[A l’occasion de la commémoration du 13 octobre 1990, Odiaspora.org propose à travers des récits d’époque de vous replonger dans l’atmosphère d’un des moments les plus tristes de l’histoire du Liban]
Peu avant l’invasion syrienne du 13 octobre, le gouvernement issu des accords de Taëf avait, dans le but de déstabiliser Aoun et de pousser la population à la révolte, décrété le blocus des régions chrétiennes.
Celui-ci s’était considérablement intensifié au cours de la quinzaine précédente. Dès le mercredi 26 septembre, le bidon d’essence à 10’000 LL, passa dès 9 heures ce jour-là à 13’000 LL. A midi, le prix grimpa à 20’000 LL et le lendemain le prix enfla à 35’000 LL pour plafonner dès le soir à 50’000 LL. Même à ce prix, on avait de la difficulté à s’approvisionner et l’essence devenait introuvable. La paralysie quasi totale du secteur Est s’installa donc de manière foudroyante. En ce qui concernait les denrées alimentaires, les prix augmentèrent aussi au prorata de leur rareté, ainsi, la tomate, cultivée essentiellement dans le Kesrouan, passa de 300 à 1’800 LL le kilo, la pomme de terre de 400 à 2’000 LL et le haricot sec à 3’000 LL.
Cette tactique ne porta pas ses fruits et la popularité d’Aoun demeura intacte. D’ailleurs le gouvernement Taëf ne dissimulait pas ses intentions. Ainsi, lorsque le Ministre de la Défense Albert Mansour répondit aux journalistes qui lui demandaient si ce blocus ne lui posait pas de problèmes éthiques, celui-ci précisa : « Peu m’importe que des enfants ne mangent plus, peu m’importe que des malades n’aient plus de médicaments. Les gens n’ont qu’à venir à l’Ouest pour manger ou se faire soigner. Il faut que le peuple comprenne que le seul responsable de ses malheurs est le Général Aoun et sa milice de militaires rebelles ». A cela il ajouta encore des calomnies à l’encontre de la Croix Rouge Libanaise de l’Est pour justifier l’interdiction de circuler, entre les régions Est et Ouest, dont elle était frappée. Il eut à ce propos le culot d’affirmer que les ambulances de la CRL ne servaient pas au transport des malades mais au trafic de drogues en provenance de la région Est. Comme pour mieux illustrer leur trahison, ce furent les ministres phalangistes comme Edmond Rizk et Georges Saadé en particulier, qui surenchérirent le plus dans ce registre infamant, contrastant d’ailleurs avec l’absence totale de déclarations des ministres musulmans tel que Nabih Berri, chef de la milice Amal, ou druze comme Walid Joumblatt, chef de la milice PSP.
Aussi, contre toute attente, le dimanche 30 septembre, en dépit de la pénurie d’essence et malgré l’isolement dû au blocus, François se noya dans une foule de quelques 250’000 manifestants qui se rassemblèrent à Baabda sous les balcons du Palais du Peuple.
C’était en effet comme cela que le Général Aoun avait rebaptisé le Palais de Baabda, suite aux formidables manifestations de décembre 1989 et janvier 1990, qui avaient déjà mis en échec un premier plan d’invasion syrienne. Dès le lundi premier octobre, un processus nouveau se mettait en place et des rassemblements de foule s’organisèrent devant les barrages pour réclamer la levée du blocus. Le mot d’ordre donné fut de tendre la main à l’adversaire en ne le considérant pas comme un ennemi, mais seulement comme un adversaire qui se serait trompé sur les moyens de faire triompher sa cause.
L’un de ces premiers rassemblements eu lieu au passage de Nahr el-Mott dans la nuit du premier au deux octobre 1990. Les manifestants s’étaient pacifiquement réunis sur ce point de passage gardé par la milice des Forces Libanaises. Sur des manifestants armés de bougies et de flambeaux, les miliciens des Forces Libanaises ouvrirent le feu à la mitrailleuse, au mortier et au canon de char.
Ce carnage se solda par le massacre de 27 civils et un premier bilan de 85 blessés. Appelés à s’expliquer sur ce dérapage , le commandant en chef de la milice des FL, le Général Fouad Malek, expliqua ce qu’il qualifia de méprise en rendant responsable l’obscurité dans laquelle ses hommes avaient cru à une attaque de l’armée du Général en reconnaissant, selon ses termes, des soldats en uniforme, mais sans pour autant voir les civils…
Le lendemain, les églises des deux Metn sonnèrent le glas d’une façon ininterrompue de midi à minuit. Pour tout commentaire, le Patriarche maronite Sfeir crut bon de condamner le clergé des deux Metn pour avoir sonné le glas sans autorisation préalable de leur hiérarchie. Son attitude ne surprit personne puisqu’il avait toujours pris le parti de l’oppresseur, s’attirant ainsi le mépris silencieux du bas clergé et celui, clamé haut et fort, de la population chrétienne dont il était sensé être un chef spirituel.
Malgré ce massacre, les manifestations se poursuivirent durant la première semaine d’octobre d’abord à Dawar, puis à Aïn Tefaa, puis à Monteverde, puis encore à Kafaat ou près de 80’000 personnes se réunirent. Ce fut ensuite à Dar el-Wahch, sur la ligne de démarcation entre Kahalé et Aley, où de 100’000 à 200’000 personnes, selon les sources, s’acheminèrent par des moyens de fortune. A cette occasion, François avait pu voir les druzes venir à leur rencontre mais un contingent de l’armée syrienne s’interposa et les dispersa avant qu’une jonction puisse s’opérer.
Il était clair que les Syriens n’allaient pas laisser se produire un quelconque rapprochement entre les Libanais. Pourtant ce soir-là, de retour à Homel, on avait pu voir à la télévision une immense file de voitures et d’autobus venir de Jezzine (Sud-Liban) à Moukhtara, fief du leader druze Walid Joumblatt, où ce dernier prononça un discours qui laissa présager d’une réelle volonté d’alignement de sa part au plan de libération du Général Aoun. C’est en tous cas ce que pouvait laisser inférer ces mots qu’il prononça à cette occasion : « …alors que de très graves remaniements régionaux sont en train d’intervenir au Proche-Orient, il est temps pour les Libanais de réfléchir ensemble à leur avenir commun… ».
La semaine de manifestation pacifique débutée dans l’horreur semblait porter ses fruits en ce dimanche 7 octobre 1990. Dès le lundi suivant une manifestation eut lieu cette fois à Kfarchima puis à Choueifât. Au milieu d’une foule de près de 200’000 personnes, François applaudit avec tous les manifestants lorsqu’à 150 mètres, de l’autre côté des lignes, il vit se dérouler au balcon d’un immeuble de l’Ouest un immense drapeau libanais. Ce fut la première réponse ouverte du peuple de l’Ouest à l’appel des foules de l’Est. Même si cette réponse fut timide, du moins s’était-elle manifestée clairement.
Le lendemain, mardi, la foule progressa de Hadeth vers le Hezbollah et des immeubles de la banlieue Sud, les familles sortirent elles aussi à sa rencontre. Quelques uns s’essayèrent même à danser timidement mais, là encore, la présence massive de troupes syriennes les dissuadèrent de rejoindre la foule de l’Est. Toutefois leur simple présence revêtit l’aspect d’une victoire sans précédent.
Ce fut ce mardi 9 octobre que le Conseil, issu de Taëf, se réunit en Conseil des Ministres pour demander une assistance militaire à la Syrie en vue de renverser le Général Aoun.
La semaine fut encore marquée politiquement par une visite houleuse de l’ambassadeur français René Ala, au « Président » Elias Hraoui. Une visite après laquelle ses voitures d’escorte furent interdites de passage au barrage des franciscaines, rue Badaro. S’en retournant alors au Palais de l’Ouest pour obtenir une explication ou, tout au moins, des garanties sécuritaires quant à son passage, une source bien informée et en place au Palais rapporta que lorsque René Ala fut à nouveau introduit auprès du « Président » libanais, Madame Hraoui aurait fait irruption dans le salon et, en arabe, aurait lancé à son époux : Ce « charmout » (putain) de français est encore là ?
S’en était suivi une altercation entre le « Président » et René Ala qui, comprenant l’arabe, avait fait remarquer à son éminent interlocuteur que ces propos n’étaient pas digne des responsabilités qui lui incombait, puis il avait quitté le palais. De retour au barrage, il se vit à nouveau interdire le passage de son escorte et, au mépris de tous les dangers, ce fut à pied qu’il choisit de passer, alliant ainsi symboliquement son sort à celui du peuple libanais.
Parallèlement, le porte-parole du Département d’Etat américain annonçait que l’administration Bush s’opposait à tout règlement de la crise libanaise par la force.
Dès le mercredi 10 octobre, au vu de la solidarité quasi unanime observée lors des manifestations sur les points de passage, pour la foule de l’Est le Général avait gagné. Joumblatt demanda même à ce moment la démission du gouvernement issu de Taëf, qu’il avait toujours accusé d’incompétence et de corruption. Chacun pensait aussi que la France faisait un travail formidable par l’intermédiaire de l’ambassadeur René Ala pour soutenir le peuple du Liban et son gouvernement légitime. Il ne s’agissait donc plus que de tenir trois ou quatre jours, le temps de trouver une stratégie commune visant à éviter l’humiliation aux chefs de bandes de l’Ouest, condition sine qua non de leur réalignement à la légalité constitutionnelle du gouvernement Aoun. Le jeudi 11 octobre, au passage de Kafâat, des bergers, venus de la banlieue-sud du Hezbollah, convoyèrent un troupeau d’une centaine de moutons destinés à l’approvisionnement en viande des foules de l’Est. Tout le monde savait également que les druzes faisaient passer chaque nuit des citernes d’essence à l’Est, de sorte que l’intransigeance des manipulateurs de l’Ouest ne fut plus comprise que comme une stratégie destinée à leur sauver la face en attendant le compromis. Pendant ce temps-là, les troupes syriennes encerclaient massivement les régions libres et, le vendredi 12 octobre, une grève générale fut décrétée dans les régions Est.
De son côté, Monsieur Uri Lubrani, haut responsable israélien de la coordination des affaires libanaises, déclarait que son pays s’opposait à toute intervention militaire syrienne dans les zones tenues par le Général Aoun.
La population se massa encore autour du Palais de Baabda ce jour là et le Général apparut. Les ovations que lui fit la foule, galvanisée par des espoirs qu’elle était sûr, pour la première fois, de voir aboutir, atteignirent une intensité bouleversante. Puis, alors lorsque la voix du Général envahit la place, les chants et les cris retombèrent pour faire place à un silence religieux. Chacun avait le cœur serré par l’émotion, pétrit de ce désir d’une liberté qu’il voyait se profiler dans la silhouette menue du Général. Soudain, alors qu’il remerciait la foule attentive pour son combat, trois coups de feu éclatèrent en provenance des manifestants. Les détonations se répercutèrent dans la foule par autant de tressaillements, comme si elle fut le corps sur lequel on avait tiré. Un bref mouvement de panique agita ce corps désemparé, hurlant soudain de milliers de bouches affolées. Devant l’homme qui tenait encore son revolver, des parties de ce corps se jetèrent, offrant leurs chairs pour empêcher ce qui ne pouvait se produire.
La troisième balle tua l’un des gardes du corps du Général. Aussitôt ceinturé par la foule qui s’était refermée sur lui, l’homme fut désarmé et remis aux mains de la garde présidentielle à qui il avoua, sans plus de précision, avoir été mandaté par l’Ouest pour assassiner le Général Aoun.
Ce dernier avait alors terminé son discours et, à la surprise générale, demandé aux manifestants de rejoindre leurs domiciles et de ne pas réitérer le sit-in pourtant victorieux de l’année précédente. Un peu désemparée, la foule obtempéra tout de même et, au soir de ce vendredi, la population de l’Est apprit, en rentrant chez elle, la mobilisation en alerte rouge de l’armée du Général Aoun.
Là encore, le geste ne fut perçu que dans le cadre d’une comédie nécessaire. Le Week End arrivait et les manifestations prévues seraient encore plus belles et plus porteuses de fruits que les précédentes…
A sept heures du matin, le samedi 13 octobre, les avions syriens piquaient en vagues successives vers la colline de Baabda, siège de la présidence. Immédiatement, les batteries de l’armée syrienne, bien sûr, mais de l’armée libanaise de l’ouest aussi et des milices pro-syriennes encore, déclenchaient un pilonnage sans précédent.