TERRORISME ET CULTURE : L’AVENIR DU PASSE…

« Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver » ! Cette citation apocryphe tantôt attribuée au maréchal Hermann Goebbels, ministre de la propagande, tantôt à Hermann Göring, ministre de l’air du Troisième Reich serait en fait le fruit du talent d’un obscur dramaturge national-socialiste, Hans Johst.

La réalité dépasse la fiction à deux reprises au moins durant le XXe siècle. Par une curieuse ironie de l’histoire, cette formule retrouve toute son actualité, toute sa pertinence en ce début du XXIe siècle, en cette fin d’année 2014 et ce début d’année 2015. De l’Asie au Moyen-Orient en passant par l’Afrique et par l’Europe, les émules de Hans Johst retrouvent de la voix, de la vigueur, de l’énergie, si l’on peut s’exprimer ainsi.

C’est désormais à la liberté d’expression, à la liberté de la presse en France que des fanatiques s’attaquent comme le démontrent l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015 avec sa réplique à Copenhague (attaque d’un centre culturel organisant un débat sur Charlie Hebdo en présence de l’ambassadeur de France) le 14 février 2015. C’est désormais à la culture française à l’étranger, à la culture classée au patrimoine mondial par l’UNESCO que des fanatiques s’attaquent à l’étranger (Syrie, Irak, Egypte, Yémen, Tunisie…). Tout ceci ne devrait-il pas nous conduire à un retour sur le passé pour procéder à un examen de conscience du présent sans tabou pour mieux anticiper le futur ?

LE RETOUR SUR LE PASSE : VERS LA FIN DE LA HAINE DE LA CULTURE ?

Au XXe siècle, le monde connaît deux grandes formes de totalitarisme. La fin de la Guerre froide porte l’espoir d’une fin de l’Histoire.

Les totalitarismes du XXe siècle : nazisme et communisme

Régimes totalitaires et culture ne font pas bon ménage à deux reprises au moins au XXe siècle. Le totalitarisme nazi. A bien des égards, la pratique du totalitarisme national-socialiste fait figure de cas d’école. La culture officielle est mise au service d’une idéologie. Tout ce qui s’en écarte doit être pourchassé, réprimé, éliminé. Autodafés, mises à l’index, éliminations physiques vont bon train. Avant et surtout pendant la Seconde Guerre mondiale, le régime nazi se livre à une spoliation systématique des œuvres d’art des juifs d’Europe et à une destruction tout aussi systématique de ce qu’il appelle « l’art dégénéré ». En dépossédant les juifs de leurs biens culturels, les nazis veulent éradiquer leur héritage artistique, effacer leur mémoire, avant leur destruction physique. En s’en prenant à l’art moderne, la machine nationale-socialiste, vise la destruction de toute projection dans le futur, projet nihiliste inscrit dans sa propre rationalité1. Avec la victoire des alliés et les engagements souscrits à San Francisco ( création de l’ONU en 1945) et à Londres (UNESCO, charte entrée en vigueur en 1946), on pense que ce fléau de l’obscurantisme contre le bien commun de l’humanité, ce « nettoyage culturel » est extirpé à jamais.

Le totalitarisme soviétique. Prenant corps après la révolution de 1917, il ne cesse de se développer avant et après la Seconde Guerre mondiale avec l’apparition du rideau de fer. En 1932, toutes les organisations artistiques existantes sont dissoutes. Elles sont remplacées par l’Union des Artistes en 1934. Staline impose aux créateurs le dogme du « réalisme socialiste » qui se caractérise par le désaveu des innovations esthétiques (Cf. suicide du grand poète Maïakovski). Les bibliothèques sont épurées. Des bâtiments spéciaux sont construits pour entasser les livres interdits (spetskhran). De nombreux ouvrages sont censurés, expurgés ou réécrits. La relative liberté d’expression des années de guerre disparait avec le début de la guerre froide. La période dite du « réformisme » de Nikita Khrouchtchev n’a qu’un temps. L’art est, par essence, symbole de la liberté de pensée, de la liberté d’expression La situation des intellectuels et artistes ne s’améliore guère. L’archipel du goulag est peu enviable. Nombreux sont ceux qui préfèrent l’exil à l’Ouest (le danseur Rudolf Noureev, l’écrivain Alexandre Soljenitsyne…) aux brimades à l’Est. Avec la fin d’un monde ancien et le début d’un nouveau monde, l’espoir est de retour.

L’intermède de la fin de la Guerre froide : fin et retour de l’Histoire

Comme souvent à la promesse de la fin de l’Histoire fait place la réalité du retour de l’Histoire. La promesse de la fin de l’Histoire. Avec la conclusion des accords d’Helsinki en 1975 et le lancement des travaux de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) autour des trois corbeilles, le spectre du totalitarisme semble s’éloigner. Les mesures de confiance sont à l’honneur dans les relations entre les deux blocs. Surtout, avec la fin de la Guerre froide, la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’URSS, la disparition du Pacte de Varsovie, l’annonce des dividendes de la paix au début des années 1990, tous les espoirs sont de nouveau permis. Instinctivement, on imagine ces pratiques de négation de la culture et de l’expression, remisées dans les oubliettes de l’Histoire. La perspective de l’émergence du meilleur des mondes vulgarisé en 1931 par Aldous Huxley semble prendre corps. Les penseurs américains sont les premiers à conceptualiser cette révolution copernicienne. On pense bien évidemment à Francis Fukuyama qui prophétise, dès 1992, la « fin de l’Histoire »2. Par contre, les Cassandre qui osent prédire choc des civilisations, choc des cultures, à l’instar de Samuel Huntington, sont vilipendés3.

La réalité du retour de l’Histoire. Mais c’est compter sans les caprices de l’Histoire, sans le retour de l’Histoire qu’explicite Robert Kagan4. En effet, si le front nord s’apaise, le front sud s’éveille. Après la prise du pouvoir par les Talibans en Afghanistan, le monde découvre avec stupeur le retour à l’impensable, de pratiques dignes du Moyen-âge européen. Les deux bouddhas monumentaux sculptés dans la falaise de Bâmiyân à 150 kilomètres de Kaboul sont détruits à l’explosif par des Talibans en mars 2001. Cette destruction laisse la communauté internationale abasourdie. Une chose est certaine : l’ambiance qui prévaut au cours de cette période en Afghanistan est celle d’un théâtre de l’absurde où le bon sens n’a plus sa place.

Une chose est certaine : cette affaire démontre la volonté de certains de détruire tout ce qui précède l’islam. C’est une sorte de djihad contre le passé. « Crime contre l’humanité », c’est un crime contre le passé – l’éradication culturelle touche les lieux de mémoire – mais aussi et surtout contre l’avenir. La morale islamique a bon dos. La communauté internationale tarde à s’engager fermement. Ce signe avant-coureur préfigure ce que le monde va connaître une décennie plus tard.

LES VICISSITUDES DU PRESENT : LES ENNEMIS DE LA LIBERTE

Les ennemis de la liberté s’en prennent au monde arabe (largo sensu) mais aussi à la France.

Le monde arabe : vie et mort de la « Renaissance arabe » (la Nahda)5

La force du terrorisme islamiste. Avec les « révolutions arabes », les mauvaises nouvelles se multiplient. Des archives de l’institut d’Egypte du Caire (2011), des parchemins à Tombouctou au Mali (2013), des monuments en Irak en Syrie, au Yémen (2015)…, « c’est la même intention, effacer toutes les traces de l’humanité, terroriser par les images…montrer qu’il n’y a aucune limite à la barbarie »6. Le patrimoine historique de pays « faillis » (Irak, Syrie) constitue une proie rêvée pour l’EIIL. Au cours du printemps 2015, les jihadistes détruisent des collections d’œuvres d’art préislamique du musée de Mossoul, les ruines de la cité assyrienne de Nimroud, celles des Parthes à Hatra en Irak. Trois mois après la prise de Palmyre en Syrie, l’EIIL décapite l’ancien directeur du site, Khaled Al-Assad, détruit le temple de Bel (août 20157), trois tours funéraires (septembre 2015), l’arc de triomphe (octobre 2015). Or, certains Etats sont « complices » des destructions au Yémen : « A Sanaa, la capitale du Yémen, les bombardements, particulièrement ceux de l’armée saoudienne, ont détruit une partie d’un héritage architectural classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO »8.

La faiblesse des réactions internationales. Ces attaques, qui s’inscrivent dans une stratégie totalitaire, se déroulent souvent sans choquer la communauté internationale. Il est vrai que les trafics d’œuvre d’art qu’ils engendrent alimentent les finances de l’EIIL et les trésors de collectionneurs peu scrupuleux. Face à ces destructions, Irina Bokova alerte les Etats contre cette politique de « nettoyage culturel ». Outre la charte constitutive de l’UNESCO, la directrice générale rappelle l’existence de deux conventions importantes : celle de La Haye de 1954 sur la protection des biens culturels en cas de conflits armés et celle de Paris de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des espèces culturelle. Elle saisit le Conseil de sécurité qui, dans sa résolution du Conseil de sécurité 2199 (12 févier 2015), consacre un paragraphe de son dispositif au « Patrimoine culturel »9 ; la Cour pénale internationale. Si les membres de la « coalition internationale » engagés dans la lutte contre l’Etat islamique condamnent ces destructions du patrimoine de l’humanité10, rares sont ceux qui s’interrogent sur les raisons de son inaction.

Avec sa tradition laïque et sa défense de la liberté d’expression, la France constitue une cible de choix pour ce qu’il faut bien qualifier de terroristes.

La France : le retour des barbares

Le combat actuel de la France se situe autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’Hexagone.

Les crimes culturels à l’extérieur. Gaza, Kaboul, Peshawar, Zinder remettent à l’ordre du jour, dans un passé récent, la haine de la culture. Le centre culturel français de Gaza fait l’objet de plusieurs attaques. L’Institut français de Kaboul (IFA) est frappé par un attentat suicide. La pièce, œuvre d’un psychologue allemande, traite de l’hébétude qui suit les attentats. A Peshawar, 140 élèves sont tués dans une école par des Talibans pakistanais. A Gaza, s’agit-il d’actes criminels ou d’une manifestation de sympathie après la reconnaissance de la Palestine par le Parlement français ? Manifestation s’inspirant de celui qui se qualifie de « terroriste de l’humour », Romain Gary (le centre culturel de Jérusalem porte son nom) ! A Kaboul, les motivations sont claires. Les talibans ciblent une institution emblématique de la présence française en même temps qu’un lieu de liberté et de création très prisé d’une frange de la jeunesse. Le Centre culturel français de Zinder, deuxième ville du Niger, ville située dans le sud, non loin de la frontière avec le Nigeria, est incendié par des manifestants après la publication d’une caricature de Mahomet.

Le terrorisme intellectuel à l’intérieur. L’attentat du 7 janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo blesse la République, attriste le monde de la presse et celui de la culture. Nous assistons à une évolution dans le mode opératoire des « terroristes ». Alors que dans le passé le terrorisme était aveugle, aujourd’hui il s’attaque à des cibles parfaitement choisies. De surcroît, les victimes incarnaient ce goût de la dérision inséparable de l’esprit français. Au cri d’Allah Akbar, avec la « passion de détruire », on tue des hommes de plume, des caricaturistes en France, pays de la liberté, pays de l’irrévérence. Ne dit-on pas que le rire est le propre de l’homme ! Avec ce « 11 septembre culturel » (Gilles Kepel), on veut faire plier le refus du fanatisme.

Même si la condamnation est immédiate et unanime, les hypocrisies d’un tabou politique reprennent le dessus. La montée du puritanisme devient inquiétante11. Certains murmurent que la liberté est perdue par trop de liberté. Comme l’écrit le philosophe Pierre Manent : « chaque relâchement justifie et appelle le suivant ». La « Patrie des Lumières » n’est-elle pas en train de tolérer la « République des ténèbres » ? Face à cette nouvelle forme de barbarie, la piste la plus prometteuse n’est-elle pas celle de l’anticipation ?

L’ANTICIPATION DU FUTUR : LES NOUVEAUX COMBATTANTS DE LA LIBERTE

Au service de la mobilisation de la communauté internationale pour conduire le combat de la liberté, la France a un rôle particulier à jouer.

Une mobilisation de la communauté internationale

L’utilisation du socle normatif existant. Comme souvent dans les relations internationales, ce ne sont pas les normes qui font défaut mais le suivi et le contrôle de leur mise en œuvre et, au-delà, leur sanction par une autorité impartiale et objective en cas violation. Faute d’une authentique volonté, les principaux Etats concernés préfèrent traiter les conséquences de ce cancer, ce « crime culturel contre l’humanité », contre le vivre ensemble dans le village global, au lieu de s’attaquer à ses racines. La crainte de violer la sacro-sainte du « pas d’amalgame », qui consiste à refuser tout lien entre l’islam radical et le terrorisme est omniprésente. Dans le langage politico-médiatique hexagonal et germanopratin, elle est assimilée à un « dérapage ». Dans le langage diplomatique, elle est assimilée à un « non starter ». Ainsi, toute mesure contraignante est-elle souvent difficile à envisager dès qu’elle touche de près ou de loin l’islamisme radical ! La vraie question est de savoir si on veut donner plus de place au droit dans la société internationale du XXIe siècle, et donc plus d’espace au normatif concerté par rapport au coercitif subi.

L’anticipation d’un futur prévisible. Pour s’épargner un réveil douloureux, la communauté internationale doit se fixer deux principaux objectifs. Le premier, de court terme, est d’amener certains Etats du Moyen-Orient à sortir de l’ambiguïté qu’ils entretiennent avec l’EIIL, le condamnant publiquement tout en l’encourageant en sous-main. « La matrice idéologique de ces actions est le wahhabisme, fondateur de l’Arabie saoudite » assure Pierre Conesa12. Il doit également viser à tarir les trafics illicites d’œuvres d’art qui financent en partie le terrorisme13. Le second, de moyen et de long terme, passe par une mobilisation générale. Des initiatives fortes doivent être prises sans tarder pour tenter de juguler ce phénomène lié en partie aux recompositions en cours au Moyen-Orient que certains qualifient de Guerre de Trente ans. Le succès de la lutte contre l’intolérance a un prix. Privilégier le retour à une diplomatie coopérative d’inclusion dont les mantras sont dialogue, négociation par rapport à une diplomatie coercitive d’exclusion qui brandit anathème et sanction. C’est la seule piste porteuse d’espoir d’une sortie de crise durable dans la région. La communauté internationale n’est rien sans l’action déterminée d’un groupe d’Etat, dont la France, attachée historiquement à la défense de la culture et de la liberté d’expression.

Une mobilisation de la politique française

Une nécessaire clarification à l’intérieur. Elle comporte plusieurs volets. Au fil des ans, la liberté d’expression subit de nombreuses limitations. Trop de compromis ne conduisent-ils pas à une forme de compromission sur les principes fondateurs de notre République ?14 Notre réponse est trop médiatique, trop tactique. « Elle crée des illusions… C’est le propre des évènements médiatiques de retomber sur eux-mêmes… Ces orchestrations médiatiques ont leur propre but, leur propre fin »15. Les injonctions passées du chef de l’Etat restent lettre morte (Cf. proposition de protection du patrimoine culturel irakien et syrien, d’accueil en France d’archéologues de ces pays)16. Le 25 août 2015 devant les ambassadeurs, le président de la République déclare : « j’ai décidé de confier au président du Louvre, Jean-Luc Martinez, une mission sur la protection des biens culturels dans les conflits armés. La France prendra toutes les initiatives nécessaires pour mieux protéger les œuvres et les sites et lutter aussi contre les trafics qui nourrissent le financement du terrorisme car derrière les destructions des sites culturels, il y a aussi un commerce qui suppose qu’il y ait des acheteurs, s’il y a des vendeurs ». Qu’en sortira-t-il de concret ?

Un choix courageux à l’extérieur. La question interpelle quand la diplomatie culturelle (« socle d’influence pour la France ») devient un axe essentiel de la diplomatie française. « La France est forte et respectée quand elle porte ses valeurs, son patrimoine, sa créativité. La culture représente un de nos principaux atouts, notre héritage est une part de notre avenir »17. Mais, la mise en œuvre de cette politique ne va-t-elle pas se heurter à de sérieux obstacles ? Le traitement de ces questions dépasse celui des colloques savants. Hormis les fermetures d’alliances françaises, d’instituts, de centres culturels justifiés par des contraintes budgétaires, que faire des structures qui se trouvent dans des pays à risque ? Au nom d’une curieuse conception de la liberté, la diplomatie française ne devra-t-elle pas admettre des limites à ses « libertés chéries » comme la liberté d’expression au prétexte de ne pas offenser certaines sensibilités chez des partenaires, signataires de juteux contrats d’armement avec notre pays, que heurtent les caricatures de Charlie Hebdo ? La diplomatie économique doit-elle toujours prendre le pas sur la diplomatie culturelle au nom de la Realpolitik ?

EVITER LES ENNUIS

« Si doux que soient les rêves, les réalités sont là et suivant qu’on en tient compte ou non, la politique peut être un art ou une vaine utopie » (Charles de Gaulle). Au moment où elle confirme son choix de rester une puissance d’influence qui compte sur la scène internationale (membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, membre du G7, G8 et du G20, membre fondatrice de l’Union européenne, puissance nucléaire au sens de l’article 6 du traité de non-prolifération, importance de la francophonie dans le monde, spécificité de son histoire et de sa littérature… ), la France ne va-t-elle pas devoir effectuer des choix délicats qui engagent l’avenir dans le domaine de la culture, de la liberté d’expression, de la liberté largo sensu ? Et cela d’autant plus que l’influence est un processus qui prend du temps qui ne se décrète pas ?

« Selon que je connais de l’histoire, je vois que l’humanité ne saurait se passer de boucs émissaires. Je crois qu’ils ont été de tout temps une institution indispensable »18. Culture et liberté ne sont-elles pas en passe de se transformer d’« armes de séduction massive » en « armes de répulsion massive » Culture et liberté ne sont-elles pas passe de se transformer bien malgré elles, et avec toutes les conséquences négatives que cela comporte, en nouveaux boucs émissaires du terrorisme islamiste ? Ce réveil douloureux sera-t-il salutaire ? N’est-il pas la leçon de l’avenir vu du passé ?