Ziad Doueiri fait entrer le cinéma libanais dans l’histoire

L'Insulte, de Ziad Doueiri, va concourir pour les Oscars, dans la catégorie meilleur film étranger. Archives AFP

L’Insulte nommé aux Oscars dans la catégorie meilleur film étranger ; le réalisateur réagit à chaud pour « L’Orient-Le Jour ».

C’est officiel et ça fait taire toutes les rumeurs – un pied de nez formidable, aussi, à toutes les âneries débitées depuis des mois. La nouvelle vient de tomber : Ziad Doueiri fait entrer le cinéma libanais dans l’histoire avec L’Insulte, nommé dans la catégorie très sélect du meilleur film étranger (une catégorie également appelée parfois meilleur film en langue étrangère) aux Oscars.
C’est une première et c’est admirable.

Contacté à Paris par L’OLJ, le cinéaste laisse éclater sa joie : « Pour le Liban, c’est un énorme cadeau. Je n’y croyais pas beaucoup, surtout que nous sommes entrés assez tard dans la course. Mais aujourd’hui, cette nomination me remplit de fierté. Cette nomination a un goût de revanche. Ce n’est pas supposé être ainsi, mais mon film a été tellement combattu dans mon pays natal que je ne peux m’empêcher de penser que le Liban a aujourd’hui gagné sa victoire contre l’obscurantisme. C’est le cinéma libanais qui est le plus grand gagnant », insiste-t-il.

« Être nommé est un aboutissement, pas un but en soi », confie encore Ziad Doueiri, qui remercie « directement » son « formidable casting », notamment Adel Karam, Kamel el-Basha, Camille Salameh, Rita Hayek et Diamand Abou Abboud, la boîte de production Ginger Beirut et surtout les producteurs « Antoun Sehnaoui et Fred Domont qui se sont totalement investis dans ce projet après que Colette Naufal nous ait mis en contact. Antoun Sehnaoui (fondateur de la boîte de production Ezekiel, ndlr), a été plus qu’un simple producteur pour moi. Il a eu très vite foi en ce film dont le sujet lui tenait à cœur et m’a donné des ailes, malgré toutes les épreuves endurées ».

L’Insulte ou Kadiya 23, co-scénarisé par Joëlle Touma, est l’histoire d’une confrontation émergeant du passé, entre deux individus représentant deux pays blessés. L’histoire d’un affrontement entre deux hommes touchés dans leur orgueil et dans leur histoire. Toni, mécanicien, est un chrétien libanais, Yasser, contremaître de chantier, est palestinien. Le jour où Yasser insulte Toni, ce dernier décide de l’attaquer en justice. Le procès qui en découle prend alors une ampleur nationale, ravivant les plaies de deux pays au passé douloureux et jetant dans la rue tous les clans antagonistes. Il est, selon le réalisateur, la mise en scène d’un “besoin dramatique : l’esclandre d’une excuse pour tout un passé à soigner.”

L’Insulte, qui a déjà décroché la Coupe Volpi au Festival de Venise pour la meilleure interprétation masculine pour Kamel el-Basha et qui concourt donc désormais à la grand messe cinématographique des Oscars, a été très combattu au Liban avant et pendant sa sortie.

Jusqu’à présent, une certaine presse traite le réalisateur de collaborateur avec l’ennemi, en raison de son précédent film, L’Attentat, tourné en partie en Israël. « Des mots difficiles à avaler et à oublier », pour un cinéaste qui a une foi énorme dans le potentiel de son pays et dont le sujet, urgent et universel, traite de tolérance et de réconciliation. Il est déjà très difficile de faire du cinéma (financièrement) dans cette région du globe. Il n’est pas nécessairement de rajouter d’autres difficultés. « Serait-ce possible que cette réconciliation ne convienne pas à certaines factions au Liban », se demande Ziad Doueiri, qui ne cache pas son mécontentement pour tout ce qui se passe depuis.  « La censure n’a pas de limites. Quand on lui lâche la bride, elle peut aller très loin. Et cela risque de faire beaucoup de dégâts ».
En attendant, les Libanais ne peuvent que savourer cette victoire en espérant qu’elle soit contagieuse.

L’Attentat
Mais il faut rappeler que depuis le 14 septembre 2017, date de la sortie de L’Insulte dans les salles libanaises, la machine de guerre s’est mise en branle. Pas une guerre contre les déchets, la corruption, le manque d’électricité, le trop d’argent dans la poche des contribuables ou pour le respect des droits de la femme, mais un autre genre de guerre, sournoise, insidieuse et maligne. Comme une tumeur immonde destinée à totalement endoctriner le cerveau des Libanais  La guerre a été déclarée contre l’art. Toute forme d’art, et plus particulièrement le cinéma, ce 7ème art qui, outre son objectif culturel, peut grandement apporter au pays sur le plan économique.

Etait-ce le 14 septembre ou quelques jours avant la sortie du film que cette machine de guerre a commencé à cracher venin et feu ? En réalité, c’était le jour où Ziad Doueiri rapportait à son pays le prix prestigieux du Festival de Venise. Il ne se doutait pas qu’aux douanes, à l’aéroport de Beyrouth, on l’attendait non à bras ouverts, mais à esprits fermés, englués dans l’ignorance. Il se présentait à la Sûreté générale et devant les yeux de sa petite fille et de sa famille, était sommé de se mettre de côté. Et après un interrogatoire, on lui demandait de se présenter le lendemain au tribunal.

Etait-ce le 14 septembre ou bien avant ? Il s’agit en réalité de l’année 2012. L’eau a, depuis, coulé sous les ponts pour Ziad Doueiri qui, contenant sa colère, était reparti à Paris tourner pour Canal+ la série acclamée Baron Noir, sans pour autant panser cette cicatrice béante qui suintait encore.

Flashback, octobre 2012. Ziad Doueiri présente son film, L’Attentat, au ministre de la Culture de l’époque, Gaby Layoun. Ce dernier le remet au comité du cinéma pour étudier le cas. Ce comité s’empresse de rejeter le film, prétendant que L’Attentat n’est pas « assez libanais ». Et d’ajouter « qu’il n’avait pas été tourné au Liban et que certains acteurs du film sont israéliens. » Selon le cinéaste, « aucune clause inscrite dans le règlement de l’académie n’oblige le metteur en scène à tourner dans son pays d’origine, ni à avoir un sujet strictement local. Pour le comité donc, il a été jugé non nécessaire d’envoyer aux Oscars un film qui n’avait rien de libanais ».

Piètre prétexte pour un Etat qui pratique la politique de l’autruche et de la duplicité. La décision demeure irréfutable : le film sera interdit de projection au Liban. De plus, ce film, librement adapté du livre de Yasmina Khadra, a été acclamé aux Festivals du film Telluride et international de Toronto. Il a réussi à décrocher le prix spécial du jury au Festival du film à San Sebastian (Espagne) et l’Étoile d’or à celui de Marrakech. Ovationné au Festival international de Dubaï (premier pays arabe à l’avoir projeté), L’Attentat aurait pu au moins être nommé pour le prix du meilleur film étranger par l’Académie des oscars. Mais pour être admis à la sélection officielle, il fallait que le pays d’origine le soumette. C’est-à-dire le Liban. Et c’est là que le bât blesse. « En tant que cinéaste, j’aimerais être jugé pour mes qualités artistiques, et non pour des prises de position politiques », avait-il dit à cette occasion. Surtout que je ne prends aucune position vis-à-vis du drame narré dans le film ».

Ziad Doueiri avait même avoué que Focus Features, une subdivision de Universal Studios, avait trouvé son œuvre « trop pro-palestinienne pour les Américains et trop pro-israélienne pour les Européens ». A ce propos, sa co-scénariste Joëlle Touma avait confié « que le cinéma, comme tout art, doit inciter les gens à réfléchir, les aider et à débattre certaines questions. Que L’Attentat n’ait pas été projeté au Liban a été une grosse erreur, car le sujet intéresse les Libanais plus qu’aucun Occidental ».

Le destin du film a donc été une grosse déception pour les co-auteurs qui voulaient offrir à leur pays natal une œuvre bien ficelée, un produit qui rehausse la qualité des productions libanaises perdues entre le genre très commercial et le cinéma d’auteur assez hermétique. « Cela a été douloureux. Imaginez que j’avais eu le permis de projection de la part de l’État, mais le comité de censure a tout fait pour l’interdire et faire revenir le ministre de l’Intérieur de l’époque sur sa décision. Ces gens-là sont des vendeurs de châtaignes qui veulent s’approprier exclusivement la cause palestinienne à leur manière ».

Forces occultes
L’Insulte, tourné quelques années plus tard, marque pourtant un tournant dans la vie du réalisateur, puisqu’il le ramène au pays qu’il aime tant. « Le Liban peut vous faire souffrir, mais aussi vous donner tellement de joie ». C’est à partir de là que le tandem Touma/Doueiri s’attèle à l’écriture de L’Insulte, qui sera sans aucune hésitation tourné au Liban. Lorsque le cinéaste revient quatre ans plus tard au pays du Cèdre pour le tournage de son nouveau film, la page est considérée comme tournée. Du moins pour lui. « Un bonheur que de retrouver les sons familiers de son pays », dira-t-il.  Il obtient alors des facilités incroyables comme le permis de tournage au Palais de Justice, l’aide de la Sécurité, de la Sûreté et de l’armée. »
Bien que resté trop longtemps éloigné du pays, il arrive à réunir un casting fabuleux. « Rita Hayeck, Adel Karam, Camille Salameh  et Diamant Abou Abboud représentent un potentiel humain très important pour le 7e art. Ces comédiens ont soif de réaliser quelque chose ».

Après des allers-retours fréquents qui se sont déroulés sans aucun problème, le film voit le jour. L’Insulte, c’est l’autre point de vue, celui contre lequel Ziad Doueiri s’est battu toute sa vie. « C’est l’appel à la tolérance, à l’écoute de l’autre, à la main tendue et à la rédemption et la réconciliation ».  Les détracteurs n’ont même pas cherché à comprendre la portée du message du film. Ils ont fait appel au boycott et sont allés plus loin dans leurs  discours haineux : ils parlent d’alliance avec l’ennemi. Mais comment expliquer le timing  de toute cette campagne qui coïncidait avec la sortie du film ? « Cette insulte-là est adressée au peuple libanais qu’on bâillonne. On le prive de sa liberté de parole », fulminait Ziad Doueiri, qui dit n’avoir pas de souci qu’on déteste son film après l’avoir vu. Pour lui, l’art se nourrit de la critique. S’approprie le jugement du public, ceci est une autre affaire »
Retour à nouveau à ce 14 septembre 2017, où l’Insulte a rempli les salles libanaises, a ému grands et petits, celles et ceux qui n’ont pas participé à la guerre. Le cinéaste, dont la passion pour le cinéma n’a pas de bornes, s’est rendu dans les salles beyrouthines et dans les écoles pour expliquer ce projet qui lui tenait tellement à cœur.  Le film enregistre un nombre d’entrées incroyable, du jamais vu dans l’histoire du cinéma libanais, et continue sa route vers d’autres pays : il est projeté aux Etats Unis, en Italie…

Ziad Doueiri est loin d’imaginer que son film vient de faire une sorte de jurisprudence. Ce même comité occulte qui l’avait dénoncé juge désormais quel film serait apte à être projeté ou non au Liban. Au nom d’on ne sait quelle idéologie, la politique s’est appropriée l’art et tente de le distordre à sa manière. L’effet L’Insulte fait boule de neige. On interdit un blockbuster, Wonder Woman, sous prétexte que l’actrice est israélienne, et un autre film Jungle, prétendant que le personnage est aussi de nationalité israélienne. Tout récemment, c’est le film The Post qui est sur la sellette. On l’autorise, l’interdit, l’autorise à nouveau. Puis vient le tour des menaces. De toutes ces forces occultes qui sont en train de détruire à la fois notre économie, notre tourisme et l’apport éminemment culturel du Liban au dialogue des civilisations et au monde…