Dans un dessin il est possible de faire de la caricature avec des mots… Dialoguant avec un fonctionnaire agissant à bon niveau au sein des services de renseignements extérieurs français, le tout à propos de la Turquie, celui-ci me surprend en déclarant : « pour Erdogan ce coup d’état est l’équivalent de ce que fût l’avenue de l’Observatoire pour Mitterrand »… Pour les oublieux rappelons que le 16 octobre 1959, afin de faire de lui un héros menacé par les « factieux », le futur président a monté un faux attentat visant sa personne.
Et tout juste, avec les heures qui passent à Ankara, la caricature prend l’allure d’une photo bien authentique. Pour Erdogan le « coup » ne serait pas manqué, mais réussi : il trouve dans cet accès d’urticaire militaire les arguments pour établir son pouvoir absolu, plus hégémonie encore et bâtir ses rêves de grand calife. Un demi-Dieu « qui défend la démocratie », comme le font si bien ses modèles de l’Arabie Saoudite et du Qatar.
Puisque les militaires turcs, putschistes compris, – l’armée d’Ankara est la deuxième de l’OTAN – ne sont pas tombés de la dernière tempête de sable, les bras tombent chez qui analyse l’opérette montée par ceux qui voulaient renverser Erdogan et son régime AKP… Imaginez un peu. Le temps des crosses en l’air a été plutôt bref. A l’évidence, les rebelles n’étaient pas vraiment déterminés. En dehors de mettre sous cloche le chef d’état-major des Armées, il n’est venu à l’idée d’aucun comploteur d’arrêter aussi quelques-uns des dirigeants détestés. Inutile de relire Technique du coup d’Etat de Curzio Malaparte pour savoir que le b-a-ba de l’art consiste à neutraliser d’abord les chefs. Pour faire méchant, les révoltés de Topkapi ont bien tiré un missile sur une résidence d’Erdogan à Istanbul… mais ils la savaient vide et, visiblement le cœur n’y était pas.
L’autre démonstration de force a été d’envoyer des chars dans les rues proches du Bosphore. Mais ces blindés étaient seuls, sans troupes d’accompagnement. L’affaire était pliée d’avance : un char sans fantassins dans son sillage est une cible dans les rues d’une ville, un Pékinois plein de courage les a même stoppés net sur la place Tian’anmen. Enfin, aussi sots que le général Tapioca, les militaires sortis de leurs casernes n’ont pas coupé Internet et les réseaux de téléphonie mobiles. Non, ils se sont précipités dans l’immeuble d’une chaine de télévision « amie de l’AKP », la belle affaire ! Pendant ce temps par tweets, Facebook et le système vidéo des portables, Erdogan et Yildirim, le premier ministre pouvaient mobiliser leurs nombreux fidèles. Voilà pour la force de ce putsch qui a si vite fait pschitt.
On a le sentiment que le scénario en a été écrit par Jacques Offenbach, alors qu’en matière de « coups », les militaires turcs sont de grands experts. Ils en ont même la culture. Naguère, pour ramener le pouvoir politique dans le chemin tracé par Atatürk, périodiquement les soldats prenaient en main le gouvernement avant de le rendre aux civils. A force de purges Erdogan a réussi à contenir ce contre-pouvoir en galons et s’apprête à finir de se tailler une constitution à sa mesure de Président-Calife.
En revanche la mobilisation des supporters d’Erdogan et de l’AKP a été parfaitement réussie. Depuis leurs minarets les imams des Frères Musulmans ont appelé à descendre dans la rue qui fût assez rapidement tenue par des citoyens « démocrates » hurlant Allah Akbar et vive le jhad ! Ces mêmes partisans en colère firent feu tout autant que les « putschistes ». Ils capturent de jeunes soldats, des appelés auxquels on avait fait croire qu’ils participaient à un exercice. Nombre de ces gamins ont eu la tête tranchée et jetée dans le Bosphore. Dessine-moi un Calife !
Le mise en cause de celui qui aurait fomenté le complot a été longue à venir, mais on l’attendait : il s’agit de Fethullah Gülen, le religieux-philosophe réfugié aux Etats Unis, fondateur du mouvement Hizmet. Ce saint penseur, qui à l’islam ce que Jean XXIII est pour le catholicisme, représente en Turquie un peu plus de dix pour cent des voix. Il a des amis dans l’armée qui, régulièrement sont mis aux arrêts et « purgés ». Gülen est la bête noire d’Erdogan, donc celle des Frères Musulmans. L’occasion était belle de leur mettre l’émeute militaire sur le dos et de réclamer à l’allié Obama son extradition. Fait amusant quand on sait, histoire de se tenir prêt à toute éventualité, que Washington a travaillé sur un changement de tête à Ankara, changement par la force au « cas où »… Jamais en reste, Poutine avait, lui aussi dans les cartons son plan de transmutation. Très bien informé par ses tout puissants services et milices, Erdogan n’a rien ignoré des préparatifs de ses amis-ennemis. Il leur a fauché la luzerne sous les pieds.
Aujourd’hui le Calife triomphe. Le monde entier est venu lui déposer le cadeau de son indéfectible soutien, à lui le Frère Musulman « défenseur de la démocratie », l’ami à géométrie variable de Dae’ch auquel il a acheté du pétrole et fourni des armes. Des centaines de journalistes, de syndicalistes et d’opposants croupissent dans les geôles de cette démocratie-témoin qui continue à vouloir intégrer l’Union européenne…
Après avoir fait la paix avec Israël (auquel il livre du pétrole de Dae’ch et de l’eau par tankers) et renoncé à son ambition de protéger Gaza, après avoir présenté des excuses à Vladimir Poutine pour le Sukhoï russe pulvérisé dans l’espace aérien de Syrie, Erdogan est un homme renouvelé qui ne compte que des amis. Les Kurdes, auxquels Ankara a déclaré une guerre féroce, devront s’accommoder d’une solitude qu’ils connaissent bien.
Avec 2745 juges limogés ces dernières 24 heures, dix conseillers d’Etat mis à pied et 2 800 militaires en prison, le calife a fait un fructueux ménage d’été. Croyons donc que Dieu est grand et qu’Erdogan est son prophète et ne nous leurrons pas : il y a bien deux Turquie, celle d’Istanbul avec ses hommes épris de « Lumières » et l’autre tenue d’une main d’acier par la confrérie des Frères Musulmans, la plus nombreuse malheureusement