Face aux crispations, le dialogue national reporté sine die

Le dialogue national a été suspendu jusqu’à nouvel ordre, hier, par le président de la Chambre, à l’issue de sa 22e séance qui se tenait à Aïn el-Tiné. De fait, à l’issue d’un mouvement d’humeur où, mis au défi par Gebran Bassil qui, forçant la dose, affirmait en substance que « la foi des chrétiens dans la coexistence et le dialogue n’a plus de sens puisque la prise de décision au sein du gouvernement et le dossier des nominations administratives ne respectent pas le Pacte », M. Nabih Berry, sentant l’initiative lui échapper, aurait lancé : « Ce n’est pas vous qui mettez fin au dialogue, c’est moi. Il était entendu que ce dialogue sera suspendu si l’une de ses composantes s’en retire. C’est le cas. »

Et M. Berry de lever la séance, qui se tenait à Aïn el-Tiné, sans lui fixer une nouvelle date, sachant que le rythme des conférences nationales du dialogue était mensuel. La réunion d’hier s’était tenue sans Michel Aoun et Walid Joumblatt.

En cours de séance, par ailleurs, tempérée croit-on savoir par Nabih Berry, une altercation verbale avait opposé le président du Courant patriotique libre (CPL), Gebran Bassil, et le chef des Marada, Sleiman Frangié, sur la question de la représentativité chrétienne.

En accord sur le fond, en désaccord sur la forme, comme M. Frangié devait le reconnaître plus tard, Gebran Bassil et Sleiman Frangié, que l’on doit considérer comme des alliés au sein du 8 Mars, ont en fait buté non sur la question de la représentativité des chrétiens, mais sur la manière avec laquelle, sous prétexte de franchise, M. Bassil indisposait ses auditeurs par des raisonnements qualifiés de « simplistes » par ses alliés mêmes.
« Qui êtes-vous et que représentez-vous alors que vous avez échoué à vous faire élire? », a lancé à Gebran Bassil le chef des Marada, excédé par le lamento du président du CPL, décidé à tout noircir, jusqu’à dire que, sans le courant qu’il représente, sans les Kataëb, qui ont quitté le gouvernement, et sans les Forces libanaises, qui n’y sont pas entrées au départ, les ministres chrétiens restés au gouvernement ne représentent que 6 % de l’électorat correspondant.

Boutros Harb, vainqueur de M. Bassil aux élections dans le caza de Batroun, devait d’ailleurs saisir la balle au bond, et surenchérir dans le même sens.
« Nous sommes d’accord sur les revendications (du CPL), mais nous divergeons sur les méthodes », devait rectifier M. Frangié, à l’issue de la séance et après avoir regagné son flegme. Et de poursuivre, en allusion à la décision du CPL de boycotter le Conseil des ministres pour torpiller la reconduction dans ses fonctions, pour un an, du commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi : « Les revendications justes ne justifient pas forcément tous les agissements. Nous sommes contre la marginalisation des chrétiens – et de toute autre communauté –, mais la bonne marche du travail ne doit pas s’arrêter à la nomination de tel ou tel. » « Les institutions doivent continuer à fonctionner », a-t-il insisté.
« Entre la nomination (d’un nouveau commandant de l’armée) et la reconduction, je préfère la nomination. Mais entre la reconduction et le vide, je préfère la reconduction », devait-il préciser, dans le cours de sa déclaration.

La suspension du dialogue national a pris de court Ghazi Aridi, qui représentait Walid Joumblatt à la conférence. « Un grave échec », a commenté plus tard en soirée Waël Bou Faour, un autre responsable de ce camp. En fait, la situation est moins irréversible qu’on ne pourrait le croire.

On affirmait en effet, de source proche de la conférence, que les torts dans la suspension du dialogue sont en fait partagés, et qu’une marche arrière de tout le monde est possible, en vue de sauver non pas seulement le dialogue, mais aussi le Conseil des ministres, qui pourrait en être la principale victime.
On ajoute de même source que, sur bien des points, le CPL, fort de l’appui désormais inconditionnel des FL, bute sur une opposition désormais injustifiée, et pour user de la terminologie CPL, « non conforme au pacte », du courant du Futur, à la candidature de Michel Aoun. Poliment, à la réponse apportée par Fouad Siniora au raisonnement de M. Bassil, Samir Geagea a répondu hier par un tweet : « Quelle autre solution voyez-vous ? » M. Siniora avait affirmé que la conformité au pacte réclamée par M. Bassil est inscrite dans le texte de la Constitution, alors que pour le président du CPL, cette conformité doit se traduire dans les actes.

Pour la source en question, qui fait observer que Nabih Berry n’a même pas daigné réagir aux remarques de M. Bassil, c’est au tour du Premier ministre maintenant de lâcher du lest et de laisser les esprits s’apaiser. La conférence de dialogue, après tout, étant mensuelle, et on a tout le temps d’y remédier, réfléchit la source citée. C’est maintenant le Conseil du ministres hebdomadaire qu’il faut sauver, et Tammam Salam serait bien inspiré de « lâcher du lest », et d’ajourner d’une semaine ou deux la réunion du gouvernement, histoire de permettre à Michel Aoun de se dégager de cette bataille perdante, M. Aoun sachant par ailleurs que son allié, le Hezbollah, est attaché au gouvernement.

Il ne faut pas perdre de vue, renchérit la source citée, que les ministres du CPL n’ont pas démissionné du gouvernement, comme l’ont fait les Kataëb, mais qu’ils ont voulu manifester leur mécontentement et faire pression pour obtenir certaines choses. S’ils ne peuvent obtenir gain de cause sur le commandement de l’armée, qu’on leur accorde la présidence – car le temps presse. Le CPL aurait ainsi intelligemment imbriqué l’une dans l’autre la crise gouvernementale et la crise présidentielle. Et pourquoi pas ? Il est clair que sans ces concessions réciproques, on risque bien de faire sauter le gouvernement et de conduire le pays, sans l’avoir vraiment voulu, vers une crise majeure, un gouvernement d’expédition des affaires courantes et un surcroît de dérives constitutionnelles.

N’est-il pas temps, conclut la source citée, de réagir, de se donner le temps de souffler et de réfléchir. Les acteurs régionaux et internationaux de la crise sont tout à fait hostiles à une implosion du gouvernement. Pourquoi la forcer maintenant ? Pourquoi aller si vite vers un gouvernement d’expédition des affaires courantes, alors que le pays est à la croisée des chemins, et que l’occasion se présente de remonter la pente ?