A dix-huit ans, Abbas Ibrahim intègre l’école militaire contre l’avis de son père. «Tu seras fier de moi», lui avait-il dit. Quatre décennies plus tard, il est l’un des préposés à la sécurité des Libanais et de leur Etat. Sa spécialité: les missions impossibles.
Ces derniers temps, les services de sécurité ont démantelé un grand nombre de cellules terroristes, dont certaines étaient à deux doigts de commettre de graves attentats dans le pays. Ces succès sont à mettre, en partie, au compte de la Sûreté générale (SG). Ils sont le résultat d’une action collective, sous l’impulsion d’un homme, Abbas Ibrahim, l’un des plus éminents spécialistes du renseignement et du contre-espionnage au Liban. Cet officier a pris la tête de la Sûreté générale à un croisement de l’histoire où les dangers externes, générés par la crise syrienne, et les complications internes, provoquées par les blocages politiques et constitutionnels, ont placé le Liban sur le fil du rasoir.
Riche d’une expérience d’une quarantaine d’années, Abbas Ibrahim, qui a occupé dans le passé, entre autres, le poste de directeur général adjoint des renseignements militaires, s’est attelé, dès sa nomination en 2011, à développer, redynamiser et optimiser les compétences de la SG. L’une de ses plus grandes fiertés est la stratégie de lutte préventive contre le terrorisme, dont il est l’un des artisans. «La réussite de la lutte préventive est principalement due à l’exploitation de notre banque de données, qui a 72 ans d’âge, et qui n’était pas utilisée à bon escient, dit-il à Magazine. Nous avons étudié minutieusement les textes qui régissent l’action de la Sûreté générale et nous les avons combinés avec les informations dont nous disposons pour jeter les fondements de la sécurité préventive». Ces «textes» autorisent la SG à avoir un droit de regard au sein d’institutions et d’entités des secteurs public et privé, une prérogative qui fait défaut aux autres services de sécurité. «Au lieu d’utiliser ces pouvoirs pour espionner le citoyen, nous les avons exploités pour le servir et pour protéger l’Etat», ajoute le général Abbas.
Autre facteur qui a largement contribué au succès de la sécurité préventive, la coopération entre les différents services. «Au stade actuel, cette coordination est plus que parfaite, souligne le patron de la SG. Les chefs de la sécurité sont en contact permanent, tout en préservant la spécificité de leurs départements respectifs.»
Certes, toutes les cellules terroristes n’ont pas été encore découvertes, mais le général Abbas se dit «très rassuré» sur le plan sécuritaire. «La sécurité à 100% n’existe pas dans le monde, explique-t-il. Toutefois, nous contrôlons la situation et les réseaux extrémistes ont un pouvoir de nuisance pratiquement nul, car ils sont sous surveillance directe. Au vu de ce qui se passe dans notre région, et comparé aux pays sinistrés qui l’entourent, le Liban est dans une situation excellente.» Abbas Ibrahim souligne, cependant, que lorsque les groupes terroristes subissent des défaites militaires, ils se réfugient dans la clandestinité, ce qui complique l’action des services de sécurité qui doivent, alors, déployer davantage d’efforts et accroître leur coordination. «En dépit des difficultés qui nous attendent après les revers de Daech en Irak et en Syrie, nous n’avons pas peur de subir les répliques de cette défaite, tempère-t-il. Nous sommes conscients des dangers et nous avons échafaudé des plans pour faire face aux conséquences de la défaite militaire des terroristes».
Couverture politique
Le général Ibrahim n’exclut pas des «événements inattendus» après la défaite de l’ex-Front al-Nosra dans le jurd de Ersal. Il ne croit pas, cependant, à une infiltration massive des terroristes dans les régions libanaises. «Le peuple libanais, aussi bien dans sa composante chrétienne que musulmane, n’est pas un terreau fertile pour le terrorisme, assure-t-il. Il y a, dans chaque chrétien libanais, une partie de culture musulmane. L’inverse est aussi vrai. Ce mélange a créé un modèle unique qui fait que le Libanais tend, naturellement, vers la modération. Il existe des exceptions, comme partout dans le monde, mais elles sont individuelles».
La couverture accordée par le pouvoir politique aux services de sécurité facilite énormément leur travail. «En dépit des dissensions politiques autour de certains dossiers, la sécurité reste un domaine sacré qui ne fait l’objet d’aucun questionnement ou doute», dit-il.
Mais cela n’a pas été toujours le cas. L’armée libanaise et les services de sécurité n’ont-ils pas fait l’objet de campagne de dénigrement de la part de certains hommes politiques? «Dans le passé, le ciblage des services de sécurité s’inscrivait dans le cadre de surenchères politiques, répond le patron de la SG. Le pays était profondément divisé, sans président de la République. L’esprit du pacte national faisait défaut. Les circonstances ont changé aujourd’hui. Le circuit constitutionnel est de nouveau en place et les institutions fonctionnent normalement, ce qui nous assure la couverture politique nécessaire pour pouvoir accomplir notre mission».
Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme est globalisée. Cette réalité impose une coopération sécuritaire au niveau régional et international. «Je dis toujours aux délégations étrangères qui nous rendent visite ou aux responsables sécuritaires que nous rencontrons lors de nos voyages que le Liban est en première ligne, déclare Abbas Ibrahim. Je leur explique qu’en luttant contre le terrorisme, le Liban se défend, bien entendu, mais il protège aussi leurs propres pays. Ils doivent donc nous apporter une aide logistique afin que nous puissions mener cette bataille dans les meilleures conditions». Le directeur de la SG souligne, dans ce cadre, que la coordination avec les services de sécurité arabes et étrangers est «quasi-quotidienne»: «A chaque fois que le besoin se fait sentir, j’appelle directement les responsables sécuritaires arabes et étrangers. La coopération est étroite et le contact permanent».
Le poids des réfugiés
Parmi les succès enregistrés par la Sûreté générale ces dernières semaines figure l’arrestation, à Aïn el-Héloué, du dangereux terroriste Khaled Massaad, surnommé Khaled el-Sayyed, qui était en relation avec le commandement de Daech à Raqqa, en Syrie. Cette opération a montré à quel point la SG est introduite dans ce camp palestinien, considéré comme un repaire d’extrémistes de tous poils. «La structure à Aïn el-Héloué est très complexe, explique Abbas Ibrahim. Toutes les contradictions inter-palestiniennes y sont présentes et il faut savoir comment les exploiter pour servir la sécurité du Liban et des Palestiniens. Dans le même temps, il est impératif d’empêcher une explosion généralisée de la situation dans ce camp, qui abrite cent mille personnes, et éviter de nous retrouver devant un autre Nahr el-Bared», en allusion à ce camp du Liban-Nord, occupé par des islamistes en 2007. La bataille pour sa reconquête avait fait 170 morts dans les rangs de l’armée libanaise, 400 chez les extrémistes, et provoqué de vastes destructions.
Le dossier des réfugiés syriens constitue, aussi, un défi de taille pour la SG, car en plus de sa dimension humanitaire, il comprend un aspect sécuritaire, économique et social. Abbas Ibrahim s’étend longuement sur la question: «Nous ne considérons pas les réfugiés comme des terroristes, mais nous sommes parfaitement conscients que les conditions de vie, le background culturel et les circonstances qui les ont amenés à se réfugier au Liban pourraient pousser certains d’entre eux à suivre une mauvaise voie, celle du terrorisme. Ce dossier génère de fortes pressions d’ordre sécuritaire, économique et social sur la société libanaise, et d’ordre administratif sur la Sûreté générale. Les files d’attentes devant les centres de la SG étaient devenues interminables à tel point que les citoyens libanais ou les touristes étrangers souhaitant accomplir une formalité devaient attendre longtemps. Nous avons donc décidé d’ouvrir dix nouveaux centres, spécifiquement dédiés aux réfugiés. Quatre sont déjà prêts. Le retour des réfugiés chez eux ferait baisser ces pressions. De par ses prérogatives et les informations dont elle dispose, la Sûreté générale a un rôle à jouer dans le retour des réfugiés. Je suis prêt à accomplir toute mission qui me serait confiée par le pouvoir politique dans ce but. Je n’ai aucun tabou, je parle avec tout le monde lorsque l’intérêt du Liban est en jeu. Je peux mettre à contribution les relations que j’ai bâties avec mes homologues dans le monde entier. Si le pouvoir politique me charge d’une médiation, je suis sûr de réussir dans cette mission.»
Son rôle dans la libération des Libanais enlevés à Aazaz, en Syrie, en 2012, et sa médiation pour la libération des 13 religieuses de Maaloula, retenues en otage par le Front al-Nosra, plaident en sa faveur.
Abbas Ibrahim estime à 1,5 million le nombre de Syriens présents au Liban légalement inscrits au HCR ou à la SG, et à 100 000 ceux qui y vivent clandestinement. Concernant les réfugiés palestiniens, ils seraient au nombre de 425 000 inscrits aux registres de l’UNRWA.
La décentralisation
Servir le citoyen plus efficacement reste le souci principal du patron de la SG. C’est dans cet esprit qu’il a imaginé et mis en œuvre le concept de la décentralisation, qui s’est concrètement traduit par l’ouverture d’un grand nombre de centres de la SG dans les différentes régions. De la sorte, le citoyen n’est plus contraint de faire de longs trajets pour accomplir une formalité. La décentralisation s’est faite grâce à une coopération avec les municipalités, qui ont, souvent, offert locaux et équipements. «Chaque village souhaiterait accueillir un centre de la SG, mais cela dépasse nos capacités», regrette Abbas Ibrahim. Selon lui, les liens tissés avec les municipalités et avec les acteurs de la société civile ont permis de créer une «dynamique commune» et ont eu un impact positif sur la sécurité. «Les centres que nous avons ouverts dans les différentes régions se sont à leur tour transformés en banques de données, souvent alimentées par les citoyens, affirme le patron de la SG. Lorsque le citoyen se sent en confiance avec une institution, il la sert de tout son cœur».
C’est cette même logique de construction de ponts entre l’institution et la société qui a guidé la SG pour conclure une série d’accords avec des banques et des universités. «Notre souci est d’améliorer les compétences de nos agents et certains établissements universitaires offrent des programmes ou des cursus qui peuvent leur être utiles, poursuit M. Ibrahim. Lorsque certaines ambassades ont eu vent de ces partenariats, elles nous ont contactés pour nous proposer des accords de coopération.»
C’est grâce à de telles initiatives que Abbas Ibrahim espère construire, patiemment, une «complémentarité» entre la société et les services de sécurité, afin que la confiance et l’attachement remplacent la suspicion et la crainte.
Un rôle pour la femme
La Sûreté générale est le service de sécurité qui compte le plus de femmes dans ses rangs. 750 agents, dont 40 officiers femmes. Abbas Ibrahim affirme qu’il n’existe aucune discrimination au niveau du recrutement et que les concours sont ouverts aux hommes et aux femmes. «Il est naturel, pour des raisons de condition physique, qu’une majorité de femmes ne soient pas attirées par les formations dispensées aux unités des forces spéciales, elles se dirigent généralement vers des fonctions plus administratives. D’ailleurs, dans certains départements, les femmes sont plus appréciées pour leur travail car elles font preuve de plus de flexibilité», dit-il