Même si la chute spectaculaire du président Michel Aoun – qui n’a pas vu la marche recouverte du tapis rouge protocolaire – a occupé l’attention politique et médiatique pour un moment, elle n’a pas réussi à occulter l’important discours prononcé par le chef de l’État libanais devant ses pairs arabes.
Ce discours était en effet très attendu parce qu’il était le seul susceptible de sortir ce 28e sommet arabe de sa torpeur confortable. Et de fait, en s’adressant à la conscience des dirigeants arabes et en les appelant à être à la hauteur des attentes de leurs populations, M. Aoun s’est placé au-dessus de la mêlée, évitant les pièges des positions politiques et précisant que les réunions de la Ligue arabe doivent être consacrées à servir les intérêts des populations des pays membres.
Depuis le matin, au palais des congrès où se déroule le sommet et qui est fermé aux journalistes, les chefs d’État et de délégation ont multiplié les belles phrases dont la langue arabe est si friande, sans aborder franchement les sujets qui les divisent et déchirent leurs populations depuis des années. Le roi Abdallah de Jordanie, qui a reçu la présidence du sommet du chef d’État mauritanien, a ainsi insisté sur l’importance de la solidarité arabe et sur la solution des deux États en Palestine. Au sujet de la Syrie, tous les orateurs ont privilégié la solution politique, évitant soigneusement d’entrer dans les détails. De l’avis de tous les présents, l’heure n’est pas encore venue de discuter en toute franchise et réalisme du dossier syrien, et encore moins de la guerre au Yémen dont le président Abd Rabbo Mansour Hadi a été reçu avec les honneurs. Pour la plupart des participants, la réussite de ce sommet se mesure en effet à l’absence d’esclandre, de division spectaculaire, et à l’adoption du communiqué final et de la déclaration de Amman, sans trop de protestations.
Comme c’est devenu une coutume dans les sommets arabes, les discussions importantes ont ainsi lieu dans les coulisses et dans le cadre d’apartés bilatéraux, ou plus. Mais face aux projecteurs, tous les dirigeants cherchent à faire bonne figure, au point que la réalité sur le terrain n’a presque plus rien de commun avec ce qui se passe dans les palais.
L’isolement de la grande salle de réunion, qui avait l’air coupée du monde, n’a toutefois pas empêché le vrombissement des hélicoptères israéliens sur la rive opposée de la mer Morte de parvenir aux oreilles des dirigeants, qui n’y ont pas prêté la moindre importance. En ce jour de sommet, la mer Morte n’a jamais autant mérité son nom. Sur ses rives et dans ses eaux le silence est total… Jusqu’à ce que le président Michel Aoun prenne la parole en décidant de s’adresser à la conscience des dirigeants arabes, face au triste tableau qu’offre aux regards attentifs la région, avec son lot de guerres et de destructions.
Appel aux « sages » et aux « visionnaires »
D’une voix forte, le président Aoun a parlé aux dirigeants arabes des morts du Yémen, de Syrie, d’Irak et d’ailleurs, rappelant que la Ligue arabe a été créée pour éviter les guerres dans les pays qui en sont membres. Il a aussi rappelé que la charte de la Ligue arabe insiste, dans un de ses articles, sur le fait qu’un pays arabe ne doit pas intervenir dans les affaires internes d’un autre. La Ligue arabe, a-t-il dit, doit éteindre les incendies et resserrer les liens entre ses membres. Il a également parlé des déplacés syriens, dont la présence au Liban constitue « un trop lourd poids pour ce pays », invitant les dirigeants arabes à traduire en actes le concept de solidarité qui est l’essence de la mission confiée à la Ligue arabe. Dans ce discours relativement court, la forme et le fond étaient différents de ceux des autres dirigeants car il s’inscrit dans le cadre d’une vision globale de la situation arabe et régionale. D’ailleurs, M. Aoun a appelé les sages et les visionnaires, dont le monde arabe, selon lui, est riche, à chercher à trouver des solutions aux conflits actuels qui déchirent la région. Dans le palais présidentiel, comme à la tribune de la Ligue arabe, Michel Aoun a ainsi refusé d’entrer dans les dédales des politiques politiciennes et des intérêts étroits, souhaitant relever le débat et le placer sur le plan stratégique. Les grandes lignes ainsi définies, la place est désormais ouverte aux entretiens bilatéraux qui se sont multipliés dans les salons entourant la grande salle du palais des congrès.
Selon les sources de la délégation libanaise, ce sommet peut être considéré comme un succès pour le Liban. D’abord, parce que le président et le Premier ministre étaient tout le temps ensemble dans les entretiens avec les autres délégations, affichant une entente qui rassure les Libanais et les Arabes. Au point d’ailleurs que Saad Hariri a envoyé ses conseillers à Amman dans son avion privé, prenant, lui, l’avion présidentiel. Ensuite, parce qu’il est clair que les autres pays arabes, en particulier ceux du Golfe, ont décidé de ne pas mettre en difficulté le Liban. Au cours de ses entretiens à Washington avec les responsables saoudiens, le ministre Bassil a en effet eu des discussions en profondeur sur le sujet, précisant que la situation du Liban étant ce qu’elle est, les pays arabes n’ont pas besoin d’ouvrir une nouvelle arène de combat en plus de la Syrie, du Yémen, de l’Irak et de la Libye…Il a donc été convenu de garder le Liban à l’abri des tensions régionales. Dans le contexte actuel, l’ouverture des pays du Golfe en direction du Liban devrait donc se faire doucement, sans coups d’éclat spectaculaires, mais en même temps, il ne devrait plus être question de mesures de rétorsion et de tensions… M. Bassil a aussi développé l’idée selon laquelle il ne suffit pas de se déclarer neutre pour le devenir. D’autant que parfois, des conflits s’imposent, même lorsqu’on ne souhaite pas s’en mêler. C’est pourquoi, a-t-il insisté, il ne suffit pas de demander au Liban d’être neutre à l’égard de la crise syrienne, il faut aussi empêcher les conséquences de cette crise d’interférer sur sa situation…
Grâce à toutes ces discussions et aussi grâce aux développements dans la région qui ne permettent pas à un camp précis de se considérer comme victorieux, le Liban a pu imposer son approche des dossiers conflictuels et convaincre ses « frères arabes » de sa propre spécificité. Dans le contexte actuel, c’est plus qu’il ne pouvait espérer..