Le gouvernement a beau chasser consciencieusement les dossiers conflictuels, ils reviennent toujours empoisonner le climat politique. Après le courant électrique, c’est aujourd’hui le tour des déplacés syriens de diviser le gouvernement. Seulement, cette fois, il ne s’agit pas uniquement d’une question de contrats et d’adjudications, mais d’une affaire hautement politique qui porte sur l’essence du clivage au sein de la classe politique libanaise. Ce dossier qui pèse sur le Liban depuis le début de la crise syrienne en 2011 a longtemps alimenté les dissensions entre 8 et 14 Mars avant que le gouvernement actuel décide de le mettre de côté en le traitant seulement du point de vue des aides aux déplacés, sachant bien qu’un jour ou l’autre, il va falloir adopter des décisions plus précises. L’opération préventive de l’armée dans deux camps de déplacés syriens autour de Ersal a remis sur le tapis ce dossier hautement épineux qui cristallise toutes les divisions régionales et internationales actuelles.
En effet, au sujet de la Syrie, le monde est divisé en deux : d’une part, ceux qui appuient le régime syrien face aux groupes rebelles considérés comme terroristes, et de l’autre, ceux qui appuient les groupes de l’opposition contre un régime qualifié de dictatorial et oppresseur contre son peuple. Entre les deux, il y a l’ONU, dont l’émissaire se démène pour trouver une solution politique au conflit en multipliant les contacts avec les deux camps, sachant que les enjeux sont bien plus importants que le simple projet de renverser un régime dictatorial par souci du respect des droits de la population. La population syrienne est justement au cœur des tiraillements, puisque près de 10 millions de Syriens sont devenus des déplacés dans leur pays et dans les pays voisins (même si récemment 500 000 déplacés en Syrie sont revenus chez eux, selon l’ONU). Au-delà de la question purement humanitaire, ces déplacés sont devenus des cartes politiques que les pays impliqués dans le conflit syrien tentent d’utiliser pour leur propre profit.
Au début de la crise syrienne, les pays qui appuyaient ouvertement l’opposition pensaient qu’il s’agissait d’une affaire de quelques mois avant la chute du régime. Par conséquent, il s’agissait de préparer les tentes pour une courte période avant de ramener les déplacés chez eux une fois le régime renversé. C’est ce qui s’est passé au Liban, tout d’abord au Akkar, avant que les déplacés syriens s’installent dans toutes les régions. Selon un diplomate libanais, si le conflit entre le Qatar et les pays du Golfe continue de s’envenimer, il y aura probablement d’importantes révélations sur le rôle dévolu au Liban au début de la guerre en Syrie, en tant que base de soutien arrière à l’opposition (on se souvient du navire Loutfallah 2 qui transportait des armes à l’opposition). Mais très vite, le camp adverse a réagi en commençant par « sécuriser » (selon la terminologie du Hezbollah) les frontières, avant d’exercer des pressions sur les figures de l’opposition syrienne désireuses de s’installer au Liban pour y agir. Le Hezbollah a donc réussi à neutraliser toute action de l’opposition syrienne à partir du Liban. Mais il n’a pas pu stopper le flot de déplacés fuyant leur pays en guerre. Ceux-ci se sont installés un peu partout, de façon désordonnée, mais avec toutefois le souci de rester près de la frontière de leur pays, notamment dans la région du jurd de la Békaa du Nord où il y a plus de 150 regroupements. En principe, c’est tout à fait normal, mais en même temps, cette localisation géographique a permis aux combattants installés de l’autre côté de la frontière, dans le Qalamoun syrien, d’avoir un accès facile au Liban à travers les camps de déplacés. Ce détail a d’ailleurs été exploité par les groupes de l’opposition et leurs soutiens pour maintenir la pression à la fois sur les forces du régime syrien et sur le Hezbollah et l’armée libanaise présents du côté libanais. Les incidents et les affrontements se sont multipliés jusqu’au jour où l’armée syrienne (avec l’aide du Hezbollah) a décidé de reprendre le contrôle du Qalamoun syrien, laissant l’armée en faire de même du côté libanais. La dernière opération préventive s’inscrit dans ce contexte, mais l’armée aura beau multiplier les opérations de ce type, la menace continuera de peser sur le pays en raison du nombre élevé de déplacés qui rend tout contrôle impossible, et des conditions de vie déplorables, en dépit des efforts qui favorisent la radicalisation.
Face à ce tableau, il est normal que le Liban officiel souhaite réduire autant que possible le nombre de déplacés, sans toutefois renoncer au souci humanitaire. Il se heurte toutefois à deux obstacles : d’une part, le Liban doit tenir compte des conditions imposées par la communauté internationale qui finance en grande partie l’aide aux déplacés et qui exige « un retour sûr et volontaire », et d’autre part, le contentieux politique avec le régime syrien qui pourrait exploiter toute initiative libanaise dans sa direction. Il faut aussi ajouter à ces deux obstacles un troisième qui consiste dans le fait que les élections législatives sont prévues dans dix mois et, par conséquent, toutes les parties politiques sont déjà en campagne électorale. Or dans le climat de surenchère politique qui commence déjà à peser sur le Liban, ce thème-là pourrait être un sujet de choix… Pour toutes ces raisons, il est sans doute trop tôt pour entamer une action sérieuse en vue du retour des déplacés syriens chez eux. Le Liban n’a d’autre choix que celui de rester vigilant…