Pierre Krähenbühl, patron de l’UNRWA, estime que la décision américaine de cesser tout financement à l’agence pour les réfugiés palestiniens est « politique ».
Donald Trump a mis ses menaces à exécution. Le président américain, qui avait promis de couper des centaines de millions de dollars d’aide américaine aux Palestiniens s’ils ne revenaient pas à la table des négociations avec Israël, a tenu parole. En deux semaines, le pensionnaire de la Maison-Blanche a annulé 200 millions de dollars d’aide directe à l’Autorité palestinienne, puis la totalité des financements que Washington verse à l’UNRWA, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient.
Créée en 1949 par l’ONU pour répondre aux besoins des 750 000 Palestiniens expulsés ou qui ont fui leur terre après la première guerre israélo-arabe de 1948, au lendemain de la création de l’État d’ Israël , l’UNRWA prend en charge aujourd’hui plus de trois millions de Palestiniens sur les cinq millions enregistrés comme réfugiés, notamment à travers ses écoles et ses centres de santé disposés dans les territoires palestiniens, mais aussi au Liban, en Jordanie et en Syrie. S’élevant à 364 millions de dollars en 2017, l’aide américaine, la plus importante contribution de l’organisation, avait déjà été réduite à 60 millions de dollars en début d’année. Sérieusement amputée de son financement, l’organisation onusienne tente, tant bien que mal, de trouver d’autres sources de revenus. En dépit des difficultés, elle est parvenue à organiser fin août la rentrée scolaire d’un demi-million d’enfants réfugiés.
Dans une interview au Point, Pierre Krähenbühl, le commissaire général de l’UNRWA, explique les raisons pour lesquelles l’affaiblissement de l’organisation nuit à la sécurité de la région et pourquoi il serait illusoire d’espérer un accord de paix dans le conflit israélo-palestinien sans règlement de la question des réfugiés.
Le Point : Comment accueillez-vous la décision américaine de couper les fonds de l’UNRWA ?
Pierre Krähenbühl : Ma première réaction est celle d’un profond regret et d’une déception, car il s’agissait d’un partenariat de longue date qui avait été surtout marqué par beaucoup de générosité, d’engagement et de conviction. Maintenant, cela fait plusieurs mois que les Américains avaient déjà annoncé une réduction très substantielle de leur financement. Nous étions passés de 364 millions de dollars d’aide américaine en 2017 à 60 millions annoncés en début d’année, ce qui fait tout de même une différence de plus de 300 millions de dollars. Aussi, nous avions pris toute une série de mesures pour trouver de nouveaux partenariats avec différents acteurs.
Où en est l’état de vos finances aujourd’hui ?
Nous avons commencé l’année avec un déficit projeté de 146 millions de dollars, ce qui est normal pour toute organisation humanitaire. Ensuite, lorsque les Américains ont réduit leur aide de 300 millions de dollars, cela a tout à coup donné un déficit cumulé de 446 millions de dollars. Toutefois, à ce moment, 25 à 30 pays donateurs ont avancé le transfert de leur contribution annuelle afin de permettre d’assurer nos programmes pour la première phase de l’année. Nous avons ensuite obtenu des fonds additionnels qui nous ont permis de poursuivre cet élan. À ce jour, nous avons réussi à mobiliser 138 millions de dollars, ce qui est une somme remarquable en tant que telle. La recherche de fonds progresse. Nous avons réussi à ouvrir les écoles à temps pour que plus d’un demi-million d’élèves puissent effectuer leur rentrée sur les différents terrains où nous opérons, ce qui était un succès. Je dois dire que je suis fier et satisfait de voir qu’on a réussi à protéger une très grande partie de nos activités. Mais la situation est toujours critique pour notre organisation. Nous n’avons actuellement de l’argent que jusqu’à la fin du mois de septembre, et il manque un peu plus de 200 millions de dollars pour clore les dépenses prévues cette année. Je trouve d’ailleurs remarquable et encourageant qu’un pays comme la Jordanie, en partenariat avec d’autres, ait pris l’initiative d’une conférence de soutien à l’UNRWA le 27 septembre prochain, lors de l’Assemblée générale de l’ONU. De manière globale, nous sentons beaucoup de solidarité par rapport à notre situation, tant au niveau des États, du secrétariat des Nations unies, que du public qui a accru les donations privées.
Si le système scolaire avec son demi-million d’élèves venait à être affecté, vous pouvez imaginer ce que cela donnerait en termes de réaction.
Quels pays ont été les plus généreux ?
Les plus grosses contributions sont venues des pays du Golfe : 50 millions de dollars ont été versés par le Qatar, 50 millions par les Émirats arabes unis, et 50 autres millions ont été annoncés par l’Arabie saoudite. Nous avons ensuite des pays comme le Japon ou l’Inde qui ont augmenté de façon importante leur aide. La Turquie s’est aussi beaucoup engagée. Le Canada et plusieurs pays européens ont déjà annoncé des contributions additionnelles, ou sont en train de réfléchir à travailler avec nous dans cette perspective. L’Allemagne et le Royaume-Uni ont mobilisé beaucoup d’argent. La Suède est un partenaire historique. La Norvège a ajouté des moyens. Et nous nous réjouissons que le dialogue avec la France ait entraîné une augmentation de sa contribution à l’UNRWA. Il y a d’ailleurs des discussions en cours pour aller au-delà. La France joue un rôle important. Le président Macron s’est beaucoup engagé en faveur de l’éducation et nous avons eu avec lui un excellent dialogue à Paris début mars. Je pense qu’il y a encore des choses à faire ensemble. La France a elle aussi affirmé regretter la décision américaine et a rappelé son engagement en faveur de notre organisation.
Comment la baisse de l’aide américaine s’est-elle traduite sur le terrain ?
Nous n’en avons ressenti les premiers effets que vers la fin du mois de juillet. Tout à coup, nous n’avions plus d’argent pour nos fonds d’urgence pour la bande de Gaza et la Cisjordanie. Par conséquent, nous avons dû émettre des priorités, comme l’accès d’un million de personnes à l’aide alimentaire à Gaza, les écoles, ou une clinique. Mais certains choix ont été très difficiles, par exemple, les initiatives pour la création d’emplois à Gaza, ce qui mangue cruellement, ou alors le soutien psychologique aux personnes qui ont subi des traumatismes dans différentes phases du conflit à Gaza. Ces coupes sont d’autant plus pénibles que, dans plusieurs cas, nous avons dû nous séparer de 116 de nos employés. Certes, vous pouvez penser que ce n’est pas énorme sur les 12 500 que nous employons dans l’enclave, mais, à Gaza, il n’y a pratiquement aucune chance de trouver un emploi. Ces gens se sont retrouvés dans une situation d’angoisse extrême, à tel point que des manifestations ont eu lieu et que nous avons tout bonnement perdu le contrôle de nos bureaux à Gaza. Les manifestants exprimaient beaucoup d’amertume, de déception et de rage par rapport à la décision que l’on avait dû prendre, mais nous n’avions pas le choix. Maintenant, sachez qu’une grande partie de nos employés travaillent dans nos écoles. Si le système scolaire avec son demi-million d’élèves venait à être affecté, vous pouvez imaginer ce que cela donnerait en termes de réaction.
Sans aide, existe-t-il un risque de radicalisation des réfugiés ?
Il faut tout d’abord savoir que leur quotidien est déjà marqué par une absence totale d’horizon. En termes de perspectives, les gens ne savent pas où la région va. Il n’existe aucune dynamique de négociations ou de paix à l’horizon. Sur le plan personnel, un très grand nombre de ces personnes souffre, notamment à Gaza, de l’absence de perspectives d’emploi. La frustration est énorme. De plus, peu après l’annonce des coupes dans les financements de l’UNRWA, le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem a créé dans la région une vague d’émotion. Donc, si vous êtes réfugié palestinien, votre niveau d’angoisse et d’anxiété a déjà augmenté de manière considérable. Et cette situation n’a fait que s’envenimer. Il est donc clair que, si certaines de nos activités venaient à ne plus pouvoir être réalisées, les réactions seraient très dures. Et je vais simplement citer des dirigeants jordaniens à ce sujet : le roi Abdallah II en personne a déjà publiquement annoncé lors de visites aux États-Unis que la non-scolarisation des 122 000 réfugiés palestiniens installés dans son pays serait une question de sécurité nationale. Il est certain que, lorsque vous souffrez déjà d’une absence d’horizon politique, personnelle, et qu’en plus de cela on vous ferme votre école, qui est la seule source de préservation d’un espoir dans l’avenir, à un moment donné, le ressenti est tel qu’il est possible que la frustration s’exprime et puisse aller jusqu’à la violence.
« S’il y a une raison qui explique qu’on est toujours là, c’est l’échec patent, tant de la communauté internationale que des parties prenantes, dans la résolution de ce conflit. »
Quelles sont, d’après vous, les motivations qui ont amené les États-Unis à couper leur financement à l’UNRWA ?
Tout d’abord, le message qui a accompagné l’annonce du Département d’État touche de prétendues faiblesses en termes de gestion. Des problématiques de corruption et de manque d’efficience et de discipline financière sont également suggérées. Je ne l’accepte certainement pas et rejette clairement tout cela, non seulement parce que nous produisons chaque année un rapport extrêmement détaillé sur notre gestion financière à l’Assemblée générale de l’ONU, mais aussi parce que chacun de nos donateurs exige de nous une série de rapports sur l’utilisation des fonds qui sont mis à disposition de l’UNRWA. D’ailleurs, ceux qui demandent les documents les plus détaillés sont les États-Unis, et ils s’étaient montrés jusqu’au début de l’année entièrement satisfaits. En décembre 2017, nous avions même signé un nouvel accord-cadre de coopération, dans lequel les Américains s’étaient engagés à poursuivre leurs financements.
Les États-Unis critiquent également le mode de fonctionnement de l’UNRWA qui « créerait » des réfugiés en transmettant le statut des parents aux enfants.
C’est évidemment faux et c’est une critique que l’on ne peut accepter. C’est exactement de cette manière que procède le Haut-Commissariat pour les réfugiés (le HCR, créé après l’UNRWA, et qui s’occupe de tous les autres réfugiés au monde, NDLR). Les réfugiés afghans, qui ont fui l’invasion soviétique de 1979, sont évidemment les descendants des réfugiés d’origine. Ce qui est clair à mes yeux est que la décision américaine a été prise pour des motifs politiques, ce qui est d’autant plus regrettable que l’aide humanitaire doit, en principe, être protégée des risques de politisation. Au fond, la seule explication que l’on peut donner à la fin de l’aide américaine est que, à la suite de l’annonce du transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem, il y a eu des tensions très fortes avec l’Autorité palestinienne, et Washington a décidé de faire pression sur cette dernière en coupant les fonds de manière générale et en y incluant l’aide humanitaire. C’est une première dans cette région et cela est vraiment extrêmement regrettable.
Washington accuse également votre organisation d’être une partie du problème, pas de la solution du conflit.
Je ne l’accepte pas, en particulier venant du monde politique. Car, s’il y a une raison qui explique qu’on est toujours là, avec cette question des réfugiés palestiniens, c’est évidemment l’échec patent, tant de la communauté internationale que des parties prenantes, dans la résolution de ce conflit. Les communautés de réfugiés de longue durée existent justement parce que les conflits ne sont pas réglés politiquement. Je rappelle que notre action est un acte humanitaire qui a été mandaté pour soutenir une communauté en pleine conformité avec un consensus international exprimé par l’Assemblée générale des Nations unies. On ne peut certainement pas être accusés de perpétuer cette situation, et je pense que les acteurs politiques qui formulent de telles affirmations doivent sérieusement se regarder en face et se demander ce qu’il faut faire politiquement pour résoudre ce conflit. Je rappelle que, lors du processus d’Oslo, une phase de transition (de cinq ans, NDLR) avait été envisagée à l’issue de laquelle un État palestinien indépendant devrait être établi. L’UNRWA aurait alors remis ses installations, ses écoles, une partie de son personnel et ses services à l’Autorité palestinienne. Et c’est d’ailleurs une vision correcte. L’UNRWA ne doit pas être encore présente pour les cinquante prochaines années.
« Des questions nous proviennent de l’intérieur du système et de l’appareil sécuritaire israélien pour savoir si l’UNRWA va être en mesure d’ouvrir ses écoles à temps. »
L’ambassadrice américaine à l’ONU, Nikki Haley, remet en cause la définition même du réfugié palestinien et critique le fait qu’il existe une distinction avec un réfugié vénézuélien ou syrien par exemple. Pourquoi cette différence ?
Mais il n’y en a pas ! C’est précisément cela, la chose extraordinaire ! Que l’on puisse constamment répéter des choses qui ne correspondent pas aux définitions du droit international. (D’après la définition du HCR, un réfugié est une personne qui a été contrainte de fuir son pays en raison de persécutions, de guerre ou de violence ; qui ressent une crainte fondée de persécution pour des questions de race, de religion, de nationalité, d’opinion politique ou d’appartenance à un groupe social, qui ne peut retourner chez lui ou a peur de le faire. Selon l’UNRWA, les réfugiés palestiniens sont les « personnes dont le lieu normal de résidence était la Palestine durant la période allant du 1er juin 1946 au 15 mai 1948, et qui a perdu sa maison et ses moyens de subsistance après le conflit de 1948 », NDLR). En outre, si quelqu’un veut modifier toute question relative à la définition du réfugié, il faut qu’il s’adresse à l’Assemblée générale de l’ONU qui nous a délivré notre mandat. Cela ne relève pas du travail de l’UNRWA. Si une modification doit être introduite, cela doit refléter un consensus international. Cela ne peut pas être effectué et suggéré par un pays individuel.
L’ambassadrice américaine à l’ONU a également évoqué une remise en cause du « droit au retour » des réfugiés palestiniens en Israël. Pensez-vous qu’à travers l’affaiblissement de l’UNRWA, les Américains souhaiteraient annihiler ce droit et le retirer de la table des négociations ?
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Il s’agit de questions éminemment politiques, et je n’ai pas à me prononcer là-dessus. En revanche, il est évident qu’avec l’annonce du transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem, puis la fin du soutien à l’UNRWA, le sentiment du côté des réfugiés palestiniens est que beaucoup de choses sont remises en cause dans la région, et c’est précisément ce qui contribue chez eux à beaucoup d’anxiété et de préoccupation. Voilà pourquoi nous essayons toujours de les accompagner cette année en maintenant au mieux les différentes activités qui sont au cœur de notre travail. D’ailleurs, je peux vous dire que, lorsque j’ai rouvert les écoles de l’UNRWA en Jordanie cette semaine, c’était extraordinaire d’apercevoir ces élèves entrer en classe et de réaliser à quel point la communauté entière est rassemblée autour de ces enfants. C’est tellement important pour eux que je ne peux juste pas m’imaginer retourner dans quelques semaines sur place, regarder ces mêmes élèves dans les yeux et leur dire : « Écoutez, nous avons échoué à trouver le reste de l’argent. »
D’après la presse israélienne, ce serait Netanyahu lui-même qui aurait demandé à la Maison-Blanche de couper l’aide américaine à l’UNRWA, contre l’avis des responsables sécuritaires israéliens. Le comprenez-vous ?
Vous imaginez bien que je ne dispose pas des informations qui pourraient le confirmer ou l’infirmer. Ce que je peux vous dire en revanche, c’est qu’il est clair que, dans le dialogue régulier et traditionnel que j’ai avec les représentants israéliens, que ce soit au niveau des Affaires étrangères que des forces de sécurité, il y a évidemment des sujets sur lesquels nous ne sommes pas en accord, mais il y a également beaucoup de reconnaissance qui est exprimée de leur part sur la qualité et la valeur de nos activités en termes d’éducation. Je peux vous dire très sincèrement que des questions nous proviennent également de l’intérieur du système et de l’appareil sécuritaire israélien pour savoir si l’UNRWA va être en mesure d’ouvrir ses écoles à temps. Cela traduit leur préoccupation concernant un des facteurs de stabilité dans la région.
Vous évoquez l’absence de solution politique dans le conflit israélo-palestinien. Que pensez-vous du plan de paix promis par Donald Trump ?
Ne faisant pas partie des discussions, je n’en connais pas le contenu ni les points qui seraient avancés. Néanmoins, ce que je peux vous dire, pour avoir travaillé depuis 27 ans dans des situations de conflit armé, est le coût humain de l’absence de solution, qui est extrêmement grave. Toute cette région du Moyen-Orient souffre depuis maintenant des décennies de l’absence de résolution de certains des conflits les plus durs, qui laissent beaucoup de souffrances et d’humiliations. Je crois donc qu’on ne peut pas imaginer que l’on puisse résoudre politiquement un conflit en excluant cinq millions de personnes, qui sont les réfugiés de Palestine, d’une future solution. Je ne pense pas que ce soit cela qui amène la stabilité.