Depuis plusieurs semaines, radios, télévisions et journaux parisiens se déchaînent pour tenter de sauver Alep de l’horreur : une reconquête par l’armée gouvernementale syrienne. Quotidiennement, un déluge de propagande pilonne nos oreilles, nos yeux et notre intelligence collective.
La première figure de cette orwellisation collective consiste à inverser la situation militaire opérationnelle : Alep n’est pas occupée par des groupes salafo-jihadistes (les mêmes qui commanditent les attentats à Paris et ailleurs), mais est assiégée par les forces nationales du « régime de Bachar la-Assad » ! Deuxième torsion du réel : la rébellion « modérée », voire « laïque » et « démocratique » – à savoir les égorgeurs de la Qaïda en Syrie – résiste vaillamment à Gengis Khan, ses Tartares syriens, russes, iraniens et hezbollahiz. Enfin, des dizaines de milliers de femmes et d’enfants meurent, tous les jours, sous les tapis de bombes… Bigre, voilà qui est effectivement préoccupant !
Dans ce concert de propagande et de désinformation, une fois de plus Le Monde tient la corde1. Depuis les beaux quartiers de Beyrouth, son correspondant Benjamin Barthe témoigne : « Déluge de feu russo-syrien pour briser Alep – Très meurtriers, les bombardements visent à anéantir la rébellion et à décourager la population ». Chapeau : « Bombarder, encercler, affamer. Pendant des mois, des années, sans discontinuer. Jusqu’à ce que l’ennemi, à bout de forces, décide de baisser les armes et d’évacuer la zone qu’il défendait ».
Première « information » du Monde : les mêmes groupes terroristes, qui égorgent Chrétiens, Alaouites, Kurdes, Druzes, Sunnites loyalistes et autres en Syrie depuis plus de quatre ans, « défendent » Alep. C’est une nouvelle ! Remarquons au passage, que si chasseurs et drones de la Coalition américaine mènent des « frappes », le plus souvent « chirurgicales » et « ciblées », comme ce fût le cas dernièrement sur l’aéroport de Deir ez-Zor, tuant plus de 90 soldats syriens quelques heures seulement après la signature du cessez-le-feu, les avions russes et syriens – quant à eux – bombardent avec une cruauté sadique indifférenciée et sans limite, comme l’aviation alliée le fît sur les villes et villages de Normandie en 1944, puis sur Dresde et d’autres villes allemandes dénuées de tout intérêt stratégique…
Deuxième affirmation du Monde : « le régime syrien mène (…) une guerre d’étouffement, lente et cruelle, qui convient bien à l’armée loyaliste, patchwork de milices et d’unités régulières, aux capacités offensives limitées ». Benjamin Barthe connaît-il des guerres qui soient rapides, non cruelles, sinon douces et généreuses ? Sait-il seulement ce qu’est vraiment une guerre civile, civilo-régionale, civilo-internationale ? Quant aux « capacités offensives limitées », il devrait aller plus souvent sur le terrain pour constater la reconfiguration technique des trois corps de l’armée nationale syrienne, équipée des matériels russes et chinois les plus modernes. Du reste, quelques paragraphes plus bas, Benjamin Barthe cite des « armes sophistiquées »… Faudrait savoir !
Effectivement, l’armée syrienne a des alliés qui ont décidé de l’aider – quelle horreur ! – à reconquérir la totalité de son territoire nationale. Quant aux mercenaires tchétchènes, chinois, maghrébins, européens et particulièrement français : pas un mot. Silence absolu aussi sur l’acheminement d’armes et de mercenaires financés par l’Arabie saoudite et d’autres ploutocraties du Golfe avec l’aide de plusieurs services-actions occidentaux !
Troisième appréciation du Monde, très symptomatique du niveau culturel de la corporation des « journalistes » modernes : « la technique aux relents moyenâgeux… » Ignorance ou précipitation, notre envoyé spécial permanent à Beyrouth emploi – ici – le qualificatif scabreux de… « moyenâgeux » pour mieux nous persuader que la guerre de libération menée par l’armée syrienne et ses alliés nous fait régresser vers l’une des périodes les plus obscures de l’humanité ! Période de mille ans qui s’étend du Vème au XVème siècle, le Moyen-âge porte certainement mal son nom, mais un honnête homme un tant soit peu cultivé devrait savoir que cette époque charnière connût plusieurs révolutions techniques et intellectuelles essentielles à l’histoire du monde. Les médiévistes Jacques Le Goff et Johan Huizinga ont écrit là-dessus quelques livres définitifs que Benjamin Barthe ferait bien de se procurer…
Enfin, la fiction la plus malhonnête du Monde : « Alep-Est, le fief des insurgés (…) peuplé de 250 000 habitants ». Les experts militaires occidentaux les plus sérieux estiment le nombre des « insurgés » des quartiers Est de la ville à environ… 15 000. Les mêmes sources confirment que les civils sur place n’excèdent pas le nombre de 20 000 et se composent de deux catégories : ceux qui se sont ralliés aux jihadistes et ceux qui sont retenus contre leur volonté afin de servir de boucliers humains aux vaillants « insurgés ». Lorsque 49 d’entre eux ont voulu dernièrement emprunter les couloirs humanitaires ouverts par l’armée syrienne, ces derniers ont été froidement exécutés par les mêmes « insurgés ». Pour nombre de ces « civils », affirme un officier supérieur d’un service européen de renseignement, « il serait plus juste de parler d’otages… » C’est tout dire.
Alors pourquoi tant d’énergie à vouloir nous vendre cette imposture d’une bataille de « Stalingrad à l’envers », pour reprendre les termes d’un ambassadeur de France ? Ce dernier commence à douter – mieux vaut tard que jamais – des bienfaits des orientations de la politique étrangère de François Hollande, dont « tout le monde dans la région, se soucie comme d’une guigne… », ajoute-t-il dubitatif. Vu dernièrement dans les étranges lucarnes, notre ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault répondant à l’équipe d’une chaine audiovisuelle de service public : « il faut que cesse cette tuerie dont les images vues à la télévision sont insupportables ! » Depuis quand un ministre de la République fonde-t-il ses propos sur « des images vues à la télévision ». S’il restait à s’en convaincre, on atteint le fond…
Trois raisons fondamentales peuvent expliquer cette propagande panique, bête et méchante. Alep, cette bataille de Stalingrad remise sur ses pieds, où l’armée syrienne poursuit courageusement la reconquête de son territoire national, anticipe une double défaite : celle des mal nommées « révolutions arabes » à travers lesquelles Washington espérait mettre au pouvoir les Frères musulmans dans plusieurs capitales arabes ; celle de l’axe OTAN, Israël et pays du Golfe cherchant à faire de la Syrie ce qu’il a fait de l’Irak et de la Libye notamment, en fragmentant les Etats-nations de la régions en autant de micro-Etats purifiés ethniquement et religieusement. C’est tout le « Grand-Moyen-Orient » de Condoleezza Rice, l’ancienne secrétaire d’Etat de George W. Bush – repris par les administrations Obama successives – qui se retrouve par terre.
Au bout du compte, le bilan s’avère particulièrement désastreux pour les pays occidentaux, à commencer pour les Etats-Unis. Le néo-sultan Recep Erdogan se détache progressivement de l’OTAN et lorgne en direction du Groupe de Shanghai ; la Méditerranée n’est plus une mer occidentale (prochetmoyen-orient.ch du 12 septembre). Comme elle vient de la faire à Djibouti, la marine de guerre chinoise s’installe durablement à Tartous ; enfin, Vladimir Poutine impose son agenda et un « Yalta régional » au monde entier sans que personne ne soit en mesure de faire quoi que ce soit. Last but not least, l’Iran peut se targuer d’être redevenue la grande puissance régionale aux Proche et Moyen-Orient.
Encore bravo Messieurs Obama, Cameron, Juppé, Fabius et Hollande ! Quant au Monde, on comprend qu’il perde quotidiennement annonceurs, abonnés et lecteurs. Hubert Beuve-Méry, André Fontaine, Jacques Fauvet, réveillez-vous, ils sont devenus fous ! Tout cela est proprement pathétique, ouvrant des boulevards à d’autres Brexit, Trump et compagnie… Pour ne pas sombrer dans un complet désenchantement, on ne saurait que trop conseiller de lire et relire Jacques Le Goff, les autres grands médiévistes et les Pères de l’Eglise, de même que l’une des dernières livraisons de l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux : De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles, du merveilleux Roland Jaccard. Bonne lecture et à la semaine prochaine