La dernière étude1 sérieuse relative à la pauvreté au Liban date de 2008. Selon celle-ci, 28,5% des libanais vivraient sous le seuil de la pauvreté, c’est-à-dire avec moins de quatre dollars par jour. Constat accablant pour le pays du cèdre, auquel vient s’ajouter les chiffres régionaux mettant en exergue une très grande disparité entre les six mohafazat du pays. Ainsi, le Nord, qui regroupe notamment Tripoli et Akkar-Minnié-Dennié, aurait le taux de pauvreté le plus élevé du pays avec 52,5%, suivi de près par le Sud avec 42%, puis la Bekaa avec 29%, tandis que Beyrouth ne présenterait qu’un taux de 6% et le Mont-Liban et Nabatiyé de 19%. Ces chiffres montrent donc, sans surprise, que les populations les plus touchées par la précarité sont celles qui habitent dans les régions les moins développées du pays, en majorité composées d’ouvriers peu qualifiés (paysans, maçons).
Ce sombre tableau, qui devrait en toute logique inquiéter les autorités, est cependant systématiquement minimisé par celles-ci. Pour cause, cette pauvreté latente provient de deux aspects intrinsèques à l’entité libanaise : le confessionnalisme et l’ultra-libéralisme.
La pauvreté libanaise est rarement perçu comme un problème, puisqu’elle participe au maintien du statu quo en place depuis la création de l’état, – renforcé à l’issue de la guerre civile – fruit d’un très fragile système clientélo-confessionnel propre au pays du cèdre. En l’absence d’un état fort, le zaim, chef féodal, confessionnel et politique, a tout intérêt à ce que sa base électorale reste dans la nécessité puisque cela constitue une marge d’hégémonie considérable et une garantie infaillible de pérennité. Or le pays est dominé par une dizaine de zu’ama2 régnant sur leurs cazas comme des monarques indétrônables, et cela ne risque pas de changer de sitôt. Mais, l’inféodation n’est pas le seul catalyseur de cette pauvreté. Il existe un autre phénomène moins ostensible de la société libanaise qui participe, ironiquement, à la fois au maintien et à l’apaisement de cette pauvreté : la solidarité infra-étatique. L’entraide entre les libanais, qui se matérialise par divers moyens (une aide apportée par des proches expatriés ou par des proches mieux nantis à l’intérieur du pays, par des ONGs confessionnelles ou par des institutions de charité internationales), permet de supporter la misère en créant néanmoins une dépendance néfaste à la communauté et/ou à la famille.
De plus, l’ultra-libéralisme est une des devises du pays. Michel Chiha, grand penseur du début du XXème siècle et père dogmatique de la jeune nation libanaise, plaçait la liberté au cœur de la conception étatique. Cette liberté, pour lui, devait être tout aussi politique qu’économique. Un Liban ultra-libéral en découla. Dans un tel contexte l’intervention étatique à l’appui des populations défavorisées est quasi inexistante. Le marché étant libre, la création de la richesse devrait profiter à toute la population, toutes classes confondues. Or, un libéralisme sans modération sociale ne permet pas de réduire les inégalités, voire même participe à l’augmentation de celles-ci. La paupérisation des régions les plus défavorisées est ainsi accentuée. Le fait que les aides, qui dans d’autres pays sont nommées « sociales », soient au Liban, familiales ou confessionnelles, provient de cette vision ultra-libéral qu’ont les libanais de leur pays. Le régime fiscal libanais prélève, et donc distribue, très peu. La TVA constitue la principale source de la recette étatique, or cela contribue au maintien de l’inégalité entre les individus, et est donc profondément injuste vis-à-vis des plus pauvres.
Aborder le sujet de la pauvreté au Liban nécessite d’abord la reconnaissance que ce phénomène constitue bel et bien un problème. Pour un observateur étranger, vu sous n’importe quel angle, la pauvreté est un problème. Un humaniste dirait que la pauvreté est un mal à éradiquer. Or l’humanisme n’est plus en vogue aujourd’hui. Fort heureusement, la sécurité, plus à la mode elle, nous dicte aussi de s’intéresser à la pauvreté3. Par conséquent, que l’on soit de droite ou de gauche, riche ou pauvre, la pauvreté nous concerne. Chiites, chrétiens, druzes, ou sunnites, ne sont peut-être pas affectés de la même manière, mais le devoir de faire nation ensemble oblige tout le monde à se sentir équitablement concerné par la pauvreté. Les libanais sont connus pour leur générosité, mais celle-ci dans l’état actuel des choses est sélective.
Ceci étant dit, et au vu de l’élan national qu’a suscité l’élection de Michel Aoun à la tête de l’état, ainsi qu’à la formation d’un gouvernement d’entente entre les différents protagonistes, nous devons avoir l’audace d’espérer que les inégalités matérielles entre les citoyens libanais soient, à un moment donné, mis à l’ordre du jour. Un libéralisme solidaire permettrait, d’apaiser les tensions sociales et confessionnelles du pays, tout en consolidant le pacte national libanais de nos aïeux. De plus, l’instauration d’un état social faciliterait la lutte contre le délabrement des infrastructures du pays, qu’elles soient physiques ou institutionnelles. Ainsi, l’argent récolté pourrait servir à rénover des quartiers entiers des villes et villages aujourd’hui délabrés et insalubres. Mais aussi à ravitailler l’armée en armes lui permettant de faire face seule à la menace terroriste, ou encore à améliorer le système éducatif, le système médical, des retraites, des bourses, etc…
Le salut du Liban serait-il social ?