Ce n’est que le début, croyez-moi. Le début d’un changement dont les conséquences vont au-delà de l’économie. Un changement d’état d’esprit chez les jeunes à Beyrouth et bientôt dans le reste du pays j’espère. On ne discute plus de politique – le sujet a été enterré depuis la crise des déchets-, ni d’opportunités de travail à l’étranger. On préfère parler entrepreneuriat, technologies, intelligence artificielle, blockchain, drones, fintech. Ces mots, qui semblaient destinés à un avenir prometteur ailleurs, ont maintenant leurs quartiers généraux au « Beirut Digital District » à Bachoura, ce quartier autrefois plus connu pour ses affiliations politiques en bordure du centre-ville.
La « circulaire 331 », cette initiative de la Banque du Liban qui garantit le capital investi par les banques dans les startup libanaises, a changé la donne. Aujourd’hui, un entrepreneur qui veut démarrer une entreprise de technologie au Liban peut avoir accès à du « capital risque », c’est-à-dire à du financement et à un savoir-faire pour l’aider à développer son entreprise à l’international. En effet, le propre de l’économie numérique est d’utiliser des talents locaux comme matière première, et de traverser les frontières lorsqu’il s’agit de générer des revenus. Ça tombe bien, car c’est tout à fait ce dont le Liban a besoin : de l’emploi local et des revenus de l’export. À l’heure où le débat sur le déficit budgétaire assombrit les visages, le potentiel de contribution de l’économie numérique au PIB libanais doit être pris au sérieux.
Leap Ventures, le fond que j’ai fondé il y a maintenant deux ans avec mes associés Henri Asseily et Hervé Cuviliez, a investi près de 31 millions de dollars au Liban grâce à la circulaire 331, dans des entreprises qui génèrent plus de 122 millions de dollars de revenus pour le Liban en y créant 400 emplois, et une croissance supérieure à 50%. Agrégé au niveau de l’ensemble de l’enveloppe de la circulaire 331 qui est de plus de 500 millions de dollars, cela signifie, potentiellement dans cinq ans, que jusqu’à 5% du PIB libanais proviendrait des nouvelles technologies numériques et que nos exportations auraient doublé.
Affinons un peu le positionnement du Liban dans l’économie numérique mondiale. Le Liban est connu pour ses jeunes talents et sa diaspora qui rayonne mondialement. Cela veut dire que les startup libanaises peuvent miser sur une innovation technologique à vocation mondiale. Ce positionnement est très différent de celui de Dubaï par exemple, qui est une plateforme régionale logistique et commerciale inégalable. Une startup comme Bookwitty est un pur produit libanais : issue de notre fameuse librairie Antoine, elle a développé une précision technologique sur le marché du livre en ligne, qui lui a permis de conquérir des marchés mondiaux en employant près de 90 ingénieurs au Liban, et en ouvrant des bureaux stratégiques dans les pôles de présence de notre diaspora : Paris, Montréal, New York. Une autre startup, Energy24, propose une solution clés en main pour répondre à un problème dont nous sommes le champion mondial : les coupures d’électricité chez les particuliers et les entreprises.
Energy24 remplace votre générateur. Cette startup se développe notamment au Moyen-Orient et en Afrique, là aussi où notre diaspora peut aider à son développement commercial. Ces exemples montrent que le Liban peut donc avoir l’ambition de devenir une plateforme mondiale d’innovation technologique.
Ce défi n’est cependant pas gagné d’avance : il est important de se rendre compte de l’abysse qui existe entre les startup, d’un côté, et le reste de l’économie et des acteurs libanais, de l’autre. À tous les niveaux – gouvernement, banque centrale, grands groupes, secteur bancaire –, la perception du monde de la technologie est encore celle d’une réalité fictive qui fait beaucoup de bruit, mais génère peu d’affaires et reste difficile à comprendre. Cette tension entre ces deux mondes est normale, dans une certaine mesure. Elle engendre occasionnellement des frictions entre les différents intervenants qui se transforment en critiques et propos négatifs. Il y aura beaucoup d’à-coups encore. Un enfant qui veut marcher doit d’abord apprendre à tomber. L’économie numérique est encore très jeune au Liban, et il convient de remplacer nos doutes par une réaction collective de curiosité et de soutien à cet effort qui va dans le sens de l’histoire. Ne soyons pas les premiers détracteurs, mais les premiers contributeurs. Quelqu’un doute-t-il que la technologie va représenter une part de plus en plus importante de nos vies et de notre économie ? Voulons-nous rester spectateurs face à ce phénomène ou bien donner une chance à nos jeunes de relever le défi qui se présente à eux en créant un nouveau pilier de croissance pour notre PIB qui en a clairement besoin ?
Soyons réalistes, l’application de la circulaire 331 ne va pas être parfaite : une partie de l’argent sera mal investie, une autre sera très bien investie. Au Liban, peut-être un peu plus qu’ailleurs, les plus grandes idées sont confrontées à une réalité qui mélange le meilleur et le pire dans une même journée. Certains intervenants connaîtront bien leur métier, d’autres le découvriront au fur et à mesure de leur pratique et feront des erreurs. Ici comme ailleurs, tous les entrepreneurs ne seront pas financés et c’est normal, car le but n’est pas de financer tout le monde mais seulement ceux que l’on croit, à tort ou à raison, être les meilleurs. Ceci est un processus naturel dans tous les écosystèmes de startup de par le monde, une courbe d’expérience, un passage obligé. Au bout du compte, dans l’innovation, c’est la performance qui va rationaliser et professionnaliser le marché plus que dans n’importe quel autre secteur. Donc patience !
En résumé, je dirais que l’opportunité de transformer le Liban en acteur mondial de l’économie numérique et ainsi de diversifier nos sources de revenus en utilisant notre or noir à nous, nos jeunes bien éduqués, a été mise sur la table par Riad Salamé et son équipe de la Banque du Liban. Il faut se battre pour la concrétiser. Chaque Libanais sur le territoire ou ailleurs doit essayer de comprendre cette opportunité et d’y contribuer, car cette transformation numérique n’aura lieu que si elle résulte d’un effort collectif. Transformons nos doutes en convictions. Il faut y croire pour le voir.