Vers un partenariat équitable et équilibré

En principe, et sauf imprévu, le Liban devrait être doté d’un nouveau président de la République lundi. Les ultimes tiraillements et les pronostics sur une séance à deux tours ou non ne changent rien à l’imminence de l’élection du général Michel Aoun à la présidence, mais ils visent plutôt à rappeler qu’il s’agit d’une sorte d’intervention au forceps qui ne fait pas que des heureux. De fait, au cours des deux dernières années, le climat politique était si orageux et les déclarations tellement violentes que le Liban n’a pas encore eu le temps de se mettre sur « le mode entente » ou « apaisement ».

Pourtant, un travail de fond se fait actuellement au sein des différents groupes pour aplanir les derniers obstacles qui continuent de peser sur la séance d’élection présidentielle du 31 octobre. Un peu pour contribuer à la solution et beaucoup pour convaincre des députés récalcitrants, un émissaire saoudien est arrivé hier à Beyrouth pour exprimer le soutien des autorités du royaume à l’initiative du chef du courant du Futur et dissiper les doutes de ceux qui continuent à miser sur une opposition saoudienne de dernière minute. Chez Walid Joumblatt, les positions sont aussi en train de changer et la décision définitive dépend de la visite que compte effectuer le général Aoun à Clemenceau avant la séance parlementaire. Même au sein des Kataëb, le débat est animé, d’autant que ce parti a toujours été, depuis sa création, aux côtés de la présidence de la République…

Petit à petit, le camp des récalcitrants est donc en train de se rétrécir. Mais la grande inconnue reste la position finale du président de la Chambre, Nabih Berry. En principe, lui et les membres de son bloc (13) devraient voter contre le candidat Michel Aoun, sans pour autant donner leurs voix au candidat Sleiman Frangié. Mais il semble de plus en plus probable que le président de la Chambre et son bloc parlementaire désigneront Saad Hariri pour la présidence du Conseil dans le cadre des concertations obligatoires que devrait mener le président élu dans les 48 heures qui suivent son arrivée à Baabda. Un revirement dans la position de Berry à l’égard de Aoun n’est toutefois pas exclu. Il dépend simplement des ultimes contacts menés entre les deux parties et les médiateurs.
Ce qui est désormais probable, c’est que M. Berry ne sera pas nécessairement dans l’opposition comme il l’avait laissé entendre. Au contraire, il devrait participer au gouvernement, sachant qu’aussi bien Michel Aoun que Saad Hariri ont besoin de lui, tout comme lui aussi a besoin d’être au sein du pouvoir qu’il n’a pas quitté depuis 1984, lorsqu’il a été nommé ministre pour la première fois dans un gouvernement présidé par Rachid Karamé. Il a donc sa marque dans tous les gouvernements qui se sont succédé au Liban depuis cette date, avant de devenir président de la Chambre en 1992. D’ailleurs, même à la tête du législatif, il n’a cessé d’avoir ses tentacules au sein de l’exécutif. Il est ainsi devenu incontournable, d’autant que c’est lui qui contrôle les milliers de chiites qui ont intégré l’administration et les différentes institutions publiques libanaises depuis les années 80 et qui forment en partie ce qu’on appelle le deep state.

Dans la continuation de son passé politique, Nabih Berry devrait donc participer au pouvoir, sans pour autant reconstituer la fameuse troïka qui tenait les rouages de l’État depuis la conclusion de l’accord de Taëf et qui permettait au président de la République, au président de la Chambre et au Premier ministre de se partager les parts, quitte à s’adresser aux parrains étrangers en cas de désaccord. La reconstitution de cette troïka n’est plus possible aujourd’hui puisque, dans ce trio, le président de la République était le maillon faible, n’ayant pas d’assise populaire ni de structure politique qui lui permette de traiter à égalité avec les deux autres pôles du pouvoir. Cette nouvelle donne qui a été appelée en politique « le concept du président fort » inquiète probablement M. Berry et peut-être même Saad Hariri. Mais elle est la concrétisation de l’ouverture d’une nouvelle page dans la vie politique interne.

Marginalisés à partir des années 90, d’une part par le choix d’un président dépourvu d’assise populaire et politique, et d’autre part par l’absence de prérogatives présidentielles importantes, les chrétiens redeviennent des partenaires à part entière au sein du pouvoir. Ce changement devant marquer le nouveau mandat qui devrait commencer lundi a été rendu possible par plusieurs facteurs: d’abord, le changement dans le contexte régional qui a affaibli l’influence de l’Arabie saoudite au profit de la montée en puissance de l’Iran. Ensuite le changement dans le rapport des forces internes qui a abouti à une sorte d’équilibre entre les sunnites et les chiites. Dans un contexte régional explosif, où les sunnites et les chiites sont prêts à se laisser entraîner dans une nouvelle guerre de cent ans, les sunnites et les chiites libanais ont compris qu’ils avaient tout à perdre en se combattant. Ils ont donc préféré redonner un rôle important aux chrétiens pour qu’ils constituent une force-tampon entre eux. De même, l’obstination et la conviction du général Michel Aoun qui, en dépit des attaques, des critiques et des décisions visant à l’encercler et à l’affaiblir, n’a jamais renoncé à sa conviction qu’il faut un président fort chrétien pour rétablir l’équilibre entre les communautés et apaiser les tensions confessionnelles, ont contribué à aboutir à cette nouvelle donne présidentielle, d’autant que le général a réussi à convaincre le chef du Hezbollah de ce concept, le transformant en allié loyal.

Enfin, le dernier facteur est l’adhésion du chef des Forces libanaises à la théorie de Aoun et son appui déclaré à la candidature de ce dernier. Beaucoup de choses ont été dites sur les raisons de la volte-face de Samir Geagea, mais, dans ce contexte précis, elle a facilité la conclusion de l’accord qui permettra en principe d’élire Aoun à la présidence, et elle conforte la position du président en lui permettant d’être plus fort au sein de son propre camp. Lundi, c’est donc une nouvelle page politique qui devrait s’ouvrir pour le Liban avec un seul titre : le partenariat équitable et équilibré