Dans un pays où les coupures d’électricité sont la norme quotidienne, où Internet est l’un des plus lents au monde, où la menace sécuritaire plane, difficile d’imaginer une économie numérique florissante. Pourtant, de plus en plus de Libanais font le pari de l’investissement digital, en espérant faire de leur capitale un «hub» technologique. Rencontre avec trois Libanais francophones, revenus de l’étranger pour se lancer dans ce défi.
A deux pas de la mosquée Al Amin, la plus célèbre de Beyrouth et du centre-ville refait à neuf, se cache un quartier qui échappe souvent au regard des passants : Bachoura. Dans ce voisinage populaire à majorité chiite, les immeubles sont délabrés, certains murs éventrés, d’autres criblés de balles : la guerre civile (1975-1990) y a laissé ses traces. Mais depuis quelques mois, impossible de rater Bachoura sur la route du centre-ville : des bâtiments ultra modernes contrastent avec les environs, d’autres sont en cours de rénovation : le ballet des grues et des ouvriers est incessant. Au milieu des vestiges de la guerre, un quartier est né, le « Beirut Digital District », qui se veut le nouveau centre numérique et technologique de la capitale libanaise. 70 entreprises et start-up y sont implantées, employant quelque 1200 personnes.
Au deuxième étage de l’un de ces sept bâtiments, les locaux de B&Y Venture Partners, société de capital-risque. Lorsqu’il est rentré au Liban, après des études à Montréal en 2009, Fadi Bizri, associé dans la compagnie, n’imaginait pas forcément qu’un tel ensemble lié à l’économie numérique verrait le jour dans son pays. Mais il a été visionnaire : en 2011, le Liban possède la connexion Internet la plus lente au monde (classé dernier sur 169 pays par Speedtest) et le monde des start-up en est à ses premiers balbutiements au pays du Cèdre. Mais cela n’empêche pas le jeune homme de lancer, avec ses partenaires, le premier accélérateur de start-up du pays. «Personne n’y croyait, les investisseurs disaient qu’ils n’en avaient pas besoin» se rappelle-t-il. Six ans plus tard, Internet est un peu moins lent, et Fadi est à la tête d’un fonds de capital-risque de 46 millions de dollars.
La diaspora se réinvestit au Liban
A quelques kilomètres de là, Marie-José Daoud et Soraya Hamdan sont en pleine réunion. Elles n’ont pour l’instant pas les moyens de louer des locaux pour leur entreprise, alors elles se retrouvent régulièrement au Roy’s, un café décontracté de Badaro, nouveau quartier branché de la capitale. Journalistes économiques, elles ont fait le pari de se lancer dans l’entreprenariat numérique. Elles publient régulièrement des enquêtes (dont l’une portait justement sur la lenteur de l’Internet au Liban) sur leur nouvelle plateforme d’information «Labne & Facts».
Disponible uniquement sur les réseaux sociaux, leur média propose des vidéos, textes courts et photos autour d’un thème central : l’identité libanaise. «On est toutes les deux Libanaises et comme de nombreux Libanais on a plusieurs identités» raconte Soraya, 30 ans. «On était frustrées par les médias libanais traditionnels qui ne ressemblaient pas à notre génération. On voulait un média pour tous les Libanais, sans distinction d’opinion politique ou de religion, ni même de langue.» Trouver son identité, une préoccupation commune à cette génération née pendant la guerre civile, et souvent expatriée. 4 millions de Libanais vivent au Liban et 12 à 18 millions à l’étranger. Soraya fait partie de cette diaspora : elle a grandi et vécu en France jusqu’en 2011. Marie-José, 38 ans, a fait ses études en France et aux Etats-Unis, elle a également travaillé dans plusieurs autres pays. C’est aussi à l’intention de cette diaspora qu’elles ont créé leur plateforme d’information, pour l’instant disponible en français et en anglais. Comme Fadi, ce sont des concours de circonstances qui ont amené les deux jeunes femmes à revenir au Liban. S’il n’existe pas de chiffres officiels, de nombreux Libanais de la diaspora reviennent vers leur terre d’origine. Les causes sont multiples : perte d’un emploi, recherche de leurs racines, rapprochement familial…
Fadi Bizri souligne que dans son domaine, ce phénomène de retour des Libanais de la diaspora reste anecdotique. Il déplore la fuite des cerveaux des diplômés des universités libanaises les plus réputées. D’autant plus dans une économie numérique naissante qui manque de professionnels, notamment de programmeurs. Pourtant, de nombreux jeunes Libanais étudient les sciences informatiques. Mais souvent, leur formation semble insuffisante. «Ils n’ont pas le temps de faire des stages, car ils travaillent souvent à côté pour payer leurs études, ils viennent de classes sociales moins aisées.» explique Fadi Bizri.
Alors, pour pallier ce manque, le jeune entrepreneur a eu l’idée de mettre en place SE Factory, la première école technique de programmation au Liban. Il propose des ateliers intensifs de codage de trois mois, appelés «Coding Bootcamp» dans le jargon des start-ups. Les cours se déroulent dans les locaux de Beirut Digital District, l’un des donateurs de l’école. Les étudiants doivent pour pré-requis posséder des bases théoriques en programmation et des connaissances en anglais. L’inscription coûte 100 dollars symboliques et à l’issue des trois mois, des entreprises numériques viennent recruter les jeunes diplômés. «Jusqu’ici 20 étudiants sur les 22 formés depuis un an ont trouvé un emploi dans le secteur, ils ont vu leur salaire doubler ou tripler» rapporte Fadi Bizri. A une petite échelle, lui et son équipe tentent de transformer des talents potentiels en réelles compétences pour ce marché du travail.
Le pari de la francophonie
Et c’est ce monde digital en pleine ébullition qui s’est retrouvé sous la bannière de la francophonie la semaine du 20 mars. Plusieurs start-up beyrouthines ont été invitées à Station, un centre cuturel de Beyrouth, par l’Institut Français du Liban. Le thème choisi pour la semaine de la francophonie? «Les nouvelles technologies».
Si le lien entre monde numérique et technologique (où l’anglais domine) n’est pas évident au premier abord, l’Institut Français en a fait le pari… A l’instar de Marie-José et Soraya, qui mettent un point d’honneur à proposer leurs publications en français. Soraya ayant grandi en France, elle ne maîtrise pas parfaitement l’arabe et déplore qu’il n’existe qu’une offre réduite et partiale de journaux francophones ou anglophones au Liban. «Tous les journaux sont politisés au Liban. Si tu lis l’arabe et que tu prends le temps de lire l’ensemble de la presse, tu peux te faire une idée des différents points de vue. Par contre, si tu ne lis pas l’arabe, l’offre est limitée.» précisent-elles. En effet, le Liban ne compte qu’un seul quotidien anglophone (The Daily Star) et un francophone (L’Orient Le Jour), tous deux ont des lignes éditoriales proches du même courant politique. Les deux jeunes entrepreneuses souhaitent toucher un public libanais qui ne parle pas forcément l’arabe, notamment parmi la diaspora d’Afrique, mais ne négligent toutefois pas la langue libanaise. Elles vont prochainement publier en dialecte libanais, mais avec des caractères latins. Dans ce pays où la formule «Hi Kifak ça va?» est presque devenue un slogan marketing, elles veulent faciliter l’approche de la langue et mélanger les influences linguistiques multiples.
Inverser la fuite des cerveaux
Mais dans un pays où les infrastructures viennent à manquer et où l’insécurité menace, de nombreux investisseurs étrangers restent frileux. Alors, pour se donner les moyens de ses ambitions, le Liban, via sa banque centrale, a lancé en 2013 la circulaire 331 qui a changé bien des choses pour les start-up. La Banque du Liban a débloqué 400 millions de dollars du Liban, pour aider les banque commerciales à miser sur ces entreprises, en garantissant leurs placements. Si une start-up fait faillite, l’organisme créditeur ne perdra que 75% de sa mise de départ. L’objectif est clair : inverser la fuite des cerveaux. «L’injection de la circulaire 331 a changé beaucoup de choses au Liban.» constate Fadi Bizri. «L’entrepreunariat existait déjà au Liban depuis une dizaine d’années. Ce boom est venu sur une terre fertile.» Selon lui, cette économie représente l’avenir du Liban. «Nous avons besoin seulement d’un ordinateur et d’Internet pour que cela fonctionne. Contrairement à une usine, qui pourrait être bombardée comme l’a fait Israël à plusieurs reprises, nous pourrons fonctionner dans n’importe quelle situation.» conclue le jeune entrepreneur.
Le Beirut Digital District continue de s’agrandir et espère accueillir 10.000 employés d’ici 15 ans. Fadi veut doubler le nombre de classes de programmation, puis ouvrir des antennes en dehors de Beyrouth, pour couvrir l’ensemble du territoire libanais. Quant à Marie-José et Soraya, elles vont commencer dès avril à monétiser leur petite entreprise. Objectif : toucher le plus de Libanais à travers le monde en engageant un collaborateur arabophone, et même, à terme, un lusophone. Dans ce que l’on appelle déjà la «Silicon Valley» libanaise, les projets d’avenir sont ambitieux.