Il est des œuvres qui devraient ne jamais quitter le chevet des victimes du monde arabe depuis que son printemps s’est éternisé en hiver boréal. Le bréviaire du parfait philosophe va-t-en-guerre est passé presque inaperçu sur la scène médiatique internationale, mais qui n’aurait pas lu en arabe De la guerre en philosophie (Grasset, Paris, 2010) semble voué à ne jamais comprendre la portée de l’interventionnisme atlantiste et de ses futurs avatars, déjà en cours en Libye et en Syrie. L’ouvrage liturgique de Bernard-Henri Lévy, écrit avant les guerres de Libye et de Syrie, est intéressant à plus d’un titre : il est la quintessence d’une nouvelle doctrine de politique internationale dont le concept principal, celui de «réparation», remet en cause tout un pan de la pensée défaitiste, irénique ou idéaliste que l’auteur met sur le compte d’une «mauvaise philosophie», et dont il se fait fort d’en interpréter un nouveau sens, souvent sous couvert de supercherie intellectuelle.
Que le titre de cet article ne vous effraie pas, car si Hitler n’avait pas écrit Mon combat, à coup sûr, Bernard-Henri Lévy n’aurait pu livrer tout le fond de sa pensée polémologique en empruntant à la vieille tradition philosophique les ferments d’une légitimité qui ont servi à disloquer la Libye, la Syrie et peut-être même un jour l’Algérie ou la France. En effet, le De la guerre de Bernard-Henri Lévy pourrait presque se boire comme un nouveau combat à la Hitler, tellement les deux auteurs se rapprochent dans leur volonté très personnalisée d’en découdre une bonne fois pour toutes, sans tergiverser, et tant ces deux auteurs paraissent nous livrer un fond intimiste que l’on ne soupçonnait pas, quoique par des justifications et des détours idéologiques complètement opposés. Hitler avait aussi voulu en son temps «réparer le monde». Bernard-Henri Lévy est-il en train de le faire en terre d’islam ? Voyons cela de plus près.
La justification philosophique de la guerre
En prenant appui sur son maître de jeunesse, Louis Althusser, qui lui recommandait de ne jamais renoncer devant le combat philosophique, Bernard-Henri Lévy reprend le fil conducteur d’une problématique éculée, celle de la fin ou de la misère de la philosophie, qu’Hegel et Marx à leur façon avaient évoquée, pour mieux légitimer moralement sa doctrine de l’interventionnisme réparateur. Ce point d’appui essentiel, ouvrant droit à une lutte sans merci contre les «abolitionnistes de la philosophie», lui sert de fait à rendre légitime sur un plan moral la confusion de deux praxis pourtant opposées, l’exercice de la philosophie et celui de la guerre. Quel meilleur bouclier protecteur, en effet, que celui d’une tradition de pensée universelle, quoique réduite à sa plus simple expression dans l’ouvrage de Bernard-Henri Lévy, celle d’une conscience transcendantale, mais enfermée à la Husserl, ou d’une raison exclusivement européenne, régente de la pensée universelle ?
Contre toute attente, dès le départ, Bernard-Henri Lévy réussit le coup de maître de s’offusquer du renoncement de la philosophie à vouloir œuvrer dans un champ qui lui est pourtant antinomique, celui de la guerre. L’exercice de prestidigitation de l’auteur n’en est que plus clair lorsque l’on s’aperçoit comment l’auteur, dans un deuxième coup de maître, tente un deuxième forçage en subvertissant le sens et la portée d’une discipline, la philosophie. Pour Bernard-Henri Lévy, en écho aux leçons de son maître, Althusser, peu importe le sens du philosopher puisque ce qui compte dans la formule «faire de la philosophie», c’est le verbe faire plus que la recherche ou l’amour d’une sagesse. Le lien est donc tout trouvé entre le «faire» philosophique et le «faire» guerrier que Bernard-Henri Lévy interprète en interventionnisme anticipateur nécessaire. Althusser aura servi à l’élève de faire-valoir d’une nouvelle doctrine de l’action qui ne s’embarrasserait plus des idéaux de la Sophia, de son socle universel, de ses interrogations anticipatrices de l’avènement des grands monothéistes. Il ne faut plus méditer, ne plus rêver, mais se transformer en Homo Faber de la philosophie, en «fabriquant» de nouveaux concepts, qui justifieraient une action armée réparatrice.
Le mot est dit : «réparation». Bernard-Henri Lévy n’imagine pas un instant que derrière ce vocable de tous les jours, on puisse ne pas voir l’œuvre d’un producteur de concepts, véritable travail d’orfèvre du nouveau philosophe appelé à s’occuper de guerres comme on taille dans le bois une bûche salvatrice. En bon stratège de la pensée, Bernard-Henri Lévy se prémunit contre tout système fermé et doctrinaire qui viendrait enfermer son concept de réparation au point qu’il ne pourrait plus le rendre opératoire autant qu’il le veut. Nietzche et Deleuze viennent donc à point nommé, pour se doter d’un système qui soit ouvert pour Bernard-Henri Lévy, comprendre, réparer le monde, comme on le veut et où on choisit de le faire, en totale liberté, quitte à se renier. Une réparation rhyzomique. Sans fondement, sans justification. Enivrante.
La réparation à la Bernard-Henri Lévy définit un système lacunaire et pour cause. On ne répare pas la Russie de Poutine, la Chine, comme on répare l’Allemagne nazie, la Libye ou la Syrie. Se livrant à une critique de la pensée mise en système, depuis que Hegel en fit découvrir les fausses vérités totalisantes, Bernard-Henri Lévy prend une fois de plus le contrepied d’une philosophie traditionnelle pour mieux ériger, à son tour, son propre système dont les «trouées» fonctionneraient comme des soupapes de sécurité, si sa doctrine de la «réparation» venait à être prise en défaut. Pourtant, presque more geometrico (géométrie variable plus que spinozienne), on devinerait une forme programmatique dans la réparation lévyienne du monde qu’il nous propose et dont les Libyens et Syriens en connaissent certainement les effets mieux que quiconque. «La ruine est non le futur ou le destin, mais le présent ou la vérité du monde (…) C’est pour limiter la casse, (…) éviter l’effondrement final ou total (…) que j’ai eu l’obscure certitude que seule peut nous sauver non un Dieu, mais la digue d’un système».
Limiter la casse en Syrie, limiter la casse en Libye, sans un Dieu, que les islamistes le sachent une bonne fois pour toutes ! La doctrine lacunaire à bon escient de la «réparation» trouve son corollaire dans la casse limitée, ce qui pourrait encore servir à faire taire les insatisfaits. Nous passerons sur la critique du dialogisme qui desservirait l’autisme libertaire d’un philosophe du combat, pour en venir à l’essentiel, contenu dans le chapitre IV intitulé «Guerre de sang et de papier», et où Bernard-Henri Lévy émet quatre propositions en forme de doctrine définitive de la «réparation».
Philosophie et guerre : une affaire d’extensions
Bernard-Henri Lévy, en bon architecte de la digue de la rédemption, ne voudrait plus affronter qu’un monde d’objets philosophiques, mais étendre sa digue à tout le Lebenswelt de l’empiricité. En clair, le combat de Bernard-Henri Lévy peut concerner toute affaire du monde, tout objet susceptible d’expérience, ce qui n’est pas rien, puisque l’extension du domaine du matériau philosophique, premier principe, lui permet de toucher à tout, aux affaires françaises, comme aux affaires israéliennes, palestiniennes, arabes, géorgiennes… Grâce à son système lacunaire, flexible, Bernard-Henri Lévy peut émettre un avis sur tout, intervenir en tout lieu et temps et ne pas vivre uniquement dans sa tour d’ivoire. Il peut remonter le temps de la Shoah pour le revisiter dans le sacrifice d’un Pearl pris dans les mailles du filet de la barbarie islamiste. La «réparation» lévyienne occupe le temps et l’espace d’une façon démiurgique : il ne suffit plus qu’à invoquer alors l’extension du domaine de la guerre, le deuxième principe.
Ceci est un point important : il ne faut plus pour Bernard-Henri Lévy que la guerre «ait simplement eu lieu». «Réparation» signifie pour lui anticipation réparatrice, ne plus contempler la guerre, comme le bon philosophe qui, telle la chouette de Minerve, se lève au crépuscule pour en constater laconiquement les affres et les abus, toujours trop tardivement. Il ne faut désormais plus penser la guerre après-coup, mais la jouer d’avance. Faire le saut de la biche, en quelque sorte, comme la reine Esther qui sauva son peuple du méchant roi Assuérus. C’est ce que les Syriens de Bachar Al-Assad et les Libyens de Kadhafi n’avaient pas compris. Et pourquoi donc ? Pour éviter que l’affaire de la Contrescarpe ne se répète, place de Paris d’où partirent des enfants juifs dans les camps de concentration.
Pour Bernard-Henri Lévy, la guerre aura dorénavant toujours lieu, même sans Dieu, que les islamistes le sachent. C’est le troisième principe de Bernard-Henri Lévy : embrayer sur la guerre afin de l’enrayer. Belle trouvaille ! Il ne faudrait plus contempler le monde comme Platon, le vouloir transformer comme Marx, mais le «réparer» comme Bernard Henri-Levy. C’est dans le quatrième principe de la «réparation» que se joue crescendo cette symphonie du Targum, que l’auteur emprunte au Talmud et au Zohar (un reniement du passage du «sans un Dieu» ?) afin de «recoller les vases brisés de la Création».
Epilogue : Syrie, Libye ou la réparation du monde arabe
Chacun a gardé en tête ses images de Bernard-Henri Lévy, de Sarkozy et de Tony Blair haranguant la foule de Benghazi après la chute de Kadhafi, fiers de leur «réparation» en terre musulmane. La supercherie intellectuelle de Bernard-Henri Lévy n’en serait pas une, si la digue de la «réparation» qu’il a voulu érigée talmudiquement en Libye et en Syrie, ne s’était pas transformée en fracas gigantesque où mille morceaux au moins ne pourront jamais plus être recollés comme les vases brisés de la Création.
Le concept lévyien de «réparation» ne serait pas compté comme une vaste supercherie non plus, si son développeur, c’est-à-dire, l’Otan, l’UE et tout ce qui se compte de bien pensant n’avaient pas établi un deux poids et deux mesures flagrant entre les enfants de la Contrescarpe, et ceux de Tripoli, Benghazi, Gaza, Damas, Alep, Homs, et j’en passe. Un concept conçu au nom d’un système philosophique dit «ouvert» aux pires des aménagements guerriers, pourvu que notre cher philosophe de la guerre ne ressente pas d’oppression de la pensée et qu’il continue de réfléchir là où la philosophie classique et moderne s’était arrêtée.
Nous ne verrions encore aucune supercherie intellectuelle de la part de Bernard-Henri Lévy, si dans son philosopher lacunaire, sublunaire, proactif, il n’avait pas osé convoquer autant de grands noms de l’humanisme européen, pour la plupart encore profondément affectés par le mystère tragique de l’Homme, afin de justifier d’une pratique de la guerre anticipatrice contre toutes les lois morales de la guerre et celles de la paix.
Supercherie intellectuelle, une fois de plus, de la part d’un homme qui n’hésite pas à décréter l’absence de Dieu dans sa volonté d’agir en bonne conscience (plongée dans une obscure certitude qui sied à l’auteur), mais qui a tout de même recours au Midrash et au Talmud pour avaliser les actions dévastatrices des forces de l’Otan. Alors, frères de Libye, frères de Syrie, toutes obédiences confondues, Bernard-Henri Lévy a-t-il réparé votre monde ou le sien ?
Dr Arab Kennouche