SYRIE : WASHINGTON MISE SUR RAQQA…

Le père de la Révolution cubaine est décédé vendredi dernier à La Havane à l’âge de 90 ans. Figure historique de la Guerre froide et de la Tricontinentale1, le Lider Maximo a dirigé Cuba pendant près d’un demi-siècle, défiant 11 présidents américains avant qu’il ne cède le pouvoir à son frère cadet Raul à partir de 2006. Symbole des espoirs du Tiers-monde et des mouvements de libération nationale, la révolution du Barbudo en treillis vert olive de 1959 a fait l’objet d’un embargo économique, commercial et financier des Etats-Unis (el bloqueo) dès le 3 février 1962 à la suite des nationalisations expropriant les compagnies américaines de l’île. C’était, en effet, autre chose que les dernières « révolutions arabes » soutenues par la Banque mondiale, Manuel Barroso – nouveau collaborateur de Goldman-Sacht, l’autre banque qui dirige le monde – et la Commission européenne.

Personne ne dit que Cuba, c’est la Confédération helvétique ! mais les mêmes médias, qui encensent les pseudo-révolutions arabes et les mouvements jihadistes depuis janvier 2011, s’en sont encore donnés à cœur joie, rivalisant d’ignorances, d’anachronismes et de leçons de morale, pour nous dire le « bien » contre le « mal », sans rien rappeler ni du contexte de la Guerre froide, ni des mouvements de libération de l’époque, ni de ce qu’a pu alors représenter la Révolution cubaine. Une petite leçon d’histoire aurait pourtant été bien utile en comparaison des fadaises ressassées sur les « révolutions arabes » se caractérisant, dans la majorité des cas, par une absence significative de toute espèce de programme économique et social !

Quant à la notion même de « révolution », on nage en plein désarroi lorsque ce mot – qui renvoie au Paris de 1789, à la Russie de 1905 et 1917, à la Chine de 1911 et 1949, à l’indépendance algérienne de 1962 ou encore au Nicaragua de 1979 – donne son titre au dernier livre d’Emmanuel Macron, ancien collaborateur de la banque Rothschild aspirant à la présidence de la République Française… Quelle époque ! Cette inversion sémantique et politique, qui consiste à qualifier de « révolutionnaires » des processus proprement réactionnaires et des mouvements jihadistes dont l’objectif ultime est de casser les Etats-nations, cristallise en effet l’idéologie dominante du moment – orwellisation généralisée – prenant valeur et fonction d’un obstacle épistémologique central qui brouille les tentatives rationnelles de lecture et d’analyse2 de l’actuelle Guerre globale de Syrie.

Guerre globale ? En effet, s’y entrecroisent au moins quatre confrontations majeures : Etats-Unis/Russie, Arabie saoudite/Iran, Turquie/Kurdes et jihadistes globaux (les factions se rattachant encore à la Qaïda-canal historique) contre jihadistes locaux (Dae’ch et ses sous-produits), cherchant à faire la peau aux Etats-nations d’Irak et de Syrie. Malheureusement pour elle, la Syrie historique issue des accords de Sykes-Picot – à majorité sunnite tout en agrégeant quelque dix-huit minorités ethnico-religieuses – se trouve sur la ligne de fracture des mondes sunnites et chi’ites. Ses richesses en hydrocarbures ne simplifient pas la donne d’autant que son territoire est le passage obligé de plusieurs tuyaux stratégiques (pipes et oléoducs), attisant nombre de convoitises…

Sur le front de cette Guerre globale, la question de la reconquête de Raqqa se pose aujourd’hui comme une équation cruciale qui déterminera les orientations de la reconstruction politique et économique du pays. Située dans le Nord de la Syrie, la ville de Raqqa s’étend sur les rives de l’Euphrate en aval du lac Al-Assad, à 170 kilomètres à l’est d’Alep. Depuis la fin 2013, les jihadistes de Dae’ch (Etat islamique) y ont installé leur quartier général pour la Syrie après en avoir chassé d’autres groupes salafistes comme Ahrar al-Cham, toujours affiliés à la nébuleuse Al-Qaïda.

Aujourd’hui les décideurs du Pentagone poussent leurs supplétifs jihadistes – kurdes et autres – à prendre de vitesse l’armée nationale syrienne (aidée par la Russie, l’Iran et le Hezbollah libanais) pour prendre le contrôle de Raqqa. Après leur revers d’Alep, cette prise de guerre leur permettrait de continuer à revendiquer à Genève un plan de partition de la Syrie historique pudiquement qualifié de « solution fédérale » ! On touche ici à l’un des enjeux majeurs de la Guerre globale de Syrie : poursuivre l’installation du Grand-Moyen-Orient de Condoleezza Rice et des deux administrations Bush, à savoir la casse des Etats-nations le long d’un arc géographique qui va des côtes de Mauritanie jusqu’au cœur de l’Asie centrale afin d’endiguer la montée en puissance de l’Empire du milieu et le retour stratégique de la Russie. Par conséquent – et dans cette perspective – il importe de réaliser en Syrie ce qui a été accompli en ex-Yougoslavie, en Afghanistan, au Soudan, en Irak et en Libye : l’implosion territoriale et politique pour libérer les tribus, les mafias et les terroristes jihadistes, alliés objectifs de la mondialisation sauvage voulue par Wall Street, la City, Bruxelles et Tel-Aviv…

Cette logique implacable passe par Raqqa, donnant bien-sûr lieu à une nouvelle campagne de propagande. Le Monde – encore lui – du 8 novembre dernier, ose titrer : « Les Kurdes de Syrie veulent isoler Rakka, fief de l’EI ». En l’occurrence, il s’agit plutôt de Washington qui cherche à pousser une offensive de ses supplétifs – parallèlement et en coordination – à celle qu’elle appuie pour prendre le contrôle de Mossoul. Gros problème pour le Pentagone : il n’y a pratiquement plus de Kurdes à Raqqa, ces derniers ne devant plus que représenter un petit pour cent de la population. Tenue par des confédérations de tribus sunnites, cette ville a toujours cultivé une identité sunnite forte et une profonde aversion pour les Kurdes, expliquant ainsi l’implantation durable de Dae’ch.

En juin 2014, trois divisions de l’armée irakienne ont fui devant l’avancée de Dae’ch, abandonnant armements, blindés, matériels de transport et soutiens logistiques. Une grande partie de ces équipements a aussitôt été transférée par Dae’ch à Raqqa pour y installer son état-major syrien. A cette époque, le Pentagone a laissé faire estimant que ce redéploiement était susceptible d’affaiblir Bachar al-Assad et l’armée nationale syrienne. Quelle vision ! Dernièrement, environs 300 « Lionceaux du Califat » – les gamins de quinze/vingt ans enrôlés par Dae’ch – sont morts en première ligne pour défendre Mossoul. Les survivants viennent d’être exfiltrer pour rejoindre Raqqa.

Pour soutenir le siège de Raqqa, le Pentagone développe une stratégie des plus curieuses : lancer d’abord une première vague de factions kurdes tout en donnant le feu vert à l’armée turque qui pourchasse principalement ces mêmes Kurdes… Comprenne qui pourra ! Toujours est-il que si les Turcs ont quelque peu levé le pied dans la région de Raqqa, ils n’ont pas renoncé à tronçonner la continuité territoriale de la région kurde, notamment dans la région d’Afraïm (le cœur du Kurdistan de Syrie) tout en ravivant de vieilles prétentions à la fois sur Alep et Mossoul… Omar Oussi, député kurde au parlement syrien le déplore : « une fois encore les Kurdes vont être les dindons de la farce et servir de chair à canon pour les beaux yeux des Américains qui continuent à leur livrer des armes et mêmes des blindés tout en les laissant se faire massacrer par les alliés turcs de l’OTAN… »

C’est toute l’ambiguïté des Forces démocratiques syriennes (FDS), un machin fabriqué par le Pentagone, qui a permis de recycler d’anciens terroristes de l’improbable Armée syrienne libre (ASL), de la Qaïda, des factions de Jabhat al-Nosra et d’autres grands humanistes « modérés », « laïcs » et « démocratiques » s’entend… On y trouve aussi nombre de cadre du PKK (le Parti des travailleurs kurdes), de sa filiale syrienne (PYD). Et quatre bataillons « arabes », plusieurs milliers de combattants, ces derniers venant de refuser de participer au siège de Raqqa ! Alliés des Kurdes, les chefs de la tribu des Chammars, eux-aussi se sont mis aux abonnés absents. Voilà qui risque de singulièrement compliquer les plans de Washington, les experts les plus compétents expliquant que la bataille de Raqqa sera encore plus compliquée que celle de Mossoul et qu’elle pourrait prendre des mois, sinon davantage.

L’armée nationale syrienne et ses alliés ont d’autres projets. Pour l’heure, Damas s’attache à finaliser la reconquête de l’Ouest d’Alep. Pour la partie nord, c’est pratiquement chose faite, les quartiers sud – toujours aux mains des jihadistes de Nosra – présentent plus de difficultés. Quotidiennement des manifestations contre Nosra demandent l’arrêt des combats, les jihadistes multipliant les exécutions sommaires des civils voulant quitter l’Ouest d’Alep pour rejoindre les quartiers est de la ville. L’Observatoire syriens des droits de l’homme comme nos gentilles ONGs n’en soufflent mot préférant alimenter le grand mythe de la ville martyr !

La reconquête d’Alep libérera le 2ème et le 3ème corps de l’armée syrienne, soit plus de 30 000 hommes qui seront alors redéployés vers… Raqqa et Der ez-Zor (à l’Est du pays) afin de parachever la reprise en main de la totalité du territoire national syrien. Dans ce contexte, le vice-premier ministre russe Dmitry Rogozin et le vice-ministre de la défense Anatoli Antonov ont rencontré le président syrien Bachar al-Assad à Damas le 22 novembre pour réaffirmer le soutien économique de Moscou, notamment l’ouverture d’un fonds de 5 milliards de dollars dont la moitié sera consacrée à la modernisation du port militaire de Tartous.

Moscou précise quelles armes équiperont sa base navale en Syrie. Pour le moment, le port de Tartous abrite une station d’entretien technique des navires russes, créée en 1977. La base de Tartous est à ce jour le seul point d’appui logistique de la Marine russe en Méditerranée. Le service est assuré essentiellement par les civils. La semaine dernière, la Douma d’État (chambre basse du parlement russe) a approuvé un accord intergouvernemental avec la Syrie sur le déploiement permanent des forces aérospatiales russes sur la base aérienne de Hmeimim (province de Lattaquié). La Russie a également livré en Syrie des systèmes antiaériens S-300 afin d’assurer la sécurité de la station de Tartous et des navires de la marine russe se trouvant dans la zone côtière.

Confirmant une information de prochetmoyen-orient.ch, cet accord prévoit aussi l’installation d’une zone portuaire militaire chinoise dont les premiers travaux d’aménagement ont débuté en octobre dernier. Cherchant à consolider l’administration civile de grands ports méditerranéens comme Le Pirée (Grèce) et vraisemblablement d’autres infrastructures, notamment sur les côtés algériennes, Pékin veut aussi pouvoir gérer l’avenir des quelques 3000 jihadistes ouighours (originaire du Xinjiang/nord-ouest de la Chine) engagés à Alep et dans sa région (Idlib et Jir el-Choukhour). Autre dimension de la Guerre globale de Syrie, une installation militaire durable de la Chine en Méditerranée change bien évidemment la donne !

Résultat aussi des diplomaties désastreuses de Messieurs Obama, Cameron et Hollande, cette arrivée des Chinois en Méditerranée transforme notre mare nostrum en mer, elle-aussi, globale. Dans le contexte de cette évolution durable, il n’est pas très judicieux – tout aussi certainement – de continuer à réduire les capacités de la Marine nationale française, dernière marine hauturière européenne à assurer la paix et la sécurité en Méditerranée. Aux savoirs faires techniques et opérationnels internationalement reconnus, notre Marine nationale commence à manquer cruellement de bateaux, un déficit structurels qui pèse de plus en plus sur le choix et la hiérarchisation de ses opérations de défense et ses nombreuses missions dédiées à l’action de l’Etat en mer. Nous y reviendrons. Bonne semaine à vous !