jamil Sayyed se souvient de cette période: «Je restais responsable du dossier des relations avec la Syrie, de la Résistance et de la Finul. Mes divergences avec le président Lahoud étaient profondes, car j’estimais que le déséquilibre au sein des institutions de l’Etat devenait problématique. Ghazi Kanaan a dû intervenir pour stopper certaines décisions prises contre Rafic Hariri, qui se plaignait auprès des Saoudiens des mauvais traitements qui lui étaient infligés. L’écho de ses plaintes arrivait à Damas. Finalement, l’équilibre a été rétabli après les élections législatives de 2000».
Hariri opposé à la 1559
En 2004, les Etats-Unis étaient dans une posture offensive au Moyen-Orient. Ils avaient envahi l’Irak «sans raisons valables» et planifiaient de remodeler la région. L’Administration Bush estimait que l’élection présidentielle était une occasion pour modifier les rapports de force au Liban et exercer des pressions sur la Syrie. «Les Libanais étaient divisés entre partisans et opposants à la prorogation du mandat Lahoud, alors que la Syrie affirmait que tous les candidats étaient ses amis, indique Jamil Sayyed. Les Américains et leurs alliés ont alors fait voter la résolution 1559, refusant la prorogation et réclamant le départ de l’armée syrienne et le désarmement de la Résistance. La Syrie a alors réalisé qu’à travers l’opposition acharnée à Emile Lahoud, c’est elle qui était visée. Elle a ainsi décidé d’appuyer, sans réserve, la prorogation pour couvrir la Résistance et pour se protéger». M. Sayyed poursuit son analyse: «Les Américains et la Commission d’enquête internationale ont prétendu que Rafic Hariri a été assassiné, parce qu’il était opposé à la prorogation et qu’il soutenait la 1559. Pourtant, il a voté pour la prorogation et, lors de leurs dépositions devant le Tribunal international, Fouad Siniora et Walid Joumblatt ont déclaré, sous serment, que l’ancien Premier ministre était hostile à cette résolution. D’ailleurs, Jacques Chirac
lui avait adressé de forts reproches à cause de sa position».
L’assassinat de Rafic Hariri était, selon Jamil Sayyed, le signal de changements dont les ondes de choc continuent de se faire sentir au Liban et ailleurs jusqu’à ce jour. Après 2005, les pressions américaines et occidentales se sont accentuées, sans succès, pour tenter de faire chuter le président Lahoud. En 2007, les mesures décidées par le gouvernement Siniora contre le Hezbollah s’inscrivaient dans ce cadre. «Le 7 mai 2008, la Résistance s’est défendue contre ces mesures. Ça n’était pas contre les sunnites en tant que communauté», et les équilibres internes ont pu être rétablis. Une ligne rouge fut tracée entre les protagonistes: on ne recule plus, vous n’avancez plus. Les événements du 7 mai, mettant le pays au seuil de la guerre civile, ont alerté les acteurs régionaux et internationaux sur la nécessité de calmer la situation. Cette période s’est achevée par l’accord de Doha, qui a permis l’élection de Michel Sleiman, «une décision extérieure approuvée, entre autres, par la Syrie».
Depuis Taëf, et même avant, l’élection des présidents au Liban est le fruit de compromis externes. Les parrains régionaux et internationaux des candidats se chargeaient de fournir les garanties aux acteurs locaux et externes. Dans le cas du général Michel Aoun, et en l’absence de parrains externes, c’est à lui de fournir les garanties aux différents partenaires. S’il en est incapable, les obstacles se multiplieront tout au long de son mandat.
13 octobre 1990: Inside story
Jamil Sayyed assure que la prise du palais de Baabda, le 13 octobre 1990, «était une décision libano-syrienne, et non purement syrienne». «C’est le président Hraoui qui insistait auprès des Syriens, depuis son élection en 1989, afin qu’ils accélèrent leur intervention militaire et délogent Michel Aoun de Baabda, pour consolider son mandat légal. Ce n’est que le 13 octobre que les Syriens ont estimé que la conjoncture locale et internationale était devenue propice à une intervention militaire».
A la suite de la décision du Conseil des ministres, présidé alors par M. Hraoui, «des brigades de l’Armée libanaise, placées en partie sous le commandement du général Emile Lahoud, ont été chargées de participer à cette opération avec l’armée syrienne».
Paul Khalifeh