Le quotidien libanais Al-Akhbar du 7 juin publie en dernière page un éditorial au canon : Amin Maalouf, Léon l’Israélien ? D’autres médias, plusieurs revues littéraires et associations d’écrivains libanais sont également montés au créneau accusant à mots plus ou moins couverts l’écrivain libanais (membre de l’Académie française) de… trahison ! En effet, le 2 juin dernier Amin Maalouf était l’invité – en directe – de la chaîne de télévision Israël-24, répondant pendant 34 minutes aux questions d’ « une speakerine hystérique », selon les mots du grand quotidien. En effet, la présentatrice du magazine culturelle de la chaine communautaire semblait ne pas en revenir de ceinturer ainsi une telle prise de guerre : le seul écrivain arabe parmi les Immortels qui surveillent la langue française depuis que Richelieu leur en a confié la mission. C’est dire !
Pauvre Richelieu ! Aurait-il pu imaginer que son Académie soit à ce point submergée par le déshonneur, l’orwellisation de la pensée et de la morale. Alors que l’Académie française lui ouvrait ses portes, Georges Bernanos – le défenseur des Républicains espagnols qui s’opposera à Vichy et au fascisme – répondait : « quand je n’aurai plus qu’une paire de fesses pour penser, j’irai l’asseoir à l’Académie… » N’est pas Bernanos qui veut ! Mais pourquoi cette prestation lamentable de l’auteur des Croisades vues par les Arabes est-elle grave à ce point de déclencher une telle réaction ? Trois séries de raisons doivent être – ici – rappelées pour saluer la vigilance mémorielle et politique des Libanais qui ont été scandalisés par l’interview d’Amin Maalouf.
La première relève de la loi. Deux lois libanaises majeures cadrent les relations spécifiques avec Israël, à côté du code pénal qui, lui s’intéresse à l’ennemi en général. Il faut d’abord rappeler que la convention d’armistice du 23 mars 1949 n’avait ni force, ni valeur d’une reconnaissance de l’Etat d’Israël par le Liban. Ensuite, l’accord de paix du 17 mai 1983 (auquel Amin Maalouf a collaboré directement) a été annulé par la loi numéro 25/1987 du 15 juin 1987. Enfin, un deuxième texte législatif, baptisé « loi du boycott d’Israël », datant du 23 juin 1955, porte sur les matières civiles et commerciales. Les articles du code pénal DL-340 (1 mars 1943) – inscrits sous chapitre des « crimes commis contre la sécurité extérieure de l’Etat » -, traitent de la trahison, de l’espionnage et des liens illicites avec l’ennemi. Enfin, le droit qui émane de la convention de la Ligue arabe interdit les rencontre avec des Israéliens.
Deuxièmement : que l’auteur des Identités meurtrières prenne ainsi la liberté de passer outre les lois de son pays natal relève d’une responsabilité dont il aurait certainement à répondre un jour ou l’autre. Mais en parlant tous sourires (tellement mièvres) aux caméras d’une chaine proto-israélienne, il passe du plan juridique de l’indignité nationale à celui de l’anéantissement moral. En effet, comment accepter de parler à des gens qui font quotidiennement l’apologie d’une armée israélienne qui, en juillet 2006 encore, détruisait la quasi-totalité des infrastructures du Liban en tuant plus d’un millier de civils ?
Le troisième égarement de l’auteur de Léon l’Africain est, sans doute le plus consternant encore parce qu’il cède autant aux facilités de l’arrivisme le plus caricatural qu’à celles d’une trahison politique affichée. Al-Akhbar encore : « Amin Maalouf sacrifie ainsi son image d’écrivain aimé des Arabes qui étaient fiers de lui, le lisant avec plaisir et passion. Certains rêvent que les créateurs soient ainsi obligés de passer par la case Israël et recevoir l’onction de Bernard-Henri Lévy pour exister… Mais, c’est Amin Maalouf ! Que fait-il là devant cette caméra-là, comme un élève poli et docile subissant l’interrogatoire d’une speakerine israélienne ? Dans quel but ? » Boudiné dans son costume d’académicien trop serré, Maalouf n’a certainement plus de soucis de fin de mois, mais il doit faire acte d’une allégeance – immortelle elle-aussi – à ses pairs tels Jean d’Ormesson ou Marc Lambron, ainsi qu’à ceux des éditions Grasset, très pro-israéliennes, elles-aussi.
S’est-il seulement demandé de quoi Israël-24 est le nom ? Lancée par un ancien rond de cuir de cabinet ministériel – Frank Melloul – parti de France-24 (avec les recettes de cuisine de ce média de l’audiovisuel public extérieur), Israël-24 est une chaine de télévision spécialisée dans la communication complaisante de l’Etat d’Israël, du Likoud, de la colonisation, de l’occupation et de la répression quotidienne des territoires palestiniens occupés. Financée par le milliardaire franco-israélien Patrick Drahi (14 milliards selon Forbes) – qui a racheté SFR, L’Express et L’Expansion, entre autres -, Israël-24 s’est dernièrement illustrée par une série de licenciements abusifs pas très glorieux… Amin, vraiment renseigne-toi un peu pour savoir à qui tu parles ? Et concentre-toi sur ton travail d’écrivain trop négligé ces derniers temps. La littérature, parlons-en tout de même…
Le Rocher de Tanios lui est-il tombé sur la tête ? Amin Maalouf, qui se demande toujours s’il ne rêve pas, si c’est bien lui qui est assis dans le fauteuil 29, sous la coupole parmi les Immortels, vient de leur consacrer… un livre. Fallait-il vraiment être en panne d’inspiration et n’avoir jamais lu une ligne de Georges Bernanos ? Il paraît qu’à force de publicité grasset-touillette, le livre fait un tabac ! A voir… Le précédent – Les Désorientés – racontait les amours lycéennes un peu bébêtes d’adolescents beyrouthins pris au piège de la guerre civilo-régionale de 1975. On n’apprenait pas grand chose sur les adolescents, encore moins sur le Liban et la guerre civile, parce que le propos se voulait déjà consensuel : ni bons, ni méchants, mais que la guerre est vilaine et que la paix c’est bien mieux… Franchement, on est loin des Croisades vues par les Arabes et des Identités meurtrières. La reconnaissance sociale mérite certainement quelques concessions majeures, mais comme le laisse entendre Pierre Abi-Saab – le chef des pages culture d’Al–Akhbar -, celles-ci ne font pas forcément de la bonne littérature !
Alors, un prochain livre peut-être sur le monde merveilleux des télévisions communautaires ? Celles qui veulent aussi la paix en glorifiant les faits d’armes des « armées de défense » contre des populations civiles… Adieu Amin ! On préfère t’abandonner à ton refuge de l’île de Ré, te laisser brasser de l’air avec ton épée d’Immortel en carton. Quand on songe que tu participes aussi à la révision du dictionnaire de la langue française, on est un peu mélancolique…