Elle est bien loin désormais l’image du sommet arabo-islamo-américain de Riyad, où le roi Salmane se posait en leader d’une quarantaine d’États arabes et musulmans suivant ses directives à la lettre. La belle photo de famille des dirigeants arabo-musulmans entourant le président américain Donald Trump a rapidement montré son vrai visage, celui d’une coalition de forme, avec beaucoup de conflits latents entre ses membres.
Les divergences entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis et l’Égypte, d’un côté, le Qatar, de l’autre, étaient connues depuis longtemps, notamment au sujet des Frères musulmans et de l’organisation palestinienne qui les représente, le Hamas. Mais nul ne pouvait imaginer qu’en si peu de temps, le conflit qui remonte à plusieurs années pouvait éclater aussi violemment au grand jour, au point que certains médias parlent carrément d’une véritable déclaration de guerre saoudienne à l’émir du Qatar.
Les raisons invoquées pour expliquer cette soudaine colère saoudienne restent peu convaincantes, car on imagine mal que les déclarations supposées et fuitées de l’émir du Qatar sur l’attitude à l’égard de l’Iran – lorsqu’il aurait affirmé qu’il est « peu sage de placer l’Iran dans le rang des ennemis » – soit suffisante pour entraîner une rupture des relations diplomatiques, économiques et autres avec l’émirat. Surtout que l’émir Tamim s’est empressé de les démentir. Il faudrait donc chercher ailleurs les raisons de la colère saoudienne.
Pour certains observateurs à Beyrouth, il s’agit d’une volonté saoudienne de mettre de l’ordre dans les pays du Golfe pour que le leadership de Riyad sur le monde arabo-musulman ne soit pas une simple image mais une réalité. Il fallait donc frapper fort et donner une leçon à cet émirat qui croit permis d’avoir une « politique et une stratégie indépendantes de celles de l’Arabie ». D’abord pour le faire rentrer dans le rang, ensuite pour donner une leçon aux autres, en particulier au sultanat de Oman qui se démarque sur plusieurs dossiers de la politique saoudienne, et même au Koweït, qui a d’ailleurs rapidement mesuré les risques de la crise actuelle en tentant de calmer le jeu à travers une médiation. En attendant de pouvoir le faire à plus grande échelle.
D’autres analystes voient dans la démarche saoudienne une volonté certes de s’imposer comme leader du monde arabo-musulman, mais surtout de pousser l’Iran à réagir en cherchant à protéger le Qatar. Ce qui devrait resserrer les rangs sunnites autour de l’Arabie et justifier en quelque sorte son hostilité déclarée à l’Iran sous prétexte que la République islamique cherche à étendre son influence dans le monde arabe. Ce n’est donc pas un hasard si les Saoudiens ont pratiquement imposé un blocus maritime, aérien et terrestre au Qatar, ne lui laissant pratiquement d’autre choix que d’aller un peu plus vers l’Iran, ne serait-ce que pour des besoins économiques et de circulation des personnes et des marchandises.
Selon une troisième interprétation des mesures saoudiennes, le régime de Riyad, qui a tiré à contrecœur les leçons des développements régionaux et qui se sent pratiquement mis au pied du mur en raison de son idéologie islamiste, chercherait à faire porter au Qatar le chapeau de l’appui aux groupes jihadistes en Syrie et en Irak. Maintenant que l’État islamique est en train de reculer en Irak et en Syrie, alors que les régimes de Bagdad et de Damas reprennent l’initiative sur le terrain, il faut bien qu’une partie arabo-musulmane paie le prix des relations ambiguës entretenues avec les groupes terroristes. Le choix s’est donc porté sur le Qatar, qui est une cible facile, en raison de son appui aux Frères musulmans, d’une part, ensuite parce que depuis 2011 (date du déclenchement des mouvements dits du printemps arabe), le petit émirat a joué un rôle prépondérant dans la région, grâce notamment à son « arme de désinformation massive » (c’est ainsi qu’elle avait été surnommée par le camp hostile au Qatar), la chaîne al-Jazeera, devenue depuis une référence et un immense groupe audiovisuel.
Le Qatar est-il donc appelé à devenir le bouc émissaire des fautes stratégiques commises au cours des dernières années et même à se transformer en nouveau champ de bataille, après Bahreïn, le Yémen, la Libye, l’Irak et la Syrie ? Les informations en provenance de Riyad laissent entendre que les dirigeants saoudiens sont prêts à aller jusqu’au bout pour pousser le Qatar à accepter leurs conditions. Il n’y aurait donc pas de compromis possible. Mais, d’un autre côté, si le Qatar cède aux Saoudiens, l’émirat perdra sa raison d’être et deviendra un nouveau Bahreïn, totalement sous l’influence saoudienne. La crise est donc sérieuse, car les dirigeants saoudiens ont absolument besoin d’une victoire pour imposer leur leadership et pour faire oublier les échecs successifs au Yémen, en Irak et en Syrie, et parce que le Qatar joue son existence d’émirat relativement indépendant.
Face à cette nouvelle impasse qui aura forcément des répercussions sur l’ensemble du monde arabo-musulman, la seule possibilité de solution peut venir de l’administration américaine qui a une influence certaine sur les deux camps. Elle est la seule partie, qui, si elle le souhaite, peut pousser les deux autres à un compromis. Mais à quel prix ?