L’ÉTRANGE VICTOIRE OU LES 7 CLÉS DU SUCCÈS RUSSE EN SYRIE

« Résister, c’est peut-être se dire que c’est justement lorsqu’il n’y a plus d’espoir qu’il convient d’espérer »1. Que n’a-t-on entendu de la part de nos brillants esprits des deux côtés de l’Atlantique, durant la dernière décennie du XXe siècle et la première du XXIe siècle, sur le thème de l’effacement durable de la diplomatie russe sur la scène internationale après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS ! La cause était entendue. Circulez, il n’y a rien à voir… Moscou était désormais classé au rang des spectateurs de l’histoire d’un monde devenu unipolaire, des valets allant servilement chercher leurs instructions sur les bords du Potomac. De plus, la crise ukrainienne plaçait la Russie au rang des parias de la communauté internationale soumis au régime infâmant des sanctions.

Le baromètre de l’Histoire semble voir changé de cap. Au moment où quelque chose ne tourne pas rond dans le système international, en particulier au Moyen-Orient, et plus précisément en Syrie, la diplomatie russe reprend des couleurs. Avec une certaine habileté, elle a su se rendre indispensable dans le règlement de la crise syrienne. « Il est évident que l’intervention russe a changé le cours de la guerre »2. Est-ce l’effet du hasard ? Certainement pas. Est-ce la conséquence d’un calcul ? Sans aucun doute. « On a eu tort de penser que l’affaire syrienne pouvait se régler sans la Russie »3. Dès lors, on peut s’essayer à dresser les sept clés du succès de la diplomatie russe en Syrie au regard de nos propres errements4.

PREMIÈRE CLÉ : L’AUDACE

« Le succès est toujours enfant de l’audace », Crébillon.

Alors que les Occidentaux hésitent, font des erreurs5, sont tétanisés par la boîte de Pandore qu’ils ont ouverte (livraisons d’armes aux « rebelles modérés » qui finissent entre les mains de l’EIIL, à l’origine du terrorisme en Europe), les Russes font preuve d’initiative, d’audace qui prennent de court leurs homologues. Ils sont là où personne ne les attend. Ils alternent initiatives diplomatique (pour conduire les Syriens à adhérer à la convention d’interdiction des armes chimiques en 2013, adopter la résolution 2254, œuvrer au cessez-le-feu à Munich en 2016…) et militaire (engagement sur le terrain pour desserrer l’étau autour de Bachar Al-Assad en 2015 avant de se retirer en 2016). Ils renversent la donne leur permettant de devenir incontournables dans le règlement de la crise syrienne6. Ils négocient avec les Américains une sortie de crise politique (comme au temps de la guerre froide) et leurs états-majors coopèrent avant leurs raids aériens contre l’EIIL (nouveauté par rapport à la guerre froide)7, marginalisant, humiliant l’Union européenne et son chimérique et pléthorique Service européen d’action extérieure (SEAE).

DEUXIÈME CLÉ : LA CONSTANCE

« La constance des sages n’est que l’art de renfermer leur agitation dans leur cœur », La Rochefoucauld.

Les grandes visions qui font d’un homme politique un homme d’État hors du commun ne doivent cependant « pas faire oublier une action caractérisée par la constance et l’opiniâtreté plutôt que par le brio et l’inspiration »8. Hormis quelques légères inflexions, la diplomatie russe est frappée au sceau de la constance et du pragmatisme qui méritent louange sur le dossier syrien depuis les troubles de la fin de l’année 2011. Ancien numéro deux à l’ambassade d’URSS à Paris (promotion 1953 du MGIMO), Youri Roubinski souligne : « nous tenons nos engagements et ne changeons pas de ligne au gré des circonstances », ce qui est une force certaine comparée à la versatilité américaine. La double inconstance n’est pas inscrite au programme de l’école diplomatique russe. Ballotés au gré des courants médiatiques, tributaires des oscillations de leurs opinions publiques et dépourvus de vision, les Occidentaux sont perplexes face à la ligne cohérente, constante que suit Moscou sur les dossiers ukrainien, syrien et sur la scène internationale en général. La Russie est désormais considérée comme un acteur sérieux et incontournable dont on ne peut faire l’impasse.

TROISIÈME CLÉ : LA DISCRÉTION

« Il faut deux ans pour apprendre à parler et toute une vie pour apprendre à se taire », proverbe Chinois.

« Avares de paroles. Ce sont les seuls qu’il faille rechercher »9. Ce conseil d’un diplomate écrivain, Paul Morand inspire la diplomatie russe sur le dossier syrien depuis le début des « révolutions arabes ». Rien à voir avec les jugements péremptoires et les coups de menton de l’illustrissime expert en diplomatie déclaratoire et ambulatoire, Laurent Fabius ! A côté de la diplomatie officielle, une diplomatie secrète a toujours existé, par souci de discrétion. Comme le souligne, un diplomate chevronné : « La dignité et la discrétion fondent la carrière diplomatique ». Les dirigeants russes ont parfaitement intégré les leçons de l’Histoire : la diplomatie se nourrit du secret et du silence10. Elle ne se décide ni sur les plateaux de télévision, ni sur les réseaux sociaux à travers quelques tweets. Moscou s’inspire plus du modèle de jeune médiatique de Jean-Marc Ayrault que de celui de la boulimie médiatique de Laurent Fabius. La parole est d’argent, le silence est d’or. Cet adage ancien est d’autant plus actuel, pertinent alors que nous sommes confrontés « au spectacle chaotique du monde qui aggrave la confusion des idées »11. La diplomatie exige du temps et de la discrétion.

QUATRIÈME CLÉ : LE PROFESSIONNALISME

« Le professionnalisme, pour moi, c’est l’éradication des erreurs », Denis Conner.

Dans la sphère internationale, la cacophonie n’est pas à l’ordre du jour sur les bords de la Moskova. Pas la moindre fausse note entre le compositeur stratège Poutine qui œuvre au Kremlin et le chef d’orchestre tacticien Lavrov qui officie au MID. Le second dirige avec maestria sur les meilleures scènes internationales les partitions aux accents slaves du premier ! La chorégraphie est digne du ballet du Bolchoï ou du Kirov. L’orchestre est composé de musiciens de haut vol préparés dans l’un des meilleurs conservatoires de la diplomatie, le MGIMO (institut d’État des relations internationales de Moscou) qui compte les « meilleurs spécialistes du Moyen-Orient »12. Le président de son conseil d’administration est Sergueï Lavrov. « Le ministère des Affaires étrangères (MID) personnifie à la fois l’excellence de cette fabrique des diplomates et le retour de la Russie sur la scène internationale »13. Considéré comme l’un des diplomates les plus habiles, influents et expérimentés par ses pairs, Sergueï Lavrov négocie directement et habilement le cessez-le-feu en Syrie avec John Kerry. Il impose efficacement son rythme diplomatique aux Etats-Unis.

CINQUIÈME CLÉ : LE RÉALISME

« Le réalisme, c’est la volonté de rendre par les mots la réalité elle-même, à partir d’une observation scrupuleuse des faits », www.espacefrancais.com

Au moment où le rêve d’un « printemps arabe » se transforme en cauchemar d’un « hiver islamiste », la diplomatie russe garde le cap. Elle sait qu’une fois l’émotion médiatico-politique passée, la communauté internationale se révèle très vite fantomatique pour résoudre les problèmes. Elle sait que la géographie et l’histoire ne s’abolissent pas d’un simple coup de baguette magique. La conquête de Palmyre éclaire d’une lumière cruelle les hésitations et les erreurs stratégiques des Occidentaux en Syrie. Parce que nous voulons lire les événements dans le monde avec notre grille de lecture, parce que notre idéalisme aveugle trop souvent notre réalisme géopolitique, nous avons misé sur une défaite rapide de Bachar Al-Assad14. Dans ce contexte, force est de constater qu’une seule puissance a fait preuve de réalisme : la Russie. Son président, Vladimir Poutine a fait preuve d’un pragmatisme froid mais efficace15. Moscou a obtenu en six mois ce que les Américains et leurs alliés n’ont pu réaliser depuis leur engagement dans ce conflit en 201416. La politique impose un minimum de réalisme, de pragmatisme qui fait défaut aux Occidentaux.

SIXIÈME CLÉ : LA STRATÉGIE

« La politique et la stratégie de la guerre ne sont qu’une perpétuelle concurrence entre le bon sens et l’erreur », Charles de Gaulle.

La diplomatie ne se réduit pas à des postures, à des bons sentiments. Si l’on s’en tient à cette seule grille de lecture, on court à la catastrophe17. Les Occidentaux en administrent régulièrement la preuve. Traditionnellement, « les diplomates procèdent selon des lignes raisonnées et les militants des droits de l’homme agissent par coup de cœur. Les uns préparent une stratégie, les autres construisent le rêve » nous rappelle Bernard Kouchner. Depuis son premier mandat (fin 1999), Vladimir Poutine poursuit le même objectif : rendre sa grandeur à la Russie, lutter contre le terrorisme international, défendre les minorités religieuses (chrétiennes, yazidies)18, regagner une position centrale sur l’échiquier international19. Faible sur le terrain du « soft power », il compense ce handicap en utilisant le « hard power » : le recours à la force en Ukraine et en Syrie. Ce n’est peut-être pas la meilleure solution, mais elle recèle une certaine efficacité !20 Bien qu’handicapée économiquement depuis la chute du prix du pétrole, la Russie est plus active en termes de projection de puissance diplomatique, militaire21. Habitée par une vision à long terme des intérêts du pays, elle dispose d’une stratégie22.

SEPTIÈME CLÉ : LE ZEN

« Le zen n’est pas une forme d’excitation, mais la concentration sur notre routine quotidienne », Shunryu Susuki.

Pays à cheval sur l’Europe et sur l’Asie, la Russie pratique certains des préceptes venus de sa partie la plus orientale. Nulle agitation palpable. Nulle fébrilité apparente. Nulle précipitation dans la démarche en dépit de l’écume des jours et du barnum médiatique perpétuel. Ne dit-on pas que les qualités essentielles du bon diplomate sont le bon sens et le calme ! Le président russe et son ministre des Affaires étrangères n’en manquent pas. Peu fréquentes, marquées par une stricte maîtrise du langage, leurs interventions publiques sont pertinentes et calibrées. Ni paroles inutiles ni commentaires à chaud de l’actualité immédiate. Les Russes abandonnent cet immense mais redoutable privilège aux Occidentaux, à leurs « visiteurs du soir » et à leurs armées de « spin doctors », inspirateurs des politiques des gouvernants. Si le langage du président russe et de son ministre des Affaires étrangères est clair et ferme, le ton est toujours calme et monocorde. A l’incantation débridée, l’un et l’autre privilégient l’action déterminée, signe d’une grande assurance. On fait ce que l’on dit mais on ne dit pas ce que l’on va faire de manière prématurée ou inconsidérée.

L’ÉTRANGE VICTOIRE

« Il n’y a pas de réussite facile ni d’échecs définitifs », Marcel Proust.

Les scénarios que l’on croit écrits d’avance sont souvent bousculés. L’une des principales raisons du succès russe sur le dossier syrien tient à la capacité de sa diplomatie à faire du sens avec du non-sens dans l’Orient compliqué. Elle parvient à ruser avec les délices de l’histoire. « Il fallait nécessairement souligner tout cela dans un tableau fidèle de ce temps » (Stefan Zweig) pour mieux comprendre les raisons de cette renaissance de la diplomatie russe qui était encore inenvisageable au début des « révolutions arabes ». Si la politique ne se fait pas à la corbeille, la diplomatie ne sait pas dans les médias. Elle privilégie l’action réfléchie à la précipitation irréfléchie. La sphère géopolitique a horreur du vide, celui des diplomaties occidentales, américaine au premier chef au Proche et au Moyen-Orient.

La diplomatie russe s’emploie à le combler, avec un certain succès, doit-on le reconnaitre. Elle signe le retour de la « puissance Russie »23. Elle agit de concert avec les États-Unis comme au temps de la guerre froide24. « Dans les annales géopolitiques, la Syrie demeurera comme une cruelle leçon de Realpolitik »25. Il faudra bien, un jour pas trop éloigné, que nos brillants stratèges, qui ont été à l’origine de L’étrange défaite de l’Occident au Proche et eu Moyen-Orient, acceptent, avec distanciation, de prendre le temps de se pencher sur les raisons de L’étrange victoire26 de la Russie en Syrie.

1 Stéphane Sarrade, « C’est lorsqu’il n’y a plus d’espoir qu’il convient d’espérer », Le Monde, 3-4 avril 2016, p. 10.
2 Vladimir Iakounine, « Les Russes ont changé le cours de la guerre en Syrie », L’Express, n° 3373, 24 février 2016, pp. 9-12
3 Hubert Védrine, « Arrêtons de dire ‘plus d’Europe’ », Les Échos, Le grand entretien, 15-16 avril 2016, p. 13.
4 Guillaume Berlat, L’étrange défaite ou les 7 péchés capitaux de la diplomatie française, www.prochetmoyen-orient.ch , 30 novembre 2015.
5 « Pourquoi les Américains n’ont-ils rien fait ? », Le Monde, 16 mars 2016, pp. 10-11.
6 Renaud Girard, En Syrie, l’heure de vérité, Le Figaro, 17 février 2016, p. 17.
7 Claude Angeli, Petite guerre froide version Obama-Poutine, Le Canard enchaîné, 6 avril 2016, p. 3.
8 Luc Rosenzweig, Mort d’Hans-Dietrich Genscher, acteur de la réunification allemande, Le Monde, 3-4 avril 2016, p. 4.
9 Paul Morand, L’avarice dans Les 7 péchés capitaux, Gallimard, 1929, p 38.
10 Alain Corbin, Histoire du silence. De la renaissance à nos jours, Albin Michel, 2016.
11 Hubert Védrine, Le monde au défi, Fayard, 2016, p. 7.
12 Jean-Marie Guéhenno, « L’État islamique et Al-Qaida ne seront pas vaincus de l’extérieur », Le Monde, 10-11 avril 2016, p. 23.
13 Axel Gyldén/Alia Chevelkina, La fabrique de diplomates de Poutine, L’Express, n° 3375, pp. 71-78.
14 Christian Makarian, Paris-Damas. Un chemin sans issue, L’Express, n° 3380, 13 avril 2016, pp. 46-48.
15 Syrie : l’efficace dispositif russe, TTU, Lettre hebdomadaire d’informations stratégiques, 6 avril 2016, n° 1015.
16 François Fillon, Les leçons de Palmyre, Marianne, 1er au 7 avril 2016, p. 51.
17 Jack Dion/Anne Dastakian/Joseph Macé-Scaron, Syrie. Et si Poutine avait raison, Marianne, 1er au 7 avril 2016, p. 50.
18 Ivan Rioufol, Leçon de Poutine aux démocraties lâches, Le Figaro, 1er avril 2016, p. 17.
19 Hubert Védrine, Le monde au défi, Fayard, précité, pp. 39-40.
20 Fiodor Loukianov, « La place de la Russie dans le monde est incertaine », Le Monde, 3-4 avril 2016, p. 15.
21 Isabelle Facon, Que veut l’armée russe ?, Politique étrangère, printemps 2016, pp. 151-163.
22 Agnès Rotivel, En Syrie, la Russie impose sa stratégie, La Croix, 9 février 2016, p. 11.
23 Sylvie Kauffmann, Russie, le retour, Le Monde, 20-21 mars 2016, p. 24.
24 Marc Epstein, Le duo des grands, L’Express, n° 3380, 13 avril 2016, p. 45.
25 Christophe Barbier, Sables cyniques, L’Express, n° 3378, 30 mars 2016, p. 5.
26 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, L’étrange victoire : De la défense de la République à la libération de la France, Témoignages Gallimard, 2016.