LA DEFAITE ANNONCEE DE DAE’CH NE REGLERA PAS TOUT…

En Irak et en Syrie, l’initiative militaire russe de septembre 2015 a, sans doute réveillé la Coalition internationale menée par les Etats-Unis. Dans la nuit du 29 au 30 mai derniers l’aviation américaine a lancé une série de bombardements dans la province d’Al-Anbar et de Ramadi en Irak, en ciblant particulièrement les faubourgs de Falloujah.

Traditionnellement considérée comme une cité rebelle, bastion de puissantes tribus sunnites, Falloujah constitue pour Bagdad et ses alliés occidentaux une priorité. Conquise en janvier 2014 par l’organisation « Etat islamique » (Dae’ch), Falloujah est située sur l’Euphrate à 50 kilomètres de Bagdad et commande les routes qui accèdent aux provinces chi’ites du sud du pays. De son contrôle dépend la reconquête à venir de Mossoul (deuxième ville d’Irak), la « capitale » de Dae’ch.

Cette offensive stratégique sur le verrou de Falloujah est menée au sol par des unités de la nouvelle armée irakienne appuyée par des groupes para-militaires du Hachd Al-Chaabi (chi’ites) et plusieurs tribus sunnites de la région. Si cette alliance est parvenue à reprendre plusieurs poches importantes de la banlieue sud et de la périphérie nord et est de la ville, les combattants de Dae’ch continue à opposer une farouche résistance. Désormais, c’est une véritable guérilla urbaine qui se joue, quartier par quartier, maison par maison. Dae’ch utilise les 50 000 habitants restants comme bouclier humain. La ville a été percée de souterrains et truffée d’IED (engins explosifs artisanaux) et de pièges, comme cela a été fait dans d’autres localités d’Irak et de Syrie.

Si la défaite de Dae’ch paraît inéluctable, l’engagement aux côtés de l’armée régulière irakienne, de combattants chi’ites proches de l’Iran, comme la Brigade Badr et le Hezbollah irakien inquiète. Conscient des risques de représailles contre les populations sunnites ayant soutenues Dae’ch, l’ayatollah Ali al-Sistani a exhorté, par la voix de l’un de ses représentants, à « proscrire les excès » et les « actes de vengeance ». Pour éviter les dérapages, il est d’ailleurs officiellement prévu que le « nettoyage » de Falloujah soit laissé aux troupes régulières, les milices restant cantonnées à la périphérie. En effet, des violences sunnito-chi’ites rendraient plus difficile la reconquête de Mossoul, le grand défi annoncé pour la fin de l’année 2016.

Parallèlement à l’offensive de Falloujah, les forces kurdes sont parvenues à reprendre, ces derniers jours, neuf villages à Dae’ch, dans une région de quelque 120 Km2, à proximité de la route principale qui relie Mossoul à Erbil. Cette offensive implique plus de 5000 Peshmergas qui se trouvent désormais à quelques kilomètres des villes chrétiennes de Qaraqosh et Karamlessh, sous contrôle de Dae’ch depuis août 2004. Les Kurdes avancent aussi avec le soutien de l’aviation de la Coalition. Toutefois, si la libération des villes chrétiennes de la plaine de Ninive paraît envisageable à plus ou moins brève échéance, cela ne signifie pas que Dae’ch est vaincu. Ses combattants peuvent revenir à tout moment tant que le sanctuaire de Mossoul leur sert de base arrière.

Souvenons-nous qu’en 2006, les groupes sunnites d’Abou Moussab al-Zarqaoui (représentant la Qaïda en Mésopotamie) avaient été neutralisés par des tribus sunnites ne voulant pas endosser une folie meurtrière visant non seulement les représentants locaux des Nations unies mais aussi des groupes et personnalités chi’ites et… sunnites. Avec la mort de Zarqaoui, ces groupes jihadistes s’étaient évaporés dans la nature avant de ressurgir au Kurdistan d’Irak à partir duquel ils constitueront le front al-Nosra, puis Dae’ch… en Irak, puis en Syrie dans les années 2010-2014.

Au jour d’aujourd’hui et quoi qu’il advienne, n’oublions pas que Dae’ch se compose de différentes strates, incluant des combattant irakiens, syriens et étrangers, avec leurs familles. Cette construction implique plusieurs dizaines de milliers de personnes, avec femmes et enfants. Elle compose une génération abreuvée de l’idéologie de Dae’ch. Qu’adviendra-t-il de ces gens ? Seront-ils tous tués ou emprisonnés ? Voilà qui ne paraît guère imaginable. Un scénario plus vraisemblable – sur lequel travaillent d’ores et déjà plusieurs grands experts du Pentagone – consistera à favoriser le retour de ces jihadistes dans leur pays d’origine. Sont particulièrement concernés les républiques musulmanes de Russie et le nord-ouest de la Chine, où les jihadistes formés en Irak et en Syrie pourront continuer leur mission déstabilisatrice des pays qui n’acceptent pas le nouvel ordre mondial globalisé.

En attendant ces nouvelles ruses de la politique américaine du « chaos constructif », l’armée syrienne soutenue par l’aviation russe avance actuellement vers Tabqa, une ville-clé pour le ravitaillement de Dae’ch par ses alliés turcs. L’armée syrienne vient d’arriver à 30 kilomètres de l’aéroport de Tabqa et à 24 km du lac Assad, un grand réservoir d’eau de la vallée de l’Euphrate. Tabqa se trouve à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Raqqa. Cette localité est stratégique et symbolique à plus d’un titre. Entre 1968 et 1974, les Russes ont participé à la construction d’un barrage. Les ouvriers du chantier sont restés. Ils ont activement participé au développement de Tabqa, devenue la porte d’entrée de Raqqa.

Dans le même temps, les chasses russe et syrienne ont bombardé des positions de Dae’ch à Achara dans la province de Deir ez-Zor (est du pays). Dae’ch a riposté en lançant une contre-offensive dans la province de Hama. Au nord du pays, la coalition arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) est, actuellement à 60 kilomètres au nord de Raqqa, son objectif prioritaire étant la ville de Manbij, située dans la province d’Alep. Manbij qui, compte quelque 20 000 habitants, est une plateforme importante du ravitaillement de Dae’ch en armes et mercenaires à une trentaine de kilomètres de la frontière turque. L’axe reliant Manbij à la Turquie transite par des localités traditionnellement arabes et turkmènes, reliant les trois cantons kurdes d’Afrin, de Kobané et de Jazira que les Kurdes essaient, sans succès, d’unifier depuis la création de leur Rojava. Les Kurdes n’ont jamais caché leur ambition de fondre ces cantons en un seul territoire arguant que Manbij est une ville « historiquement » kurde, comme le confirme le géographe spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche.

La concomitance de ces offensives contre Dae’ch en Irak et en Syrie soulève la question d’une coordination entre Washington et Moscou. Selon plusieurs sources militaires de prochetmoyen-orient.ch, il existe – depuis plusieurs mois à Bagad – une « chambre d’opérations militaires communes de lutte contre Dae’ch, regroupant des officiers syriens et irakiens avec la participation des Russes et des Américains pour encadrer et coordonner les grandes opérations militaires dans les deux pays. Il s’agit à la fois d’empêcher des tirs amis et d’optimiser l’engagement des forces contre Dae’ch ». Si les combats pour Tabqa et Manbij sont stratégiquement importants, la reprise de Raqqa serait plus importante encore, car elle annoncerait le début de la fin de Dae’ch. « Raqqa sera sans doute l’un des derniers, si ce n’est le dernier bastion de Dae’ch à tomber en Syrie », ajoute les mêmes sources ; « aussi bien le président Assad que les Kurdes veulent être les premiers à s’en emparer ».

En Irak, comme en Syrie, cette course engagée contre Dae’ch et pour la reconquête du territoire ne vise pas les mêmes objectifs. Washington cherche toujours à instaurer une fédération irakienne composée d’un Kurdistan d’Irak – plus ou moins indépendant – et de deux émirats, l’un chi’ite englobant Bagdad et le sud du pays, l’autre sunnite recouvrant le reste du pays. Pour l’avenir de la Syrie, les Etats-Unis et l’Union européenne dont la France, mais aussi l’Arabie saoudite, la Turquie et Israël veulent toujours renverser Bachar al-Assad afin de pouvoir imposer, – là-aussi – une partition du pays. Celle-ci prévoit l’instauration des deux émirats sunnites (Damas et Alep), d’un micro-Etat druze sur le plateau du Golan et d’un réduit alaouite dans les montagnes qui surplombent Lattaquié et Tartous.

Bien-sûr, Moscou (voire Pékin), Téhéran, Damas et le Hezbollah libanais ont d’autres plans et préfèrent la conservation des Etats-nations existants, issus du démantèlement de l’empire ottoman à la fin de la Première guerre mondiale. Dans tous les cas de figures, les nouveaux découpages à l’étude à Washington, qui ne sont pas sans rappeler justement ceux des accords Sykes-Picot, ne suffiront pas à assurer une stabilité durable des Proche et Moyen-Orient, ni à éliminer l’idéologie de Dae’ch. Trois raisons pérennisent cette impossibilité mortifère…

Tout d’abord, le non règlement de la question palestinienne. Celle-ci est entretenue, sinon aggravée par l’occupation, la colonisation et la répression quotidienne qui perdurent dans les territoires palestiniens. Vient ensuite la confrontation entre les mondes sunnite et chi’ite, entretenue par Washington et Tel-Aviv. D’aucune façon Riyad ne veut abandonner l’hégémonie wahhabite sur le monde arabo-musulman financée à coups de milliards de dollars depuis le premier choc pétrolier de 1973. On touche ici la contradiction principale de la politique étrangère des pays occidentaux et, par conséquent la troisième raison de l’instabilité permanente des Proche et Moyen-Orient : l’expansion de l’islam radical.

Dae’ch est l’enfant naturel du wahhabisme saoudien et des guerres occidentales menées aux Proche et Moyen-Orient, tout particulièrement la guerre d’Irak du printemps 2003. Depuis la fin des années 1920, l’Arabie saoudite finance conjointement l’expansion de l’idéologie des Frères musulmans, du salafisme et du jihadisme armé. Depuis le Pacte du Quincy (13 février 1945), Washington et les pays occidentaux encouragent ces idéologies, dans un premier temps tournées contre l’URSS et les nationalismes arabes, depuis la fin de la Guerre froide contre les Etats-nations qui s’opposent à la mondialisation néo-libérale. En dépit de sa participation à la Coalition internationale contre Dae’ch, l’Arabie saoudite continue à financer l’expansion de l’islam radical aux Proche et Moyen-Orient, en Asie, en Afrique et en Europe.

La fin de Dae’ch ne signera pas celle d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) dans le Sahel, de Boko-Haram au Nigeria, des Shebab dans la Corne de l’Afrique ou d’Ansar Beit Al-Maqdis dans le Sinaï. La fin de Dae’ch n’empêchera pas non plus de nouveaux Bataclan en Europe, ni la multiplication de métastases terroristes qui menacent l’existence d’Etats comme le Liban, la Libye ou la Tunisie et même de régions entières comme celle du Lac Tchad…

En dernière instance, la mondialisation contemporaine se satisfait et encourage même les résurgences d’un terrorisme de nouveau type : celui des délinquants, des laissés-pour-compte et des décervelés d’une économie globale titrisée qui expulse quotidiennement des millions d’individus de leur logement, de leur emploi, de leur pays, de leur culture et de leur équilibre mental…

En son temps, Lénine affirmait que l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme. Il se pourrait bien que le terrorisme soit devenu celui de la mondialisation contemporaine.