Jamal Khashoggi : «Saoudien, mais différent»

An undated recent file picture shows prominent Saudi journalist Jamal Khashoggi who resigned suddenly on May 16, 2010 in Riyadh from the helm of Al-Watan days after the newspaper published a controversial column criticising Salafism. Al-Watan announced that Khashoggi, 52, was stepping down as editor-in-chief "to focus on his personal projects," in a statement published on its website and in its Sunday edition. AFP PHOTO/STR / AFP PHOTO

Le journaliste estimait que, où qu’il se trouve, il était de son devoir de s’exprimer et d’appeler à des réformes en Arabie saoudite. Il l’a payé de sa vie

C’est le jour le plus sombre de ma carrière en tant que rédacteur en chef de Middle East Eye. Cela ne devrait pas être le cas. Jamal Khashoggi n’est pas le premier exilé saoudien à être tué. Qui se souvient aujourd’hui de Nasser Saïd, disparu à Beyrouth en 1979, que l’on n’a jamais revu ?

Le prince Sultan ben Turki fut enlevé à Genève en 2003. Le prince Turki ben Bandar al-Saoud, qui demanda l’asile en France, disparut en 2015. Le général Ali al-Qahtani, officier de la Garde nationale saoudienne, mort pendant sa détention, présentait des traces d’abus, notamment au cou, qui avait manifestement été tordu, et son corps était gravement tuméfié. Et je pourrais citer encore beaucoup, beaucoup d’autres noms.

Des milliers de gens languissent en prison. Des militants des droits humains qualifiés de terroristes se trouvent dans le couloir de la mort pour des chefs d’accusation qui, d’après Human Rights Watch, « n’ont rien à voir avec des crimes reconnus ».

Je connais un chef d’entreprise qui fut déshabillé, pendu à l’envers et torturé. On n’a plus entendu parler de lui depuis. En Arabie saoudite, un seul message sur les réseaux sociaux peut vous faire passer de vie à trépas.

Un avion saoudien a largué une bombe de fabrication américaine sur un bus scolaire au Yémen, tuant 40 garçons et onze adultes qui participaient à un voyage scolaire. La mort est infligée par télécommande, mais aucun allié occidental ou fournisseur d’armes de l’Arabie saoudite n’exige d’explication. Aucun contrat ne se perd. Aucun marché boursier ne décline l’alléchante perspective de la plus grosse introduction en bourse de l’histoire. Un Saoudien de plus ou de moins qui disparaît, qu’est-ce que ça change ?

Comme un journaliste, il avait horreur de la langue de bois. La devise qui figurait en arabe sur sa page Twitter pourrait être traduite ainsi : « Dis ce que tu as à dire et continue ton chemin »

Et pourtant, la mort de Khashoggi diffère de toutes les autres. Elle me touche personnellement. Un instant plus tôt, il prenait son petit-déjeuner en face de moi, vêtu d’une chemise froissée, à s’excuser dans le marmonnement de son anglais saccadé de vous contaminer avec son rhume. L’instant d’après, un contact du gouvernement turc vous raconte ce qu’ils ont infligé à son corps à l’intérieur du consulat à Istanbul.

Samedi dernier, lors d’une conférence organisée par le Middle East Monitor, à Euston Road, à Londres, Khashoggi a expliqué que le royaume avait enfin compris qu’il était allé trop loin dans la promotion de l’« accord du siècle » du président Donald Trump en faisant campagne pour qu’Abu Dis devienne la future capitale d’un État palestinien, et qu’il avait rétropédalé sur ce dossier, de toute évidence gravement problématique en Arabie saoudite.

« Cela prouve quelque chose de très important. Les seuls à décider seront les Palestiniens, pas les Saoudiens, et pas les Égyptiens non plus. Tous ces pays ont beau tenir les cordons de la bourse du gouvernement palestinien, personne ne décidera à leur place », a-t-il fait valoir. Une semaine plus tard, on n’entendra plus jamais le son de sa voix.

Insectes électroniques

Le monde arabe les appelle des « insectes électroniques », tous ces trolls que les Saoudiens déploient pour créer une tornade de fausses nouvelles autour de chacun des crimes dont le régime est coutumier. Avant même d’apprendre le meurtre présumé de Khashoggi, ils jubilaient sur le sort d’un homme qu’ils considéraient comme un traître.

Des partisans de Khashoggi manifestent devant le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul pour réclamer sa liberté (AFP)

« Vous quittez votre pays avec arrogance… nous vous y renverrons après vous avoir humilié », tweeta Faisal al-Shahrani. Un troll prorégime ne s’est même pas donné la peine de dissimuler ce qui s’était passé au consulat. Le prince Khalid ben Abdullah al-Saoud a envoyé un message à un autre dissident saoudien : « Vous aviez dans l’idée d’éviter l’ambassade saoudienne ? Ils veulent vous parler en tête à tête ».

En fait, les tweets et les articles de Khashoggi sont complètement passés au-dessus de leur abominable tête. Il se préoccupait surtout d’absolus, comme la vérité, la démocratie et la liberté. Khashoggi s’est toujours considéré comme un journaliste, jamais comme un avocat ou un militant. « Je suis Saoudien, mais différent », écrivait-il.

Comme un journaliste, il avait horreur de la langue de bois. La devise qui figurait en arabe sur sa page Twitter pourrait être traduite ainsi : « Dis ce que tu as à dire et continue ton chemin ».

C’est précisément ce qu’il a fait, déchaînant la fureur de ceux qui voulaient le faire taire. Et les raisons pour lesquelles ils ont déployé tant de zèle dans leur tentative désespérée de parvenir à leurs fins apparaissent clairement dans ses tweets.

À l’idée que, sous Mohammed ben Salmane, l’Arabie saoudite se battait pour un « islam modéré », il riait.

Khashoggi n’a jamais vraiment évoqué avec moi le danger qui le menaçait. Comme un analystE, il n’avait que faire des hypothèses

« L’Arabie saoudite, qui lutte aujourd’hui contre l’islam politique, est la mère et le père de l’islam politique… Pour commencer, le royaume a été fondé sur l’idée d’islam politique », tweeta-t-il.

Khashoggi a été fustigé pour sa sympathie envers les Frères musulmans. « Osez tweeter sur la liberté et on vous taxe d’appartenir aux Frères. Tweetez au sujet de vos droits, et vous êtes membre des Frères. Tweetez sur votre propre pays et vous faites partie des Frères. Tweetez sur le partage du pouvoir et la dignité, cela fait de vous un membre des Frères. Rejetez le despotisme et, bien sûr, vous voilà partisan des Frères. Tweetez à propos de Gaza ou de la Syrie et, de toute évidence, vous ne pouvez qu’appartenir aux Frères.

À ceux qui haïssent les Frères musulmans, je dirais que vous les avez parés de toutes les vertus et qu’ils n’auraient jamais pu rêver d’une meilleure publicité que celle que vous leur faites. »

Khashoggi était un démocrate de la vieille école : « Seule la liberté de choix permet à la religiosité d’atteindre l’âme et d’élever le pratiquant à la plus haute spiritualité ».

Il disait sans détour, sur la question qui a causé son dernier affrontement avec Riyad, Trump : « De temps en temps, Trump tweete qu’il nous protège et que nous devons payer si nous voulons encore jouir de cette protection. Mais, de quoi nous protège-t-il ? Ou plutôt, qui protège-t-il ? Je crois que la plus grande menace qui pèse sur les pays du Golfe et leur pétrole, c’est un président comme Trump, qui ne voit rien d’autre en nous que nos puits de pétrole », a écrit Khashoggi.

Khashoggi avait raison. Rien de ce qui allait lui arriver n’aurait pu arriver sans Trump.

Récemment, à trois occasions différentes, Trump a fait son possible pour humilier le royaume, tout simplement parce qu’il est convaincu d’avoir les moyens de le faire. Aucune place n’est trop publique. Lors d’un rassemblement à Southaven, dans le Mississippi, il a déclaré : « Nous protégeons l’Arabie saoudite. Peut-on dire qu’ils sont riches ? Et j’aime son roi… Le roi Salmane – mais je lui ai dit : ‘’Mon cher Roi, c’est nous qui te protégeons. Tu ne tiendrais sans doute pas deux semaines au pouvoir sans nous. Tu dois donc payer pour t’offrir ton armée ».

Khashoggi vivait à Washington, dans un exil qu’il s’était lui-même imposé (capture d’écran)

Pour toute réponse, ben Salmane a déclaré : « J’adore travailler avec lui [Trump] ». Mais on a bien compris pourquoi. Sans lui, il n’aurait jamais été prince héritier et à une marche du trône. Trump le sait pertinemment et se croit donc autorisé à raconter tout ce qu’il veut. C’est Trump le tyran, le maître. Et son esclave a le droit de faire ce qui lui plaît, à qui il veut, même à un journaliste installé à Washington, parce qu’en fin de compte, ben Salmane sait que Trump ne le lâchera jamais.

Khashoggi n’a jamais vraiment évoqué avec moi le danger qui le menaçait. C’était un analyste qui n’avait que faire des hypothèses. Il savait qu’il avait dépassé le point de non-retour avec ce régime et qu’il ne pourrait jamais revenir en arrière. Alors, il a refait sa vie, et s’est trouvé un nouvel emploi de chroniqueur au Washington Post à Washington DC.

Mais il avait aussi gardé en lui cette conviction : où qu’il soit, il était de son devoir de persister à s’exprimer.

« Le printemps arabe n’a rien détruit… Ceux qui l’ont combattu et conspiré contre lui, ce sont eux les destructeurs – sinon toi, jeune homme, tu serais en train de profiter de sa brise, de la liberté, de la tolérance, des emplois et du bien-être dont il était porteur, a-t-il écrit.

Je parie que le meurtre de Khashoggi ne fera pas la moindre vague. Ben Salmane a calculé que la Turquie est trop faible pour répliquer : avec sa lire en chute libre, il lui reste à rembourser quelque chose comme 700 milliards de dollars de dettes publiques et privées.

Avec ce meurtre, sorti tout droit d’une scène de Pulp Fiction, les millions de livres que le prince saoudien vient de verser à des sociétés de relations publiques, avec mission de donner à l’Occident une image de « réformateur pressé », viennent de passer en pertes et profits. Peut-être qu’il en paiera lui aussi le prix, lorsqu’il lui faudra digérer les réactions des médias à Washington. Les Américains qui ne se souciaient pas de l’Arabie saoudite savent désormais qui est Jamal Khashoggi.

« Si un prince peut payer un milliard de dollars en échange de sa liberté, combien un prisonnier d’opinion devra-t-il payer ? Quelle rançon chacun de nous devra-t-il verser pour obtenir sa liberté ? » demanda Khashoggi sur Twitter.

Nous connaissons maintenant le prix qu’un humble journaliste a dû payer pour que les Saoudiens puissent un jour exercer leurs droits humains fondamentaux. Il l’a payé de sa vie. Qu’il repose en paix.

 

 David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.