Marc de Miramon : Un an après la catastrophe de Beyrouth, que sait-on de l’explosion qui a détruit une partie de la ville et qui sont les responsables ?
GEORGES CORM On ne le sait pas avec certitude. Malheureusement, l’enquête a été très politisée, certains accusant le Hezbollah d’avoir introduit ces tonnes de nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth. Mais cela n’a pas vraiment de sens, car ses approvisionnements en armes passent davantage par la Syrie, et cette substance sert à fabriquer des explosifs très rudimentaires, loin de la sophistication de l’armement du Hezbollah. Le magistrat en charge du dossier poursuit son travail, mais des hauts fonctionnaires qui ont joué un rôle dans la gestion du port sont convoqués sans pour autant répondre à la justice libanaise. Le dossier est dans l’impasse.
Comment décririez-vous la situation sociale qui prévaut actuellement ?
GEORGES CORM Beyrouth est devenu un enfer, même si nous voyons toujours une classe bourgeoise dépenser sans compter, comme si rien n’avait changé. La livre libanaise ne vaut presque plus rien. Le gouverneur de la banque centrale, accusé de blanchiment d’argent en France, en Suisse et en Angleterre, imprime des milliers de milliards de livres libanaises et cela participe à une inflation qui atteint des niveaux insensés. Mais de nombreux Libanais avaient ac- cumulé des dollars en anticipant la faillite du système bancaire et l’effondrement de la monnaie nationale. À l’inverse, nous voyons de plus en plus de pauvres gens qui n’ont plus rien dormir dans les rues.
Quel a été l’impact de l’explosion sur les rapports de forces politiques au Liban ?
GEORGES CORM Malheureusement, la classe dirigeante est toujours en place en dépit des très importants mouvements sociaux et populaires qui se sont mobilisés dès 2019. Très critiquée et vilipendée par la population, cette caste est totalement autiste. Elle s’est enfermée dans son monde et n’a absolument pas conscience de l’extrême misère du peuple libanais, qui fouille dans les poubelles pour trouver de quoi se nourrir. Le nombre de mendiants augmente sans cesse, et dans le même temps vous assistez à cet étalage de richesses d’une petite élite. C’est ahurissant.
Avec ce système de « bancocratie » qui perdure tout à fait unique dans le monde et contraire aux principes des droits de l’homme où ce sont les banquiers qui décident de votre vie quotidienne : combien vous avez le droit de retirer de votre compte en banque, comment avoir accès au dollar, dont il existe plusieurs taux de change sur lesquels la banque centrale libanaise joue pour s’enrichir. Bien que ce système soit totalement décrié́, le gouverneur est toujours en place. Le sous-secrétaire d’État américain au Liban a été dîné́ récemment chez lui, ce qui en dit long sur les soutiens extérieurs dont continue de bénéficier une partie de cette classe dirigeante libanaise. Dans le même temps, des représentants français se rendent en Arabie saoudite pour discuter du sort du pays.
La France devrait cependant faire attention : c’est elle qui a créé le Grand Liban, comme elle a fondé en 1936 le système politique basé sur des quotas communautaires que nous subissons encore aujourd’hui, et qui devait pourtant n’être que « provisoire », dans un esprit de « concorde », comme stipulé dans la Constitution libanaise. Le nouveau premier ministre, Najib Mikati, est un « client » de la France. Mais déjà, par l’intermédiaire de Jacques Chirac et de sa relation avec Rafiq Hariri (le père de Saad Hariri, ex-premier ministre et président du Courant du futur – NDLR), Paris a été complice de toute la corruption qui s’est installée au Liban. Il ne faut pas l’oublier. On connaît même le montant des chèques que touchait mensuellement l’ancien président de la République, à hauteur de 800 000 francs français de l’époque.
Les puissances régionales, Arabie saoudite et Iran en tête, ont longtemps investi dans le système politique libanais, est-ce encore le cas aujourd’hui ?
GEORGES CORM Le chef des Forces libanaises, l’extrémiste Samir Geagea, est toujours dans les bonnes grâces de l’Arabie saoudite. Mais le système bancaire n’attire plus l’argent du Golfe, c’est terminé depuis que tous les dépôts ont été saisis par cette même « bancocratie ». Qui va mettre de l’argent au Liban aujourd’hui ? Sauf à réaliser un projet industriel ou agricole. Notre pays devrait être autosuffisant sur le plan alimentaire, il en a tout à fait les moyens. Aujourd’hui, vous avez pourtant des énormes plantations de haschich dans la vallée de la Bekaa, au vu et au su de tout le monde.
Emmanuel Macron organisait hier une conférence des donateurs à Paris, avec pour objectif de réunir la somme de 300 millions d’euros. N’est-ce pas dérisoire par rapport aux besoins du pays ?
GEORGES CORM Cette conférence a pour but de réunir de l’argent destiné à l’aide humanitaire. Cela va renforcer les ONG actives sur place, qui sont sous influence occidentale, renforçant par la même occasion le statut d’État « tampon » du pays. Nous sommes soumis depuis la création du Liban aux influences étrangères, qu’elles soient françaises, britanniques, américaines ou israéliennes. D’autant que nous représentons un modèle de société où chrétiens et musulmans vivent ensemble depuis des siècles. Pire, la France a même cédé à la Turquie, en 1939, la région d’Antioche, berceau de toutes les Églises et de tous les patriarcats de la région.
Ce modèle de coexistence est-il menacé par la crise économique, aggravée par la question des réfugiés syriens présents sur le sol libanais ?
GEORGES CORM L’ambassadrice des États-Unis milite actuellement pour un renforcement de la frontière entre la Syrie et le Liban pour empêcher l’intégration normale entre les deux pays, qui ont été séparés artificiellement par le colonialisme français. Il faut se souvenir que sous l’influence mandataire de Paris, des tentatives ont existé pour créer un État «alaouite» et un État «druze» en Syrie, ce que la population syrienne a refusé.
Pire, la France a même cédé à la Turquie, en 1939, la région d’Antioche, berceau de toutes les Églises et de tous les patriarcats de la région.
Le Liban a souvent frôlé le précipice sans pour autant sombrer, gardez-vous tout de même des motifs d’espoir dans le marasme actuel ?
GEORGES CORM Mon optimisme demeure tempéré́ dans un contexte de normalisation entre l’État d’Israël et les monarchies de la péninsule Arabique. Les stratèges israéliens travaillent de longue date sur une implosion, un détricotage du Liban, considéré comme un ennemi existentiel en raison de cette même coexistence entre les différentes communautés religieuses. Sur le plan intérieur, la classe politique libanaise discréditée a largement bénéficié́ de l’apparition du Covid-19, qui a abouti à un arrêt des grandes manifestations hostiles à ce système politique sclérosé́. Aider les ONG libanaises, c’est très bien mais ce n’est pas cela qui sortira le pays de l’ornière de manière durable. Actuellement, il faut suivre les projets chinois et russes au Liban : comme celui de remettre en état les raffineries du pays ou encore un gazoduc en provenance du Qatar qui pourrait permettre au pays un meilleur approvisionnement énergétique. Le problème, c’est que les bailleurs de fonds internationaux conditionnent leur aide à une disparition ou un affaiblissement considérable du Hezbollah, accusé d’être inféodé à l’Iran. Mais c’est une hypothèse totalement irréaliste. C’est ce parti qui a libéré́ le sud du Liban de trente ans d’occupation israélienne.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR MARC DE MIRAMON
*Marc de Miramon est journaliste à Humanité dimanche
Source : L’Humanité