Le forcing du ministre Gebran Bassil pour amender la loi électorale était d’emblée voué à échouer. « C’est une porte qui ne s’ouvrira pas », avait déclaré le président de la Chambre, Nabih Berry, en réponse à la première proposition de M. Bassil de procéder à un ensemble d’amendements – des amendements dont les motifs non déclarés seraient de rééquilibrer la loi qui, maintenue telle quelle, risquerait de réduire la taille des deux blocs du Changement et de la Réforme et du Futur, les plus pesants actuellement. C’est en reprenant la même terminologie que le chef du législatif que des parlementaires du bloc Amal se sont exprimés pour faire barrage à la proposition de M. Bassil. « Les portes du Parlement sont barricadées » face à de tels amendements, a notamment déclaré le député Ali Khreiss.
Il reste que la requête de M. Bassil a pu être instrumentalisée par l’un et l’autre des deux camps, dépassant implicitement leur querelle pour faire front commun face à l’Arabie saoudite.
M. Berry en a ainsi profité pour mettre en garde contre une volonté tacite qui, plus que de rééquilibrer la loi, tend carrément à un report des législatives, à la demande de « parties internes et externes ». Cette mise en garde contre une « ingérence étrangère » a été reprise par le directeur de la Sûreté générale, Abbas Ibrahim, devant une délégation de l’ordre de la presse vendredi dernier. Le ministre Bassil a lui-même rebondi sur ces propos. « Les ingérences externes dans nos législatives ont commencé. Sauf que l’époque où les ambassadeurs choisissaient nos députés est aujourd’hui révolue », a-t-il déclaré dimanche dernier.
Le choix actuel du Hezbollah de laisser faire la querelle entre ses deux alliés n’a donc pas empêché ces derniers de perdre de vue ses enjeux stratégiques. Aussi bien M. Berry que M. Bassil ont ainsi dépeint des législatives dont la tenue serait en soi un acte de « souveraineté ».
Pour le ministre des AE, ce serait faire montre encore une fois de « la force » du chef de l’État, et du mandat dans son ensemble, face aux puissances étrangères – de la même manière qu’il l’avait fait lors de la démission forcée de Saad Hariri à partir de Riyad. L’image d’un chef de l’État « fort » n’étant autre qu’une déclinaison évidente de la couverture chrétienne assurée par Michel Aoun au Hezbollah depuis 2006. Ainsi, plus l’image – et seulement l’image– du chef de l’État est gonflée, mieux l’emprise de la milice chiite est maquillée. C’est d’ailleurs cette même dualité entre l’apparent et le réel qui devrait se traduire au niveau des élections : ceux qui pronostiquent une percée du Hezbollah au sein des différentes communautés et régions, qui lui permettrait de former un bloc pluriconfessionnel, n’excluent pas une percée dans les fiefs du chef de l’État, mais qui se ferait plus subtilement. L’on pourrait s’attendre à la victoire de candidats chrétiens qui seraient en apparence choisis par le chef de l’État, mais qui répondraient en réalité au Hezbollah.
En parallèle, le chef du législatif se charge de mettre en avant une prétendue volonté étrangère de torpiller l’échéance. Sachant que celle-ci s’annonce largement en faveur du Hezbollah, toute tentative de la contrer serait une atteinte à la marche démocratique du pays – et sa souveraineté. C’est faire oublier qu’une victoire du Hezbollah au scrutin marquera l’ultime étape de son institutionnalisation. Et celle de la légitimation de la mainmise iranienne, comme l’avait été précédemment la mainmise syrienne.
Dans sa référence aux « ingérences d’ambassadeurs au Liban », il est évident que M. Bassil n’entendait pas condamner les pratiques du régime syrien. Son allusion à peine voilée à l’Arabie saoudite est dans la logique du mandat actuel : diaboliser la présence politico-diplomatique saoudienne – qui vient tout juste d’être ravivée au Liban – pour mieux normaliser l’ancrage de la branche militaire iranienne, au nom de la souveraineté recouvrée.
Du reste, l’Arabie n’aurait actuellement aucune prétention à vaincre le Hezbollah sur le plan électoral, encore moins à reporter l’échéance. De source proche de Riyad, la nouvelle politique du royaume, qui avait pris forme avec la démission forcée de Saad Hariri, est maintenue.
Indépendamment de la dimension intersaoudienne de cette démission, celle-ci avait donné le coup d’envoi d’un retour en force de Riyad sur la scène régionale. Au Liban, cette politique plus agressive a révélé sa nature politico-diplomatique, à travers notamment la désignation d’un nouvel ambassadeur. Sur le fond, son objectif ne serait pas d’inciter le Liban à faire le choix entre Riyad et Téhéran, mais de faire preuve de neutralité à l’égard de ces deux axes. C’est-à-dire à montrer la survivance d’une opposition libanaise face à l’Iran, en dépit de l’emprise avérée de ce dernier. « Le temps de répit » qui avait été accordé à Saad Hariri depuis qu’il est revenu sur sa démission devait lui servir à se démarquer du Hezbollah. Mais même ce « recentrage » du Premier ministre ne ferait plus partie des aspirations de l’Arabie. Conscient de l’avantage du prochain scrutin pour le Hezbollah, Riyad aurait écarté l’option de rétablir les vieilles alliances du 14 Mars. Le levier de l’opposition à l’Iran serait à chercher en dehors des chefs politiques qui s’étaient approprié le discours souverainiste. S’il est un appui saoudien, celui-ci doit favoriser des figures politiques indépendantes, notamment au sein de la rue sunnite, mais aussi civiles et culturelles. Loin de l’illusion de pouvoir défaire le Hezbollah, l’ambition est de fédérer ceux qui restent attachés aux préceptes du 14 Mars. Des préceptes auxquels s’agrippe à ce jour l’électorat sunnite.