Le Parlement vote deux lois fondamentales… mais sans garantie sûre de leur applicabilité

Plusieurs dossiers à caractère social, couvant parfois des tensions politiques, ont meublé deux nouvelles séances parlementaires particulièrement denses hier.

L’apport le plus médiatisé de la séance matinale a sans doute été l’approbation d’amendements relatifs à la loi sur la libéralisation des loyers (votée en 2014), après quelques remaniements du texte proposé. Rappelons que le Conseil constitutionnel, qui avait été saisi de la loi de 2014, avait annulé la création d’une commission spéciale d’experts chargée de l’évaluation des biens fonciers occupés par les anciens locataires (afin de fixer les majorations des loyers), et invalidé la création d’une caisse mutuelle devant servir à indemniser les anciens locataires à revenu limité. La loi s’en est trouvée tronquée et sujette à des interprétations divergentes par les tribunaux compétents.

Les amendements parlementaires d’hier ont voulu pallier cette anomalie d’une « justice émiettée », selon les termes du ministre de la Justice Sélim Jreissati, et qui, comme l’a relevé le président de la Chambre, Nabih Berry, « n’a que trop duré » : à la commission spéciale d’experts – autonome de l’autorité judiciaire qu’elle risquait d’outrepasser – s’est substituée « une commission à caractère judiciaire » présidée par un juge désigné par le ministre de la Justice. « Cette commission est la seule autorité habilitée à examiner les majorations de loyers », a insisté le député Robert Ghanem.

Cet amendement s’est accompagné d’une réduction de 5 à 4 % du coefficient d’évaluation du loyer sur la base de la valeur du bien en question. Une réduction qui a mécontenté certains comme le député Nehmatallah Abi Nasr : « Le coefficient était à la base de 7 %, puis a été rabaissé à 6, et à 5 (selon les amendements proposés), et maintenant à 4 ? Et puis quoi encore ? » a-t-il demandé. Pour ce qui est de la caisse d’indemnisation des anciens locataires, elle avait été remplacée, dans le texte proposé, par « une caisse spéciale (…) relevant du ministère des Finances et gérée par la direction du Trésor public (…) ». La « caisse » a ensuite été, à la lumière du débat, remplacée par un « compte ». Sa finalité est « d’aider tous les (anciens) locataires (…) dont le revenu moyen (par ménage, une nuance débattue hier, NDLR) ne dépasse pas le quintuple du salaire minimum (un seuil revu à la hausse, en vertu des amendements proposés, NDLR).

Le financement de ce compte se ferait par le moyen des contributions annuelles de l’État qui seraient inscrites sur le budget, et des donations qui seraient approuvées en Conseil des ministres. Le débat à l’hémicycle n’a évoqué que subsidiairement la question – pourtant fondamentale – des modalités de financement. À Serge Ter Sarkissian qui lançait l’idée d’un « financement sur les revenus du secteur pétrolier », Fouad Siniora a répondu, laconique : « Dois-je vous rappeler que l’exploitation de ce secteur n’est pas à prévoir avant au moins sept ans ? » Les parlementaires se sont longuement penchés sur la formule d’un compte au lieu d’une caisse.

Plusieurs députés, dont Fouad Siniora et Nadim Gemayel, ont plaidé pour la création d’un compte. « Ce serait un compte débiteur relevant du Trésor », a expliqué M. Siniora. Le président de la Chambre a approuvé, sans toutefois chercher à lever l’ambiguïté sur l’effet juridique de cette distinction. Le Premier ministre Saad Hariri a lui aussi endossé cette option. Et au ministre des Finances, Ali Hassan Khalil, qui lui demandait si ce compte serait oui ou non financé, M. Hariri a répondu par un engagement solennel à le mettre sur pied et en assurer les rentrées dans une période de quatre mois au maximum. En a découlé alors un débat sur ce qui devrait advenir, entre-temps, de la loi sur la libéralisation des loyers : faut-il suspendre toute la loi, ou seulement les dispositions liées au compte en question (c’est-à-dire l’ancienne caisse) ?

Quid alors des litiges en cours devant les tribunaux entre propriétaires et locataires, et surtout des décisions déjà prises en la matière ? M. Jreissati devait souligner à cet égard que « la suspension de la loi impose la suspension de l’examen par la justice des dossiers relatifs à cette loi, par souci d’éviter un état de vide législatif ». Le débat s’est achevé sur l’insertion d’un article, rédigé hier, à la fin du texte des amendements proposés : « Afin d’éviter tout litige éventuel, les dispositions relatives au compte destiné à aider les locataires seront suspendues, de même que seront suspendus les examens judiciaires sur le fond et sur la procédure, ainsi que les jugements prononcés avant l’approbation des amendements (…) lorsque ces examens et jugements impliquent l’éviction de locataires concernés par le compte en question, et cela jusqu’à ce que ce compte soit fonctionnel »

L’accès à l’information
L’autre loi importante qui a été votée hier est la loi consacrant le droit d’accès à l’information. Se plaisant à la renvoyer en commissions depuis une décennie, les parlementaires, ayant actualisé leur discours sur la lutte contre la corruption, n’avaient visiblement plus de prétexte pour s’abstenir de voter la proposition de loi, à laquelle ont contribué de nombreuses ONG et administrations (notamment le ministère d’État pour le Développement administratif).

La proposition est donc passée hier comme une lettre à la poste, et a même bénéficié de remaniements à signaler : « Les organismes de contrôle des différents secteurs et concessions » ont été ajoutés à la définition organique de l’administration telle qu’énoncée par la loi (laquelle énumère l’État et les directions publiques, les établissements publics, les instances administratives indépendantes, les tribunaux (sous toutes leurs formes, NDLR), les municipalités et fédérations municipales, les compagnies privées chargées de gérer un service ou une propriété publics, les sociétés d’économie mixte, les entreprises d’utilité publique et le reste des personnes de droit public.

Tous ces organes sont tenus désormais de rendre publics les documents relatifs à leurs activités, en dehors des exceptions prévues limitativement par la loi (comme les dossiers confidentiels de la défense nationale, ou ceux qui portent sur les relations diplomatiques secrètes de l’État, ou encore des documents dont la publication compromettrait « les intérêts économiques et financiers de l’État et sa stabilité monétaire », ou « la vie privée et la santé mentale et physique de personnes privées »…). Les parlementaires ont en outre revu à la baisse de dix à cinq millions de livres libanaises le montant minimal des projets dont le citoyen aurait droit de s’informer auprès des organes cités.
Mais même si le débat autour de la loi d’accès à l’information a été plus aisé que celui de la loi sur les loyers, le défi se situe pour les deux au niveau de leur applicabilité.

Le harcèlement sexuel fait… rire
Force est de signaler que la culture des libertés publiques des députés a révélé ses lacunes lors du débat autour de la proposition de loi sur le harcèlement sexuel et les actes de racisme, proposée par le député Ghassan Moukheiber. Certaines imperfections du texte (qui se limite au harcèlement par un employé et non par l’employeur) sont équilibrées par d’autres avancées comme la neutralité du texte en termes de sexe (il n’y a aucune distinction entre hommes et femmes, les deux pouvant être victimes ou auteurs de harcèlement), ou encore la peine qui peut aller de trois mois à un an d’emprisonnement. À peine le président de la Chambre a-t-il annoncé cette clause de l’ordre du jour qu’un « oh » presque synchronisé a émané de l’hémicycle, suivi de rires étouffés, avant que ne fusent les avis contestataires : Mohammad Fneich a estimé que ce texte ouvrait la voie à « toute sorte de chantage par une employée cherchant à se dérober à ses responsabilités professionnelles en proférant de fausses accusations de harcèlement » ;

Khodr Habib s’est dit choqué par la peine d’emprisonnement, tandis qu’Ayoub Hmayed s’est lancé dans une diatribe contre le texte, pour ne citer que ceux-là. Celui-ci a finalement été mis en suspens, le temps que le ministre d’État aux Droits de la femme, Jean Oghassabian, mette au point dans les dix prochains jours un projet de réforme qui pourrait englober la proposition de M. Moukheiber. Les deux hommes avaient d’ailleurs reformulé en marge du débat certains passages de la loi, dans une vaine tentative d’en obtenir l’approbation.

La loi électorale
La politique stricto sensu n’a pas manqué de déteindre par ailleurs sur les deux séances d’hier, l’ombre des législatives se faufilant discrètement dans les débats. Ainsi, la proposition de loi du député Antoine Zahra d’écourter les délais relatifs au calendrier des élections législatives, « afin de rassurer les électeurs sur le respect de l’échéance », a été rejetée, après que le ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouk, eut pris la parole pour révéler qu’il comptait prendre « la semaine prochaine » (c’est-à-dire plus tôt que prévu) le décret de formation du comité de supervision des législatives. En outre, bien que rejetée, la proposition de loi présentée par le député Nehmatallah Abi Nasr de créer un nouveau mohafazat du Mont-Liban et d’y inclure les cazas de Kesrouan et de Jbeil a touché à certains égards aux tractations actuelles sur une nouvelle loi électorale. Bien que présenté il y a plusieurs années, ce texte pourrait servir à justifier une éventuelle fusion du Chouf et de Aley dans un seul mohafazat, que souhaiterait la Rencontre démocratique. Il a été décidé en tout cas de reporter l’examen du texte de M. Abi Nasr.

Débat forcé sur les Palestiniens
Le dernier point à relever, et qui risque de faire couler beaucoup d’encre, concerne le débat sur une proposition de loi sur l’acquisition de propriétés foncières par des non-Libanais, une proposition qui concernait à la base les Palestiniens au Liban : privés depuis les années 80 de leur droit d’acquérir des biens fonciers, ils se trouvent dans l’impossibilité d’hériter de bâtiments enregistrés au nom de leurs parents.

Cette loi, dont la visée est de remédier à certaines situations de détresse, avait répondu à une volonté du chef de la Rencontre démocratique, le député Walid Joumblatt. C’est ce qu’a tenu à expliquer hier le député Marwan Hamadé : après avoir rappelé le contexte de la proposition de loi, il a plaidé pour qu’elle ne soit pas débattue à l’heure actuelle, la scène locale « ne pouvant s’y prêter ». Et de mentionner accessoirement sa participation à la visite présidentielle en Arabie saoudite, dans une allusion subtile à l’enjeu de neutraliser la scène locale.

Avant de prendre la parole, M. Hamadé avait pris soin de se concerter avec les députés Alain Aoun et Nehmatallah Abi Nasr. Ce dernier l’appuiera dans son appel à reporter le débat sur cette proposition de loi. Il sera toutefois pris de court par son collègue du bloc aouniste, Alain Aoun, qui – rejoint quelques minutes plus tôt par le député Hassan Fadlallah – a pris l’initiative d’ouvrir le débat sur cette question, prenant visiblement de court le Premier ministre. Il a rappelé qu’une proposition de loi sur l’acquisition des biens fonciers par des non-Libanais a déjà été présentée par le président, le général Michel Aoun, lorsqu’il était député. « Le président en personne ? », lui a demandé M. Berry, mi-figue, mi-raisin, avant de vérifier le bien-fondé de cette allégation et décider de reporter le débat. Cela suffira pour justifier ensuite, en dehors de l’hémicycle, une levée de boucliers de Gebran Bassil contre l’implantation des Palestiniens.